CHAPITRE 3
Washington DC
Une jeune femme à la mine sévère parcourait à grandes enjambées le long couloir central traversant le quatrième étage de l’immeuble du ministère américain de la Justice, le monumental bâtiment néoclassique qui occupait tout un pâté de maisons entre la 9e et la 10e Rue. Elle avait des cheveux bruns brillants, des yeux couleur caramel et portait une serviette de cuir. On aurait pu la prendre pour une avocate, une lobbyiste, ou peut-être une fonctionnaire zélée.
Elle s’appelait Anna Navarro, avait trente-trois ans, et travaillait pour le Bureau des Enquêtes spéciales, l’OSI, une unité peu connue du ministère de la Justice.
Quand elle pénétra dans l’atmosphère confinée de la salle de conférence, elle s’aperçut que la réunion hebdomadaire de son unité avait déjà commencé. Dès qu’elle entra, Arliss Dupree, debout près d’un tableau blanc posé sur un chevalet, se retourna en s’arrêtant au milieu d’une phrase. Avec tous ces regards posés sur elle, Anna ne put s’empêcher de rougir un peu, ce qui dut ravir Dupree. Elle prit le premier siège libre qu’elle trouva. Un rayon de lumière l’aveugla.
« La voilà. C’est gentil de vous joindre à nous », lança Dupree. Même ses insultes étaient prévisibles. Anna se contenta de hocher la tête, déterminée à ne pas répondre aux provocations. Dupree lui avait annoncé que la réunion commencerait à 8 h 15. De toute évidence, elle avait été fixée à 8 heures, mais jamais il n’admettrait l’avoir induite en erreur. Une manière mesquine et typiquement bureaucratique de lui en faire baver. Ils étaient les deux seuls à connaître la raison de son retard.
Avant que Dupree soit nommé à la tête du Bureau des Enquêtes Spéciales, les réunions étaient chose rare. À présent, il y en avait toutes les semaines, ce qui lui permettait de faire étalage de son autorité. Dupree était un petit gros d’une quarantaine d’années. Son corps d’haltérophile était boudiné dans son complet gris clair, l’un des trois costumes bon marché qu’il portait à tour de rôle. L’odeur de son after-shave de drugstore parvenait jusqu’à elle, bien qu’il se trouvât de l’autre côté de la pièce. Son visage lunaire et rougeaud avait la texture d’un porridge grumeleux.
Autrefois, elle s’inquiétait de ce que les hommes comme Arliss Dupree pensaient d’elle et essayait de pactiser avec eux. Maintenant elle s’en fichait. Elle avait ses amis, et Dupree n’en faisait pas partie, un point c’est tout. À l’autre bout de la table, David Denneen, un homme aux mâchoires carrées, aux cheveux blond clair, lui lança un regard de sympathie.
« Comme certains d’entre vous ont pu l’entendre dire, l’Internai Compliance Unit a demandé à notre collègue ici présente de lui être provisoirement assignée. » Dupree se tourna vers elle, avec un regard dur.
« Étant donné la somme de travail en souffrance que vous avez ici, je considérerais votre passage dans un autre département comme une attitude rien moins qu’irresponsable, agent Navarro. Est-ce vous qui avez sollicité cette mutation ? Vous pouvez nous l’avouer, vous savez.
– C’est la première fois que j’en entends parler, lui répondit-elle sans mentir.
– C’est vrai ? Eh bien alors, j’ai peut-être tiré des conclusions trop hâtives, dit-il sur un ton un peu moins coupant.
– C’est possible, répliqua-t-elle sèchement.
– Je m’étais dit que vous souhaitiez être investie d’une mission. Mais peut-être est-ce vous la mission.
– Plaît-il ?
– Peut-être est-ce vous l’objet de l’enquête », fit d’une voix plus mielleuse Dupree que cette idée semblait enchanter. « Cela ne me surprendrait pas. Vous avez les dents longues, agent Navarro. » Il y eut des rires de la part de ses compagnons de beuverie.
Elle déplaça son siège pour ne plus avoir le soleil dans les yeux.
À l’époque où ils travaillaient ensemble à Détroit, au même étage du Westin, Dupree, un jour qu’il était ivre, lui avait fait des propositions dépourvues d’ambiguïté qu’elle avait repoussées (poliment, estimait-elle). Depuis ce temps, il ne cessait de glisser des petites remarques condescendantes, comme des chiures de mouches, dans son dossier d’évaluation :… étant donné son intérêt apparemment limité… des erreurs dues à l’inattention, et non à son incompétence…
Il l’avait décrite à l’un de ses collègues comme « un futur procès pour harcèlement sexuel » et lui avait infligé l’insulte la plus pernicieuse qui soit pour un membre du Bureau, en disant d’elle : ne sait pas travailler en équipe. Cela signifiait qu’elle n’allait pas trinquer avec les gars, Dupree compris, et ne mélangeait pas vie professionnelle et vie privée. Il prenait également soin de truffer ses dossiers d’allusions aux fautes qu’elle avait pu commettre – quelques vices de procédure mineurs, absolument rien de sérieux. Un jour, alors qu’elle était sur la piste d’un agent marron de la brigade des stupéfiants, un type qui avait été dévoyé par un caïd de la drogue et se trouvait impliqué dans plusieurs homicides, elle avait négligé de déposer un FD-460 dans le délai des sept jours requis.
Même les meilleurs agents commettent des erreurs. Pour tout dire, elle était convaincue que les meilleurs faisaient plus de petites gaffes que la moyenne, parce qu’ils se focalisaient davantage sur l’enquête elle-même que sur le strict respect des consignes énumérées par le règlement. On pouvait très bien suivre de manière servile les moindres exigences de la procédure et ne jamais résoudre une seule affaire.
Elle sentit qu’il l’observait. Elle leva les yeux et leurs regards se croisèrent.
« Nous avons énormément de dossiers en souffrance, et des dossiers très lourds, poursuivit Dupree. Quand quelqu’un ne fait pas sa part, le travail retombe sur les autres. Nous avons un sous-directeur de l’IRS soupçonné de tremper dans des fraudes fiscales assez complexes. Un type louche appartenant au FBI qui semble utiliser ses fonctions comme une couverture pour mener une vendetta personnelle. Il faut s’occuper de ces enfoirés de l’ATF qui piquent des armes dans les coffres réservés aux pièces à conviction dans le but de les revendre. » Rien qu’une série de cas classiques pour l’OSI dont la fonction consistait à enquêter (« auditer » était le terme consacré) sur les malversations commises par des membres d’autres agences gouvernementales – la version fédérale des affaires intérieures.
« La charge de travail est peut-être un peu trop lourde pour vous, insista Dupree. C’est cela ? »
Elle fit semblant de griffonner quelque chose sur son calepin et ne répondit pas. Ses joues lui brûlaient. Elle respira lentement, s’efforçant de réprimer la colère qui montait en elle. Elle ne mordrait pas à l’hameçon. Finalement, elle prit la parole.
« Écoutez, si cela pose un problème, pourquoi ne rejetez-vous pas la requête de transfert interdépartemental ? » Cette question, Anna la posa sur un ton raisonnable, mais elle n’avait rien d’innocent : Dupree ne possédait pas le pouvoir de traiter d’égal à égal avec l’Internai Compliance Unit, service tout-puissant, et la moindre allusion aux limites de son autorité avait le don de lui faire voir rouge.
Les petites oreilles de Dupree s’empourprèrent.
« J’attends le rapport définitif. Si les chasseurs de barbouzes de l’ICU en savaient autant qu’ils le prétendent, ils comprendraient que vous n’êtes pas la personne rêvée pour ce type de boulot. »
Elle vit le mépris briller dans les yeux de son supérieur.
Anna aimait son métier, elle savait qu’elle le faisait bien et n’attendait aucun éloge. Tout ce qu’elle voulait c’était qu’on la laisse l’exercer sans qu’elle ait à gaspiller son temps et son énergie à défendre sa place bec et ongles. Aucun des traits de son visage ne bougea. Toute la tension qu’elle ressentait se logea au creux de son estomac.
« Je suis persuadée que vous avez tout essayé pour leur faire entendre votre point de vue. »
Il y eut une seconde de silence. Anna le vit hésiter sur la réponse à fournir. Dupree jeta un coup d’œil sur son cher tableau blanc et passa au point suivant de l’ordre du jour.
« Vous nous manquerez », lança-t-il.
Peu après la fin de la réunion, David Denneen passa la voir dans le petit box qui lui servait de bureau.
« L’ICU t’a choisie parce que tu es la meilleure, déclara-t-il. Tu le sais, non ? » Anna hocha la tête d’un air las. « J’ai été surprise de te voir à cette réunion. Tu participes aux opérations de supervision, maintenant ? Tu progresses vite, à ce qu’on raconte. » Le bruit courait qu’il était en passe d’accéder à un haut poste au ministère de la Justice.
« Je te remercie, fit Denneen. J’étais ici aujourd’hui en tant que représentant divisionnaire. Nous faisons cela chacun notre tour. Faut bien garder un œil sur les chiffres du budget. Et sur toi. » Gentiment, il posa sa main sur les siennes. Anna remarqua que son regard amical se teintait d’inquiétude.
« J’étais contente que tu sois là, dit Anna. Transmets mon meilleur souvenir à Ramon.
– Je n’y manquerai pas, répondit-il. Il faudra qu’on t’invite à déguster une autre paëlla un de ces quatre.
– Mais tu as autre chose en tête, n’est-ce pas ? »
Les yeux de Denneen ne quittaient pas les siens.
« Écoute, Anna, ta nouvelle mission, quelle qu’elle soit, n’aura rien d’une promenade de santé. C’est vrai ce qu’on dit par ici – les voies de L’Esprit sont impénétrables. » En citant cette vieille plaisanterie, il n’avait pas envie de rire. L’Esprit. C’était ainsi que, dans leur milieu, on surnommait Alan Bartlett, l’homme qui dirigeait depuis des lustres l’Internai Compliance Unit. Dans les années 70, durant certaines audiences à huis clos se déroulant devant le sous-comité sénatorial chargé des renseignements, un adjoint du ministre de la Justice l’avait surnommé non sans malice « l’esprit des lieux », et l’expression était restée. Bartlett n’avait rien de fantomatique, mais c’était un personnage légendairement insaisissable. On le voyait peu, on le savait brillant, régnant sur un cercle restreint de consultants triés sur le volet, et ses habitudes de reclus avaient fait de lui le symbole même de la clandestinité.
Anna haussa les épaules.
« Comment le saurais-je ? Je ne l’ai jamais vu et je ne pense pas connaître quelqu’un qui l’ait rencontré. L’ignorance alimente les rumeurs et les amplifie, Dave. Tu es bien placé pour le savoir.
– Alors accepte le conseil d’un pauvre ignorant qui se soucie de ta personne, dit-il. Je ne sais pas de quoi retourne cette affaire de l’ICU. Mais sois prudente, d’accord ?
– Prudente, comment cela ? » Denneen se contenta de hocher la tête, d’un air embarrassé. « C’est un autre monde », ajouta-t-il.
Plus tard dans la matinée, Anna traversait l’immense hall de marbre d’un immeuble de bureaux de M Street. Elle allait au rendez-vous qu’on lui avait fixé à l’Internai Compliance Unit. Personne, même le personnel du ministère, ne savait vraiment en quoi consistaient les missions de l’ICU dont le champ d’action était – certains sénateurs, pour ne citer qu’eux, avaient eu l’occasion de critiquer cet état de fait – dangereusement flou. C’est un autre monde, avait dit Denneen, et il semblait avoir raison.
L’ICU était basée au neuvième étage de ce complexe immobilier moderne, loin des administrations qu’elle était parfois contrainte de surveiller. Anna dut réprimer un réflexe d’admiration béate quand elle aperçut la fontaine intérieure, les sols et les murs de marbre vert. Elle pensa : Quel luxe pour une organisation gouvernementale ! Elle pénétra dans l’ascenseur, lui-même tapissé de marbre.
Le seul autre occupant de la cabine était un type de son âge, excessivement beau et vêtu d’un costume excessivement cher. Un juriste, conclut-elle. Comme la plupart des habitants de Washington.
Dans le miroir, elle le vit lui adresser le regard. Elle savait que si elle se tournait vers lui, il sourirait, lui dirait bonjour et se lancerait dans une banale conversation d’ascenseur. Bien qu’il n’ait sans doute que de bonnes intentions et ne veuille que flirter poliment, Anna trouvait la situation un peu agaçante. De même, lorsque les hommes lui demandaient pourquoi une aussi jolie femme avait choisi d’exercer ce métier d’enquêtrice fédérale, elle le prenait mal. Comme si son gagne-pain était l’apanage des gens laids.
En règle générale, elle feignait de ne rien remarquer. Ce jour-là, elle jeta un regard mauvais au bellâtre qui détourna vite les yeux.
Quoi que l’ICU veuille d’elle, ça tombait sacrément mal ; en cela, Dupree ne se trompait pas. C’est peut-être vous la mission, avait-il lancé. Anna avait écarté l’allusion d’un haussement d’épaules, mais bizarrement elle faisait son chemin en elle. Qu’est-ce que cette phrase était censée signifier ? Selon toute probabilité, en ce moment même, Arliss Dupree était dans son bureau, en train de commenter cette histoire tout en rigolant avec les quelques piliers de bar qui faisaient partie de son personnel.
L’ascenseur s’ouvrit sur un hall lambrissé de marbre et meublé avec luxe, le genre d’aménagement qu’on s’attendrait plutôt à rencontrer dans un grand cabinet d’avocats, à l’étage de la direction. Sur le mur de droite trônait le sceau du ministère de la Justice. Les visiteurs étaient priés de sonner pour qu’on vienne les accueillir. C’est ce qu’elle fit. Il était 11 h 25, elle avait cinq minutes d’avance sur l’heure de son rendez-vous. Anna se piquait d’être toujours ponctuelle.
Une voix féminine lui demanda son nom, puis une jolie femme à la peau sombre, coiffée au carré – presque trop chic pour une simple fonctionnaire, se dit Anna – la fit entrer.
L’hôtesse d’accueil la jaugea d’un air glacial et lui désigna un siège. Anna détecta dans sa voix une pointe d’accent jamaïcain.
Quant au mobilier, il était d’une froideur absolue et en cela, cadrait parfaitement avec l’aspect ostentatoire de la pièce. Dans aucun bâtiment administratif, elle n’avait jamais vu moquette semblable, d’un gris perle immaculé. La salle d’attente était vivement éclairée par une incroyable série d’ampoules halogènes qui effaçaient presque les ombres. Des photos du Président et du ministre de la Justice étaient encadrées d’acier laqué. Les sièges et la table basse étaient en bois clair, massif. Chaque objet avait l’air flambant neuf, exempt de toute souillure due à l’usage, comme si on venait de le déballer.
Elle nota les stickers holographiques collés sur le fax et le téléphone équipant le bureau de l’hôtesse, des étiquettes officielles indiquant qu’il s’agissait là de lignes protégées, utilisant un encodage téléphonique théoriquement certifié.
De temps à autre, le téléphone se mettait à vrombir en toute discrétion. La femme répondait à voix basse dans le micro de son casque à écouteurs. Ses deux premiers interlocuteurs parlaient anglais ; le troisième, lui, devait s’exprimer en français parce que l’hôtesse lui répondit dans cette langue. Aux deux appels suivants, passés en anglais, l’hôtesse répondit aimablement en fournissant quelques indications. Celui d’après lui permit de s’exprimer dans une langue sèche et sifflante qu’Anna eut beaucoup de mal à identifier. Elle consulta de nouveau sa montre, se trémoussa sur son siège au dossier rigide, puis regarda l’hôtesse.
« C’était du basque, n’est-ce pas ? » dit-elle. Un peu plus qu’une supposition, mais moins qu’une certitude.
La femme lui répondit par un bref hochement de tête et un sourire empreint de modestie.
« Ça ne sera plus très long, Miss Navarro », déclara-t-elle.
Les yeux d’Anna se posèrent sur le haut panneau de bois qui occupait tout le mur, derrière le comptoir d’accueil ; à en juger d’après l’écriteau réglementaire indiquant la sortie, elle se dit que cette structure dissimulait sans doute un escalier. Construite avec art, elle permettait aux agents de l’ICU ou à leurs visiteurs de circuler sans que les personnes installées dans la salle d’attente officielle ne les remarquent. Quel étrange dispositif !
Cinq autres minutes passèrent.
« Mr. Bartlett sait-il que je suis ici ? » demanda Anna.
L’hôtesse soutint son regard sans sourciller.
« Son rendez-vous précédent est sur le point de se terminer. »
Anna regagna son siège, regrettant de ne pas avoir apporté quelque chose à lire. Elle n’avait même pas le Post et, de toute évidence, les imprimés n’étaient pas admis dans cette élégante salle d’attente. Ils auraient fait désordre. Elle sortit un ticket de retrait automatique et un stylo et se mit à dresser la liste des choses qu’elle avait à faire.
L’hôtesse posa un doigt sur son oreille et hocha la tête.
« Mr. Bartlett dit qu’il peut vous recevoir. » Elle s’extirpa de son comptoir pour escorter Anna. Elles franchirent toute une série de portes anonymes où ne figuraient que des numéros. Au bout d’un couloir, la femme ouvrit une porte marquée directeur et l’introduisit dans le bureau le mieux rangé qu’elle ait jamais vu. Sur une table éloignée, divers papiers étaient parfaitement disposés en piles équidistantes.
Un petit homme aux cheveux blancs, vêtu d’un costume bleu marine impeccable, se leva de son vaste bureau en noyer et lui tendit une main délicate. Anna remarqua les lunules rose pâle de ses ongles manucurés et fut surprise par la fermeté de sa poigne. Elle nota que le bureau était vide, à part quelques dossiers verts et un téléphone d’un noir brillant ; fixée au mur juste derrière lui, une petite vitrine tendue de velours contenait deux montres à gousset de facture ancienne. C’était la seule touche originale présente dans cette pièce.
« Je suis vraiment désolé de vous avoir fait attendre », dit-il. Il était impossible de lui donner un âge précis ; mais il devait avoir une petite soixantaine d’années, conjectura Anna. Ses larges verres de lunettes tout ronds, cerclés d’une monture couleur chair, lui faisaient des yeux de hibou.
« Je sais que vous êtes très prise, c’est d’autant plus aimable à vous de vous être déplacée. » Il s’exprimait d’une voix douce, si douce qu’Anna se surprit à tendre l’oreille pour percevoir ses paroles brouillées par le ronronnement diffus du système de ventilation.
« Nous vous sommes très reconnaissants d’avoir si vite répondu à notre convocation.
– Si vous me permettez une remarque naïve, je ne pensais pas avoir le choix », dit-elle sur un ton acerbe.
Il sourit comme si elle avait lancé quelque plaisanterie.
« Asseyez-vous, je vous en prie. »
Anna prit place dans un fauteuil à haut dossier face au bureau de Bartlett.
« Pour vous dire la vérité, Mr. Bartlett, j’ai hâte de savoir ce que je fais ici.
– Cela ne vous a pas trop dérangée, j’espère, ajouta Bartlett, en croisant les doigts comme s’il priait.
– Que cela m’ait dérangée importe peu », répondit Anna. D’une voix forte, elle ajouta : « Je répondrai volontiers à toutes les questions que vous voudrez me poser. »
Bartlett hocha la tête d’un air encourageant.
« C’est exactement ce que je souhaite. Mais je crains que ces réponses ne soient pas faciles à obtenir. En fait, si nous pouvions déjà formuler les questions, nous serions presque sortis d’affaire. Comprenez-vous ce que j’essaie de vous dire ?
– J’en reviens à ma propre question, fit Anna en contenant son impatience. Qu’est-ce que je fais ici ?
– Pardonnez-moi. Vous devez me trouver elliptique. Je vous donne entièrement raison et je vous prie de m’en excuser. Déformation professionnelle. Trop de temps passé à brasser de la paperasse. Loin de l’air vivifiant de l’expérience de terrain. Mais c’est en cela que peut consister votre contribution. Permettez-moi de vous poser une question, Miss Navarro. Connaissez-vous nos activités ?
– Celles de l’ICU ? Vaguement. Des enquêtes intragouvernementales, le genre top secret. » Anna estima qu’elle devait se montrer prudente ; elle en savait un peu plus que ce qu’elle voulait bien avouer. Elle n’ignorait pas que derrière cette appellation d’apparence banale se cachait un organisme puissant, opérant dans le plus grand secret sur une très vaste échelle. Il était chargé d’effectuer sur d’autres organismes gouvernementaux des audits et des enquêtes impossibles à mener en interne et impliquant des sujets extrêmement sensibles. On racontait que les fonctionnaires de l’ICU avaient pris une part active dans plusieurs enquêtes délicates : le fiasco de la CIA sous Aldrich Ames ; l’affaire opposant la Contra iranienne à l’Administration Reagan ; les nombreuses acquisitions frauduleuses du ministère de la Défense. C’était l’ICU, murmurait-on, qui avait révélé les activités suspectes de Robert Philip Hanssen, l’agent double du FBI. Certaines rumeurs disaient même que l’ICU était derrière « Deep Throat » et les fuites qui avaient précipité la chute de Richard Nixon.
Le regard de Bartlett se perdit dans le vague.
« Pour l’essentiel, les techniques d’enquête sont partout les mêmes, dit-il enfin. Ce qui diffère, chez-nous, c’est le rayon d’action, la sphère de compétence. La nôtre s’étend aux affaires touchant la sécurité nationale.
– Je ne possède pas ce genre d’accréditation, lâcha vivement Anna.
– En fait – Bartlett se permit un petit sourire – vous la possédez à présent. »
Aurait-elle obtenu une accréditation sans le savoir ?
« De toute façon, ce n’est pas mon terrain.
– Le problème ne réside pas là, n’est-ce pas ? dit Bartlett. Et si nous parlions de ce membre du NSC que vous avez passé en Code 33 l’année dernière ?
– Comment diable êtes-vous au courant de cela ? » laissa échapper Anna. Elle agrippa le bras de son fauteuil. « Désolée. Mais comment ? Cette affaire était confidentielle. Par requête directe du ministre.
– Confidentielle pour vous, dit Bartlett. Nous avons notre propre réseau de renseignements. Joseph Nesbett, n’est-ce pas ? Il travaillait au Harvard Center pour le développement économique. Puis l’État lui a attribué un poste à responsabilité, au Conseil pour la sécurité nationale. Un gars plutôt doué, pourrions-nous dire. Si on l’avait laissé suivre son petit bonhomme de chemin, je suppose que tout se serait bien passé pour lui, mais sa jeune épouse était un peu dépensière, un vrai panier percé ! Des goûts trop dispendieux pour un simple fonctionnaire. Tout cela a débouché sur cette lamentable affaire de comptes offshore, de détournement de fonds, et tout le reste.
– C’aurait été catastrophique si la chose s’était sue, dit Anna. Elle aurait mis en péril les relations internationales à un moment particulièrement délicat.
– En plus, l’Administration se serait retrouvée dans un fameux pétrin.
– Ce n’était pas ce qui me préoccupait le plus, rétorqua Anna d’un ton sec. Je n’envisage pas la politique sous cet angle-là. Et si vous pensez le contraire, c’est que vous ne me connaissez pas.
– Vous et vos collègues avez fait exactement ce qu’il fallait faire, Miss Navarro. Nous avons admiré votre travail. Vraiment. Habile. Très habile.
– Merci, dit Anna. Mais puisque vous en savez tellement long sur moi, vous ne devez pas ignorer que ce genre d’affaire outrepasse mes fonctions habituelles.
– J’insiste. Vous avez fait preuve d’une remarquable intuition et de la plus grande discrétion. Mais je sais parfaitement en quoi consiste votre quotidien. Le type de l’IRS coupable de détournement de fonds. L’officier marron du FBI. Les frictions avec la Witness Protection – c’était un petit exercice assez intéressant. Vous avez su faire jouer vos relations avec la médecine légale, en l’occurrence. Un témoin dans la foule est tué et à vous toute seule, vous avez prouvé l’implication de l’agent du DOJ2.
– Un coup de chance, dit Anna avec flegme.
– La chance dépend de chacun d’entre nous, Miss Navarro, dit-il avec un regard qui ne souriait plus. Nous vous connaissons bien. Mieux que vous ne pourriez l’imaginer. Le solde de votre compte figurant sur le ticket sur lequel vous écriviez tout à l’heure. La liste de vos amis. Nous savons à quand remonte votre dernier appel à vos parents. Vous n’avez jamais gonflé vos notes de frais, chose dont la plupart d’entre nous ne peuvent se targuer. » Il fit une pause en l’observant attentivement.
« Si ces petites indiscrétions vous gênent, j’en suis désolé, mais vous savez bien que vous avez dû faire une croix sur votre intimité quand vous avez rejoint l’OSI, signé votre renonciation et le protocole d’accord. Peu importe. Le fait est que votre travail a toujours été excellent. Et parfois mieux que cela. »
Elle souleva un sourcil mais ne répondit rien.
« Ah. Vous semblez surprise. Je vous l’ai dit, nous avons notre propre réseau de renseignements. Et nos propres rapports d’aptitude, Miss Navarro. Bien sûr, ce qui nous a tout de suite intéressés, au regard de l’affaire qui nous occupe, c’est l’éventail de vos talents. Vous avez une certaine expérience des "audits" classiques et des protocoles d’enquête, mais vous êtes aussi experte en matière d’homicide. Cela fait de vous… quelqu’un d’unique, dirais-je. Mais revenons à nos moutons. Je me devais de vous informer que nous avions mené sur vous l’enquête la plus complète qui soit. Tout ce que je vais vous dire – tout ce que j’affirme, soutiens, conjecture, suggère ou déduis – doit être considéré comme top secret. Nous comprenons-nous bien ? »
Anna hocha la tête.
« J’écoute.
– Parfait, Miss Navarro. » Bartlett lui tendit une feuille de papier avec une liste de noms suivis de dates de naissance et de pays de résidence.
« Je ne vous suis pas. Suis-je supposée contacter ces gens ?
– Non, à moins que vous ne pratiquiez le spiritisme. Ces onze hommes sont morts. Tous ont quitté cette vallée de larmes au cours des deux derniers mois. Vous verrez, plusieurs vivaient aux États-Unis, d’autres en Suisse, en Angleterre, en Italie, en Espagne, en Suède, en Grèce… Tous morts de mort naturelle, apparemment. »
Anna jeta un coup d’œil sur la feuille. Parmi les onze noms, elle en reconnut deux – celui d’un membre de la famille Lancaster, qui possédait autrefois la plupart des aciéries du pays, mais était à présent plus connue pour ses œuvres de bienfaisance et autres formes de philanthropie. En fait, elle croyait Philip Lancaster mort depuis longtemps. L’autre, Nico Xenakis, faisait sans doute partie d’une dynastie d’armateurs grecs. Pour être honnête, elle le connaissait surtout grâce à ses liens avec un autre rejeton de la famille – un homme qui s’était bâti une réputation de débauché dans les journaux à scandale des années 60 pour être sorti avec une ribambelle de starlettes d’Hollywood. Les autres noms ne lui évoquaient rien. En examinant les dates de naissance, elle vit qu’il s’agissait d’hommes âgés – de soixante-quinze à presque quatre-vingt-dix ans.
« Les petits génies de l’ICU ne sont peut-être pas au courant, dit-elle, mais quand on a dépassé les soixante-dix ans… eh bien, on n’en a plus pour très longtemps.
– Dans aucun des cas l’exhumation n’est possible, j’en ai peur, poursuivit Bartlett implacablement. Vous avez peut-être raison. Des vieillards qui finissent par mourir, comme tous les vieillards. En l’occurrence, nous ne pouvons apporter la preuve du contraire. Mais ces derniers jours, nous avons eu un coup de chance. Pour la forme, nous avons placé une série de noms sur la "sentinel list" – l’une de ces conventions internationales dont personne ne semble se soucier. La disparition la plus récente concerne un retraité vivant en Nouvelle-Écosse, au Canada. Nos amis canadiens sont très à cheval sur la procédure. Voilà pourquoi l’alarme a retenti à temps. Cette fois, nous avons un cadavre à notre disposition. Ou, plus exactement, vous avez un cadavre à votre disposition.
– Vous oubliez quelque chose. Quel rapport y a-t-il entre tous ces hommes ?
– À chaque question, il y a une réponse superficielle et une autre plus profonde. Je vous donnerai la réponse superficielle parce que c’est la seule dont je dispose. Il y a quelques années, un audit interne a été mené dans les archives de la CIA. Peut-être à la suite d’un tuyau ? Disons que ce fut le cas. C’étaient des dossiers non opérationnels, remarquez. Il ne s’agissait ni d’agents ni de contacts directs. Des dossiers classés. Chacun marqué "Sigma", sans doute en référence à une opération portant ce nom de code, sur laquelle il semble ne subsister aucune trace dans les dossiers de l’Agence. Nous ne possédons pas d’information sur sa nature.
– Des dossiers classés ? répéta Anna.
– Cela signifie qu’à un certain moment, voilà de nombreuses années, ces individus ont tous fait l’objet d’une enquête classée sans suite, pour une raison que j’ignore.
– Et à l’origine de cela, il y avait un archiviste de la CIA. »
Il ne répondit pas directement.
« Chaque dossier a été authentifié par nos meilleurs experts. Il faut dire qu’ils remontent à un certain temps, ces dossiers. Au milieu des années 40, avant même la création de la CIA.
– Vous êtes en train de me dire qu’ils ont été ouverts par l’OSS ?
– Exactement, dit Bartlett. Le prédécesseur de la CIA. Nombre d’entre eux ont été créés vers la fin de la guerre, et au début de la Guerre froide. Les plus récents datent du milieu des années 50. Mais je m’éloigne. Comme je disais, nous avons ces morts étranges. Bien entendu, la chose n’aurait pu aboutir à rien, un point d’interrogation parmi tant d’autres, sauf que nous avons commencé à voir se dessiner un schéma, un réseau de recoupements, de liens avec les dossiers Sigma. Je ne crois pas aux coïncidences. Vous si, Miss Navarro ? Onze des hommes figurant dans ces dossiers sont morts à peu de temps d’intervalle. Les probabilités pour que cela soit dû au hasard… sont maigres, pour ne pas dire plus. »
Anna hocha la tête, impatiente. On aurait dit que l’Esprit voyait des fantômes.
« Combien de temps cette mission durera-t-elle ? J’ai un vrai travail, vous le savez.
– C’est votre "vrai" travail, à présent. On vous a déjà transférée. Nous avons tout arrangé. Vous comprenez ce que vous avez à faire, donc ? » Son regard s’adoucit. « Cette nouvelle ne semble pas vous transporter de joie, Miss Navarro. »
Anna haussa les épaules.
« J’en reste à l’idée que ces types jouaient tous dans l’équipe des vétérans, si vous voyez ce que je veux dire. Les vieillards ont tendance à claquer d’un coup, non ? Et ces gens-là étaient des vieillards.
– Et au XIXe siècle, à Paris, il était relativement courant de se faire renverser par un attelage », dit Bartlett.
Anna fronça les sourcils.
« Je vous demande pardon ? »
Bartlett s’enfonça dans son fauteuil.
« Avez-vous entendu parler de ce Français, Claude Rochat ? Non ? Je pense assez souvent à lui. Un homme falot, dépourvu d’imagination, laborieux et tenace. Dans les années 1860,1870, il travaillait comme comptable pour le Directoire, le service de renseignements français de l’époque. En 1867, il remarqua que deux petits employés du Directoire, apparemment sans liens l’un avec l’autre, avaient été tués au cours d’une même nuit – l’un victime d’un soi-disant cambriolage, l’autre écrasé par un fourgon postal. Ce genre de choses arrivait tout le temps. Rien de remarquable là-dedans. Et pourtant il s’interrogea, surtout après avoir appris qu’au moment de leur mort, ces deux humbles fonctionnaires avaient sur eux de précieuses montres à gousset – en fait, comme il le confirma par la suite, les deux montres étaient identiques, toutes deux ornées d’un délicat paysage cloisonné, à l’intérieur du couvercle. Une petite bizarrerie, mais qui retint son attention. À la grande exaspération de ses supérieurs, il passa les quatre années suivantes à tenter de comprendre le pourquoi et le comment de cette petite bizarrerie et finit par mettre au jour un réseau d’espionnage d’une extraordinaire complexité : le Directoire avait été infiltré et manipulé par ses homologues prussiens. » Il nota son regard perçant et sourit : « Oui, les fameuses montres à gousset sont ici même. Un travail d’une exquise perfection. Je les ai achetées il y a une vingtaine d’années lors d’une vente aux enchères. J’aime les avoir près de moi. Elles m’aident à me souvenir. »
Bartlett ferma les yeux un moment, comme s’il méditait.
« Bien sûr, Rochat termina son enquête trop tard, poursuivit-il. Les agents de Bismark, après avoir savamment abreuvé les Français de fausses informations, avaient déjà poussé la France à déclarer la guerre. "À Berlin " criait-on partout. Le résultat fut désastreux pour ce pays : la supériorité militaire dont la France avait joui depuis la bataille de Rocroi en 1643 fut réduite à néant en l’espace de deux mois. Vous imaginez ? L’armée française, conduite par l’empereur en personne, se jeta tête baissée dans un ingénieux traquenard, près de Sedan. Inutile de préciser que Napoléon III y laissa son trône. Le pays perdit l’Alsace-Lorraine, il lui fallut payer des réparations exorbitantes et se soumettre à deux années d’occupation. Un choc inimaginable – un de ceux qui changèrent le cours de l’histoire européenne de manière irréversible. Et juste quelques années auparavant, notre Claude Rochat tirait un petit fil, sans savoir où il le mènerait, sans même savoir s’il le mènerait quelque part. Tout cela grâce à ces deux fonctionnaires sans importance et à leurs montres à gousset identiques. » Bartlett émit un son qui se rapprochait vaguement d’un rire.
« La plupart du temps, les choses qui ont l’air négligeable le sont effectivement. La plupart du temps. Mon travail consiste à me pencher sur ces choses-là. Les fils minuscules. Les petits décalages ennuyeux. Les petites anomalies qui peuvent conduire à des anomalies plus vastes. J’œuvre dans l’anodin. Mes plus graves préoccupations sont aussi les moins prestigieuses qui soient. » Il arqua un sourcil. « Je compare les montres. »
Anna garda le silence quelques instants. L’Esprit ne faillissait pas à sa réputation : abscons, désespérément obscur.
« J’apprécie ce cours d’histoire, dit-elle, mais mon cadre de référence a toujours été ici et maintenant. Si vous pensez vraiment que ces dossiers archivés ont toujours un intérêt, pourquoi ne pas mettre la CIA sur l’affaire, tout simplement ? »
Bartlett retira un mouchoir en soie de la poche de sa veste et entreprit d’essuyer ses lunettes.
« Les choses deviennent assez difficiles dans le secteur, dit-il. L’ICU a tendance à ne s’attacher qu’aux affaires comportant une réelle possibilité d’interférence interne ou quelque chose d’autre empêchant une enquête en bonne et due forme. Abandonnons cette idée. » Il y eut une pointe de condescendance dans sa voix.
« Non, ne l’abandonnons pas », dit Anna sèchement. Ce n’était pas le ton à adopter avec un chef de service, surtout un service aussi puissant que l’ICU, mais la servilité ne faisait pas partie de ses nombreux talents et Bartlett savait depuis le début à quoi s’en tenir sur elle.
« Ainsi donc, vous envisagez la possibilité qu’un membre de l’Agence, actuel ou ancien, soit derrière ces morts. »
Le directeur de l’Internai Compliance Unit blêmit légèrement.
« Je n’ai pas dit cela.
– Vous n’avez pas dit le contraire. »
Bartlett soupira.
« Du bois tordu de l’humanité rien de droit n’est jamais sorti. » Il se força à sourire.
« Si vous pensez que la CIA peut-être compromise, pourquoi ne pas faire appel au FBI ? »
Bartlett renifla délicatement.
« Et pourquoi pas l’Associated Press, pendant que vous y êtes ? Le FBI a de nombreuses qualités, mais la discrétion n’en fait pas partie. Moins de gens seront au courant, mieux cela vaudra. Voilà pourquoi je n’engage pas une équipe – juste une personne. La bonne personne, je l’espère. L’agent Navarro.
– À supposer que ces disparitions soient bien des meurtres, dit-elle, il est fort improbable que vous découvriez jamais le coupable, j’espère que vous le savez.
– C’est la réponse du fonctionnaire de base, répliqua Bartlett, mais vous ne m’êtes pas apparue comme une fonctionnaire de base. Mr. Dupree vous dit entêtée et "pas vraiment à l’aise dans une équipe". Eh bien, voilà précisément ce que je cherchais. »
Anna n’en resta pas là.
« En somme, vous me demandez d’enquêter sur la CIA. Vous voulez que je me penche sur une série de décès afin d’établir qu’il s’agit de meurtres, et ensuite…
– Et ensuite vous rassemblerez les preuves qui nous permettront de lancer un audit. » Les yeux gris de Bartlett brillaient à travers ses lunettes à monture plastique. « Peu importe qui est impliqué. Est-ce clair ?
– Comme de la purée de poix », dit Anna. Enquêtrice aguerrie, elle avait l’habitude d’interroger les témoins de la même manière que les suspects. Parfois, il suffisait d’écouter. Parfois, il fallait jouer plus serré, susciter la réponse. Avec l’expérience, on apprenait à quel moment adopter telle ou telle attitude. L’histoire de Bartlett était truffée de blancs et d’omissions. Elle appréciait le laconisme de ce vieux fonctionnaire roublard mais, depuis le temps qu’elle exerçait ce métier, elle avait appris à ne pas se contenter du strict nécessaire.
« Je n’ai pas l’intention de jouer à colin-maillard », dit-elle.
Bartlett cligna les yeux.
« Pardon ?
– Vous devez posséder des copies de ces dossiers Sigma. Vous avez dû les passer au peigne fin. Et pourtant vous prétendez tout ignorer de cette affaire.
– Où voulez-vous en venir ? » Sa voix était devenue glaciale.
« Me montrerez-vous ces documents ? »
Un sourire proche du rictus déforma son visage.
« Non. Non, c’est impossible.
– Et pourquoi cela ?
– Je ne suis pas en train de subir un interrogatoire. Quelle que soit mon admiration pour vos méthodes. De toute manière, je crois avoir été clair sur les points essentiels.
– Fichtre non. Ça ne suffit pas ! Vous connaissez parfaitement le contenu de ces dossiers. Si vous ne savez pas ce qu’ils cachent, vous devez au moins former des soupçons. Un peu plus qu’une hypothèse. Quelque chose, quoi ! Gardez votre mine impassible pour votre partie de poker du mardi soir. Moi, je ne joue pas. »
Bartlett finit par exploser.
« Sacré bon sang, vous en avez assez vu pour saisir de quoi il retourne. Il est question de la réputation de l’un des plus grands personnages de l’après-guerre. Ce sont des dossiers archivés. En eux-mêmes, ils ne prouvent rien. Je vous ai fait surveiller avant cette conversation, est-ce que ça vous donne le droit de vous mêler de mes affaires ? J’ai confiance en votre discrétion. Je vous assure. Mais nous parlons de personnes de premier plan aussi bien que d’individus obscurs. Ne jouez pas à la sainte-nitouche. »
Anna écoutait attentivement, épiant la tension qui sourdait dans sa voix.
« Vous parlez de réputation, mais ce n’est pas cela qui vous inquiète, n’est-ce pas ? insista-t-elle.
– J’ai besoin d’en savoir plus avant de m’engager ! » Il secoua la tête. « C’est comme essayer de fabriquer une corde avec une toile d’araignée. Nous n’avons rien pu établir de solide. Voilà un demi-siècle, une chose est apparue. Une chose mettant en jeu des intérêts vitaux. La liste Sigma regroupe une curieuse collection d’individus – certains étaient des industriels, nous le savons, mais il en existe d’autres dont nous n’avons pu préciser l’identité. Ils n’ont qu’un seul point commun : dans les années 40 et 50, l’un des fondateurs de la CIA, un homme investi d’un énorme pouvoir, s’est intéressé de près à eux. Travaillaient-ils pour lui ? Étaient-ce des cibles ? Nous jouons tous à colin-maillard. Mais il semblerait qu’une entreprise prodigieusement confidentielle ait été lancée. Vous me demandez ce qui relie ces hommes. À dire vrai, nous l’ignorons. » Il rectifia ses boutons de manchette, un tic nerveux typique des individus un tantinet maniaques. « On pourrait dire que nous en sommes au stade de la montre à gousset.
– Excusez-moi, mais la liste Sigma, c’est une histoire qui remonte à un demi-siècle !
– Vous n’avez jamais visité la Somme, en France ? demanda abruptement Bartlett, les yeux un peu trop brillants. Vous devriez, rien que pour voir les coquelicots fleurir au milieu des champs de blé. De temps à autre, un fermier de la Somme abat un chêne, s’assoit sur le tronc, puis tombe malade et meurt. Vous savez pourquoi ? Parce que, durant la Première Guerre mondiale, une bataille a eu lieu dans son champ. Un obus contenant du gaz moutarde a explosé et a contaminé l’arbrisseau. Des décennies plus tard, le poison absorbé par la plante est encore assez actif pour tuer un homme.
– Et c’est ainsi qu’on doit se figurer Sigma, à votre avis ? »
Le regard de Bartlett devint plus intense.
« Plus on en sait, plus on s’aperçoit qu’on ne connaît rien, dit l’adage. Moi j’estime que plus on en sait, plus les choses qu’on ne connaît pas paraissent inquiétantes. Est-ce de la vanité", de la prudence ? Appelez cela comme vous voulez. Je m’inquiète de ce qu’il advient des petits arbrisseaux invisibles. » Il esquissa un sourire. « Le bois tordu de l’humanité – on y revient toujours. Oui, je me rends bien compte que tout cela passe pour de l’histoire ancienne à vos yeux, et vous avez peut-être raison, agent Navarro. Vous me le prouverez à votre retour.
– Qui sait, dit-elle.
– Vous allez entrer en contact avec divers officiers de police. Pour tout un chacun, vous mènerez une enquête pour homicide classique. Pourquoi aurait-on besoin d’un agent de l’OSI pour si peu ? Votre explication sera concise : parce que des noms ont surgi au cours d’une investigation portant sur un transfert de fonds frauduleux. Personne n’exigera que vous en dévoiliez les détails. Une couverture toute simple, inutile d’inventer quelque chose de très compliqué.
– Je mènerai le genre d’enquête pour laquelle j’ai été formée, dit Anna avec prudence. C’est tout ce que je puis promettre.
– Je ne vous en demande pas plus, répondit Bartlett d’une voix douce. Il se peut que votre scepticisme soit fondé. Mais d’une manière ou d’une autre, j’aimerais en être sûr. Partez pour la Nouvelle-Écosse. Prouvez-moi que Robert Mailhot est vraiment mort de mort naturelle. Ou bien… confirmez-moi que j’ai raison. »