Chapitre 5
Le froid lui mordillait le dos et rampait sur elle pour l’envelopper, quelle que soit la position qu’elle prenait et la profondeur à laquelle elle s’enfonçait dans le matelas. Elle ouvrit les yeux à contrecœur. Vandien était debout au bord de la plate-forme et il grattait sa barbe sale et mal taillée.
— La lumière du jour est là, dit-il doucement en s’agitant. Nous devons reprendre la route.
Ki s’étira, un peu raide, et sortit avec précaution de l’abri de l’édredon en daim laineux. L’air glaçant pressait la roulotte comme un poing serré. Elle se débattit rapidement pour enfiler son manteau. Vandien passa à côté d’elle pour prendre le sien sur le lit et le remettre.
Avec le froid s’était levé un vent qui entrait en sifflant par l’entrée du canyon. Leurs traces de la veille étaient presque complètement effacées. Les chevaux gris étaient blottis l’un contre l’autre entre la roulotte et la paroi de la falaise. Leurs têtes étaient baissées et leurs queues écourtées se soulevaient imperceptiblement au gré du vent. Vandien tira la protection de sa capuche un peu plus bas sur son visage.
— Foutue chance ! cracha-t-il. Un vent comme ça, c’est vraiment tout ce qu’il nous manquait. Il ne fait qu’empirer les choses !
Ki contempla le ciel d’un œil expert.
— Le vent pourrait être exactement ce qu’il nous manquait pour faire passer la roulotte.
Elle adressa un sourire sec et énigmatique à Vandien avant de sauter d’un pas léger au pied de la roulotte.
Sigurd poussa un hennissement perçant en la voyant. Les chevaux n’apprécièrent pas qu’on leur enlève leurs couvertures ; Ki leur donna une petite portion d’avoine pour leur remonter le moral pendant qu’elle aidait Vandien à charger le reste du bois. Ce n’était pas une grande quantité. Vandien utilisa une seule bûche pour faire reprendre le feu de la veille et chauffer la bouilloire. Les humains ne déjeunèrent que de thé chaud, qu’ils sirotèrent dans des tasses fumantes qui refroidirent trop vite. Le camp fut vite levé, Vandien ramassant le matériel et Ki le rangeant. Le cuir des harnais était raide et difficile à enfiler dans les boucles contractées par le froid. Sigurd agita sa grosse tête quand Ki s’approcha de lui avec le mors glacé, puis bouda quand elle parvint finalement à le glisser entre ses mâchoires.
— Nous partons, annonça Ki entre ses lèvres déjà gelées et séchées par le froid.
Avec un craquement et un bruit sourd de roues s’arrachant à la glace, son annonce devint réalité.
La neige était peu épaisse entre les bras protecteurs du canyon. Mais quand ils émergèrent de l’embouchure, elle devint plus profonde. Puis ils tournèrent à la sortie du canyon, et les têtes des chevaux étaient pointées face au vent ; ils tiraient la roulotte à travers une congère de neige de plus en plus profonde. La neige elle-même était une fine poudre cristalline qui se soulevait et tourbillonnait dans le vent. Les hongres baissaient la tête sous ses assauts. Elle mordait le visage de Ki de baisers glacés. Vandien tira complètement sa capuche vers l’avant et tourna la tête sur le côté. Ki ne pouvait se permettre un tel luxe. Quelqu’un devait se servir de ses yeux pour guider l’attelage en plein labeur. Son visage se raidit sous la pression gelée du vent. Il remontait dans ses manches et dans sa capuche, il tournoyait pour lui descendre dans l’arrière du cou. Les rênes se durcirent entre ses mains.
Les chevaux pommelés creusèrent courageusement leur sillon dans la neige. Les grandes roues de la roulotte s’arrêtaient parfois et glissaient sans tourner. Ki gardait les yeux fixés vers l’avant, essayant de distinguer la piste dans les tourbillons de flocons. Tout ce paysage de montagne semblait étonnamment identique. Elle donna un coup de coude à Vandien et cria par-dessus le vent.
— Est-ce que tu connais assez bien ce col pour nous guider à travers une tempête comme celle-là ?
La capuche acquiesça. Il leva un bras emmitouflé pour indiquer qu’elle devait faire tourner l’attelage vers la droite. Ki fit la correction. Le jour précédent, ils avaient voyagé dans de longs canyons et entre des collines, avançant toujours très progressivement vers les Sœurs et l’endroit où elles surplombaient l’étroite piste. Maintenant, Ki découvrait que le chemin s’approchait de plus en plus du flanc de la montagne. Comme elle suivait la direction indiquée par Vandien, l’attelage faisait de moins en moins face au vent.
La piste commença de monter à nouveau, avec une pente plus prononcée qu’avant. Ki eut l’impression qu’à peine libérés de leur combat contre le vent, ils étaient forcés de lutter contre une pente abrupte. Le vent lui-même ne cessa pas, mais il tambourinait sur les flancs de la roulotte. Au moins, il balayait la neige hors de leur chemin caillouteux, laissant un manteau moins épais, au lieu de l’amasser devant eux.
La montagne se fit plus grande, plus dénudée et plus abrupte sur la droite de la piste, alors que sur la gauche, le sol commençait à descendre à pic. La montée progressive du matin devint à midi une pente douce qui n’en finissait pas. Sur la droite de la roulotte, la montagne commença à s’élever en véritables murailles de pierre nue qui montaient verticalement, jusqu’à former les flancs accidentés de la montagne. Les sabots entourés de duvet des hongres gris rencontraient un sol en pierre nue sous la neige, à présent. Les roues ne patinaient plus, mais tournaient et crissaient. À peine le vent déposait-il une mince couche de neige sur leur route qu’il tournait et la remportait. Ki s’aperçut qu’elle pouvait maintenant suivre la piste sans l’aide de Vandien, puisqu’elle était d’abord couverte, puis révélée par les vents changeants.
Ils traversaient un paysage fait d’absolus. Si ce n’était pas la neige ou la glace qu’ils voyaient, c’était la roche. Si elle n’était pas de couleur blanche ou grise, alors elle était noire. La roulotte, d’une gaieté presque obscène dans ce contexte, cheminait au rythme de ses craquements dans une région où rien d’autre ne bougeait, à part la neige portée par le vent. La montagne s’approchait du bord de la piste, jusqu’à ce que Ki comprenne que, si elle rencontrait un chariot ou un voyageur venant dans l’autre sens, aucun d’eux n’aurait la place de céder le passage à l’autre. C’était une éventualité qu’elle ne redoutait pas trop.
Il était difficile d’imaginer le printemps dans un tel endroit, ou même autre chose que la neige. Mais ici et là, une indécente tache de bleu s’accrochait aux flancs de la montagne qui se dressait au-dessus d’eux, prouvant que le dégel et les torrents n’étaient pas totalement étrangers à ce col. La glace bleue scintillait encore plus vivement qu’à la normale sous la lumière pâle du soleil blanchie par la neige. Enfin, ils passèrent devant un bloc qui était suffisamment bas pour que Ki le voie clairement. La glace ne se fit pas plus pâle quand ils l’approchèrent, mais plus bleue encore. S’agitant dans ses profondeurs, elle vit de minuscules créatures qui grouillaient.
— Des asticots de glace ! cria Vandien par-dessus le vent, pendant qu’ils passaient sur le chemin étroit sous l’ombre de la glace suspendue.
Il haussa machinalement les épaules pendant leur passage, mais pour Ki, c’étaient des êtres nouveaux qui la fascinaient et la dégoûtaient à la fois. Elle ne se rendit pas compte du danger qu’ils représentaient jusqu’à ce qu’un gros bloc de glace dévale la côte de la montagne juste derrière eux. Il s’écrasa sur le chemin, projetant des éclats de glace qui vinrent rebondir bruyamment sur l’arrière de la roulotte. Des morceaux de glace bleue bloquèrent la route qu’ils venaient d’emprunter. Cela aurait pu écraser la roulotte ou tuer l’attelage, s’ils avaient été sur sa trajectoire.
— Ces petits gigoteurs l’ont fait tomber en rongeant, fit remarquer Vandien sans rancœur. Ce col serait bien plus sûr à franchir sans ces asticots et la glace pourrie qu’ils produisent. Continue de faire avancer l’attelage. Il vaut mieux ne pas s’arrêter, ni même regarder en haut. Si nous apercevions un bloc en train de tomber, nous n’aurions aucun endroit où aller pour l’éviter.
Le vent était un chuchotement incessant, une créature gelée et curieuse qui se faufilait dans la moindre ouverture que les habits pouvaient offrir. Parfois, il changeait de direction et venait heurter la roulotte avec un hurlement et un choc de bourrasque. Vandien ressemblait à une pile compacte de vêtements sur le banc.
— Tu peux faire le voyage dans la cabine, tu sais ! lui signala Ki. Il n’y a aucune raison pour que nous subissions cela tous les deux. Je n’ai plus besoin de toi pour trouver la piste, à présent.
Vandien fit non de la tête. Ki fut secrètement contente d’avoir sa compagnie au milieu du vent glacial, mais elle se demanda pourquoi il avait choisi de rester là. Quand le soleil fut à son zénith, les vents semblèrent diminuer. La neige tourbillonnait toujours autour des sabots des chevaux, mais pas autant qu’avant. La piste, elle aussi, s’assagit, devenant plus large et continuant horizontalement le long de la paroi de la montagne, comme si elle s’apitoyait sur l’attelage épuisé. Ki arrêta la roulotte pour laisser les chevaux reprendre leur souffle. Elle les couvrit pendant qu’ils restaient sans bouger. La piste était assez large pour qu’elle puisse passer à côté de l’attelage, afin d’essuyer le givre de leur museau et leur donner une pomme à partager. Ils se débrouillaient maladroitement avec leur mors qui cliquetait pendant qu’ils mâchaient. Le vent l’enveloppa quand elle remonta sur la roulotte et à son chuchotement s’ajouta un sifflement. Ki se demanda s’il était en train de reprendre.
Elle voulait laisser se reposer l’attelage un moment, mais craignait de les faire s’arrêter debout longtemps dans le vent glacé qui pouvait les geler. Elle entra dans la cabine, fermant la porte derrière elle.
Vandien avait relevé la capuche de son visage dans la fraîcheur tranquille qui régnait à l’intérieur de la cabine. Ses cheveux noirs étaient ébouriffés et le vent avait brûlé ses joues, laissant des marques rouges au-dessus de sa barbe. Le contraste faisait ressortir encore plus vivement ses yeux foncés, qui semblaient presque d’un noir luisant. Ils pétillaient en la regardant, et Ki lui rendit son sourire quand elle ôta sa propre capuche. Cela représentait une victoire certaine d’être parvenu si loin par un temps si mauvais. Le sentiment grisant de l’avoir emporté contre les vents de la nature.
Ki décrocha une saucisse et se servit du couteau à sa ceinture pour en couper des morceaux contre la tablette murale. La viande était si froide qu’elle lui faisait mal aux dents. Ils mangèrent ensemble, sentant le vent agiter doucement la roulotte sur ses essieux, écoutant le léger sifflement qu’il faisait en balayant la cabine.
Vandien se leva brusquement, ouvrit la porte de la cabine en plein vent puis désigna du doigt un point dans le ciel.
— Je pensais bien que c’était une note trop pure pour être le chant du vent. La voilà encore ! J’ai rarement vu une harpie voler par ce genre de temps, mais bon, celle-ci est bizarre. Un banni, je crois te l’avoir dit. On dirait qu’il est pris dans le vent.
L’estomac tremblant, Ki regarda. Il était trop loin, elle ne pouvait pas distinguer ses couleurs ; peut-être était-il brun, se dit-elle, ou violet foncé. Ou bien un spectre de bleu, murmura quelque créature ricaneuse depuis un coin obscur de son esprit. La harpie planait, non pas au-dessus de la roulotte, mais plus haut sur la piste, à une altitude très élevée. Ses ailes ne fléchissaient pas et elle faisait des cercles en altitude sur les vents violents pour venir se remettre à la même position. Son sifflement clair fendit le vent.
— Regarde comme elle affronte ce vent, Ki ! Comme si elle voulait rester au-dessus de la piste. On aurait pu croire qu’elle se serait rendu compte que le vent soufflant contre ces falaises est ce qui la projette à droite à gauche.
Ki ne répondit pas. Elle écoutait une autre voix dans sa tête, celle d’Haftor, qui se tenait, sombre et menaçant, sous la lueur des étoiles, lui serrant le poignet : Cora ne pourra pas retenir un tel secret. Tu as tué ces harpies. C‘est une dette qui ne peut se racheter que dans le sang. Ni le temps ni la distance ne pourront l’effacer. Les harpies n‘abandonnent jamais une dette de sang. Et les hommes qui les servent non plus.
Vandien lança un regard curieux à Ki, s’étonnant qu’elle ne partage pas sa curiosité envers la créature. Ki était pelotonnée comme un chat, regardant par la porte par-dessous le bras de Vandien. Ses yeux étaient comme collés au point qui tournait et sifflait.
— Ki !
Elle sursauta en entendant son nom.
— Nous ferions mieux de nous remettre en route. Il n’y a plus qu’un refuge entre ici et les flancs nus des Sœurs. Si nous y parvenons pour cette nuit, nous franchirons les Sœurs demain. Deux jours de plus et nous sortirons du col. Avec la roulotte et tout le reste, comme tu l’avais dit.
Ki tourna vers lui des yeux hagards. Il ne saurait jamais quel courage il lui fallut pour qu’elle sorte de la cabine, pour qu’elle s’expose au ciel et à la mort qui planait là-haut. Elle espéra presque que la harpie essaierait de piquer vers elle et qu’elle serait projetée par les vents contre la paroi de la falaise. Mais elle ne le fit pas. Elle était trop maligne pour ça. Elle flottait, se balançant dans le ciel. Ses sifflements se firent plus forts et plus longs dans les airs. Elle criait sa victoire sur Ki.
Ayant enlevé les couvertures de l’attelage, Ki se hissa sur le banc avec des gestes gourds. Elle fit partir la roulotte, qui recommença à s’agiter. La pente était plus douce, maintenant ; la neige et le vent n’étaient plus des ennemis. Le vent avait brusquement changé et venait de derrière eux. L’attelage soufflait avec détermination, sans être dérangé par la créature qui sifflait et hurlait au-dessus de leurs têtes. N’avaient-ils pas été mis au monde et élevés à Gué de Harpe, où les ombres des harpies passaient sur les prés ? Ki souhaita que la neige la masque de ses yeux, que le vent se lève et projette les flocons dans les airs. Mais le ciel ne fit que s’éclaircir et le vent devint un murmure régulier. Les craquements de la roulotte ne parvenaient pas à couvrir les sifflements qui n’étaient pas ceux du vent.
Elle courba les épaules et remonta plus encore sa capuche sur son visage. Pendant un terrible moment, elle sentit ses traits se plisser et rougir, et une partie d’elle se demanda si elle allait se mettre à hurler de toutes ses forces à cause de la manière dont le sort l’avait rattrapée. Dans un sanglot, elle inspira une bouffée d’air glacé et cela la revigora. À côté d’elle, Vandien déclara vivement et stupidement :
— Est-ce que tu connais le lai de Sidris, la chasseresse, qui raconte comment elle alla tuer le cerf noir à la ramure écarlate ?
Alors même que Ki se tournait pour poser sur lui un regard perplexe, il s’éclaircit la gorge et commença à chanter. Il avait une voix mélodieuse, qui s’écartait obstinément de l’air connu. Il chantait fort, faute de chanter juste, et elle ne lui tint pas rigueur de ses fausses notes, ni des moments où il fredonnait pour remplacer les paroles qu’il avait oubliées. Il noyait le sifflement de la harpie.
La chanson était une ballade, visiblement de son propre peuple, traduite dans un air en commun. Il l’entama par une longue introduction de syllabes incompréhensibles, répétées régulièrement pendant la chanson. Le chant, long et d’un romantisme saisissant, contait l’histoire de la chasseresse qui poursuivait le cerf mythique et trouvait une mort noble en l’achevant. En une autre occasion, Ki se serait moquée des paroles sentimentales qui décrivaient ces deux morts absurdes. Mais actuellement, elles la captivaient. Quand finalement la fin de la chanson se perdit dans le vent et que Vandien se plongea dans un silence quelque peu embarrassé – vraiment, il n’avait pas une voix faite pour le chant-, Ki fut surprise de découvrir que les sifflements de la harpie s’étaient arrêtés.
Elle leva les yeux vers le ciel. Elle était partie. Mais elle savait qu’elle parviendrait à la trouver quand elle le voudrait. Il n’y avait pas de détour sur cette piste, pas de forêt hospitalière où se cacher. Pendant un instant, elle envisagea de prévenir Vandien. Ne pourrait-il pas être amené à partager le destin qui avait été décidé pour elle ? Puis il lui sembla que la harpie était comme la glace bleue qui grouillait d’asticots et qui, parfois, surplombait la roulotte sur la piste étroite. Il ne servait à rien de lever les yeux et de s’inquiéter. Si elle devait te tomber dessus, elle le ferait. Elle saurait te trouver. Comme Rufus avait su trouver Ki ce jour-là.
Il était venu jusqu’au pommier dans l’après-midi et avait trouvé Ki assise là, réfléchissant à ce qu’elle avait fait.
— Cora voudrait te voir, dit-il sèchement.
Ses yeux étaient cernés et creusés. Ki devina qu’il avait peu dormi. Elle se leva à contrecœur pour le suivre. Cette convocation ne lui disait rien qui vaille. Elle marcha derrière lui avec un air découragé, ignorant les regards inquisiteurs que Lydia et Hollande lui adressèrent quand elle pénétra dans la salle commune. Ils traversèrent le couloir étroit.
Les yeux de Cora étaient clos. Il y avait plus de gris dans ses cheveux que dans le souvenir de Ki. La nuit dernière ne lui avait pas laissé le temps de remarquer ce genre de chose. A présent, Ki se rappelait qu’à l’époque où Sven et elle venaient d’être unis, elle avait pensé que Cora était solide comme un chêne. Ses vieilles joues portaient toujours une malheureuse trace de cet élan ; pourtant, elles n’étaient plus hautes et fermes, plutôt décrépies, comme des pommes gardées en réserve pendant tout l’hiver. L’unique petite fenêtre de la pièce laissait à peine entrer la lumière du soleil de l’après-midi, et encore moins l’air. Ki eut l’impression d’étouffer. En approchant, sa tête fut prise d’élancements et le bourdonnement dans ses oreilles sembla plus fort.
Lydia, qui les avait suivis dans la chambre, tapota et lissa la couette garnie de plumes qui couvrait la vieille femme. Elle adressa à Rufus et Ki un regard d’avertissement. Rufus chassa Ki de la pièce et ferma doucement la porte derrière eux.
— Elle a prononcé ton nom, mais c’était il y a un moment. Elle semblait réveillée. Mais elle se rendort souvent. Son corps cède déjà sous le poids que tu as mis sur ses épaules, la nuit dernière. Involontairement, ajouta-t-il de mauvais gré quand Ki fronça les sourcils.
Il lui fit encore signe de le suivre et elle l’accompagna dans le couloir jusqu’à une autre porte. Il n’y avait pas de fenêtre dans la chambre de Rufus. Son lit était étroit, poussé dans un coin de la pièce, et il était couvert d’une seule couverture tissée marron. Ki fouilla vainement la pièce du regard à la recherche d’un signe de la présence de Hollande. Il n’y avait aucun objet lui appartenant, aucun vêtement suspendu aux patères, aucune tapisserie faite par elle. Donc ils faisaient chambre à part.
Rufus alla directement à une table encombrée dans un coin. Il tira un petit tabouret et s’assit, laissant Ki contempler la pièce debout. Pendant un moment, ses doigts jouèrent avec des bouts de papier et un boulier sur la table. Puis il tourna son tabouret pour faire face à Ki.
— Je vais te dire ce que pense Cora à sa place. Je sais ce qu’elle dirait. Tu penses partir, l’accusa-t-il gravement. Ne le nie pas. Mais je t’interdis de le faire, en tant que chef de la famille à laquelle tu es liée par serment, Ki. Je ne vais pas faire semblant de comprendre ce qui s’est passé la nuit dernière. Lars en a accepté la responsabilité et je suis prêt à écouter une de ses interminables explications plus tard. Mais c’est à toi que je dois parler d’un départ. Il y a déjà suffisamment de honte qui plane au-dessus de nous, actuellement. Veux-tu parachever ce déshonneur ? Oui, on a dit des choses, des paroles dures, contre toi hier. Lars semble penser que tu es en danger. Il ne paraît pas se souvenir que les gens présents la nuit dernière sont nos parents. Ils peuvent nous parler comme bon leur semble, car ils sont de la famille. Les familles échangent souvent des mots bien peu tendres. Cela ne veut rien dire. Mais si Ki devait partir ? Penses-y. Penses-y avec leur douleur. Tu viens, tu leur fais du mal et tu pars, sans signe de remords. Un coup dur. Et il y a des choses laissées en suspens depuis le décès de Sven, des choses que ton départ mettrait en danger. Il y a la terre qui était à Sven, qui aurait été celle de tes enfants. Tu as une responsabilité envers elle.
— J’ai une responsabilité envers ma roulotte, ma route et ma marchandise, affirma calmement Ki. Je n’en reconnais aucune autre.
Rufus soupira. Il s’humecta les lèvres et sembla réfléchir. Quand il prit la parole, c’était comme si les mots étaient trop élémentaires pour nécessiter d’être prononcés.
— Ma mère erre dans son esprit, Ki. Pour être honnête, je te dirai que cela a commencé il y a des mois, bien avant que n’arrivent tes nouvelles ou ton étrange prestation d’hier soir. Mais c’était peut-être la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. La famille savait cela, la nuit dernière. Donc c’est moi qui prends les rênes, comme tu pourrais dire. Tu parles de responsabilités, Ki. De tous ceux qui étaient assis à cette table la nuit dernière, il n’y en a pas un seul dont l’état ne repose pas sur mes épaules, désormais. Mon frère Sven a été heureux de t’épouser et de filer sur la route avec toi, pour vivre comme un simple homme du voyage. Pour laisser en jachère les terres qui étaient à sa charge, alors qu’elles auraient dû être travaillées. Alors je dus penser à ses responsabilités. J’ai gardé les moutons et les vaches, j’ai sarclé et cultivé les champs à sa place, donnant à chacun ce dont il avait besoin, demandant de chacun ce qu’il pouvait donner. Cultiver la terre et nourrir la famille – ce n’est pas comme faire tourner une roue de roulotte sur la route. C’est plutôt comme jongler pendant une foire, quand un homme parvient à contrôler en même temps les assiettes qui tournent sur la table et les balles qui volent dans les airs. Cela demande une attention constante, une pichenette par ici, un tour de main là, et jamais, jamais un repos sans souci. Quelqu’un doit négocier avec les Ventchanteuses pour avoir un temps clément, quelqu’un doit faire les échanges avec les dené et les tchéria pour avoir ce que nous ne pouvons produire nous-mêmes. Quelqu’un doit labourer et semer dans les champs, réparer les bâtiments, élever et abattre le bétail. Voilà ce que Sven a laissé à Lars et à moi. Lars était trop jeune pour être autre chose qu’un chiot sur mes talons. Cela a usé ma mère, de devoir continuer, après tant d’années où elle aurait dû rester assise à faire de la tapisserie ou bercer son dernier petit-enfant pour qu’il s’endorme. C’est pour cela que Hollande a déserté mon lit-oui, j’ai vu ton regard-et que mes enfants ne sont devenus que mes apprentis. Ça a pesé lourdement sur moi. Cela ne me dérangeait pas. Mais cette époque est révolue. Tu es une femme compétente. Sven a disparu, mais Lars est ici. C’est un moment mal choisi pour le dire. Mais le temps n’attendra pas mon bon plaisir. Soigne la plaie, Ki. Sois l’une d’entre nous.
Rufus s’interrompit, scrutant gravement Ki.
Ki agita ses mains devant elle, en un signe d’indignation noyée dans la confusion et l’incrédulité. Elle marcha lentement jusqu’au lit étroit de Rufus, et s’assit dessus.
— Tu me demandes l’impossible, Rufus. Je ne vois pas ce que le fait que je reste ici arrangera. Je ne peux pas. Et je ne le veux pas. Je ne veux pas avoir l’air pressée, ou malpolie. Je ne peux même pas me mettre en colère contre l’autorité que tu supposes avoir sur moi. En vérité, ma mauvaise humeur a été noyée par le chagrin. Je suis bien au-delà de la colère en tant que telle. Je suis épuisée de mes propres émotions. Depuis que Sven est décédé, j’ai été aussi tendue que les cordes d’un arbre-harpe, et chaque bourrasque joue sur mes nerfs. Il ne reste rien en moi, ni colère, ni fierté, ni satisfaction. Alors je vais simplement te dire que je ne peux pas rester. Je ne peux pas laisser tomber les fils de ma vie et en prendre d’autres, pour tisser un motif que je n’aurai pas choisi. Et jamais je ne vivrai au milieu de gens qui me détestent. Je resterai trois jours, parce que je ne souhaite pas partir avec tant d’amertume. Mais c’est tout ce que je peux offrir.
Ki se leva et alla jusqu’à la porte.
— Et les terres ? exigea Rufus.
Ki se retourna en percevant la panique dans sa voix.
— Un sixième des terres est entre tes mains. Beaucoup attendent de voir ce qu’il va en advenir. Je n’ai pas l’argent, expliqua Rufus en indiquant le boulier, pour t’acheter la terre de Sven. Car, si je te donne l’argent que la famille possède, avec quoi achèterons-nous les vents favorables et le temps clément aux Ventchanteuses ? À quoi peut bien servir une terre battue par des vents violents, qui l’assèchent et en emportent la couche fertile ? Et à quoi sert d’avoir un climat favorable si les terres qu’il arrose ou éclaire ne sont plus les nôtres ? Tu dois comprendre ce dilemme !
— Je ne suis pas fermière. Je ne réclame pas vos terres. Il ne me faut pas d’autre sol que celui qui se trouve sous ma roulotte.
Rufus secoua la tête d’un air entêté.
— On ne peut pas procéder comme ça. Tu ne peux pas partir sans rien. La terre doit être achetée. Telle est notre coutume.
— Maudites coutumes ! s’écria violemment Ki. Regarde ce qu’elles m’ont fait ! Regarde ce qu’elles nous ont tous fait !
— Sans coutumes, nous ne sommes rien. Pas même un peuple.
Rufus et Ki tournèrent des yeux incrédules vers la porte. Les yeux de Cora étaient fatigués mais alertes. Elle s’appuyait contre l’encadrement de la porte, reprenant son souffle. Ses lèvres pâles sourirent devant le regard de Rufus.
— Je t’ai demandé de m’amener Ki. Pas de la prendre à part et de la harceler jusqu’à ce qu’elle cède à tes exigences.
Lentement, Cora s’avança en traînant les pieds sur le sol dallé et s’assit lourdement au pied du lit de Rufus. Sa respiration était lourde et haletante. Personne ne dit mot. Ki ressentit douloureusement l’effort que la vieille femme faisait pour chaque inspiration.
— Les garçons ne changent jamais, même quand ils deviennent des hommes, déclara Cora en parvenant à faire un petit sourire. Je me souviens d’une époque où j’avais donné une badine à chacun de mes fils et je les avais envoyés rentrer les poulets. Sven avait raclé la sienne contre le sol, pour effrayer les volatiles. Lars l’avait agitée dans l’air, oubliant complètement son travail. Mais Rufus s’était servi de la sienne pour couper les plumes de la queue de deux de mes meilleurs coqs.
Elle sourit.
— Et il continue de jouer les brutes.
Rufus ouvrit la bouche, visiblement en colère. Cora tendit une main vers lui.
— Chut ! Je suis trop fatiguée pour me disputer avec toi. C’est moi qui ai appelé Ki. Elle va m’aider à retourner dans ma chambre. Ce rocher que tu appelles un lit ne m’offre qu’un confort sommaire.
Abasourdie par ce sauvetage inattendu, Ki se leva. La main de Cora, sur son épaule, avait le poids d’un oiseau. Lentement, Ki la guida dans le couloir, jusqu’à sa chambre. D’un geste impérieux de la main, Cora congédia Hollande, qui se pressa hors de la pièce. Soupirant lourdement, la vieille femme s’assit sur le lit, puis s’allongea sur les oreillers.
Le silence qui suivit fut difficile pour Ki. Cora était occupée à respirer. Ki fit le tour de la salle du regard, examinant les lourdes tentures et tapisseries et les meubles massifs en bois gravé avant de revenir aux épaisses couvertures que Cora étala sur ses jambes.
— Tu serais plus à l’aise dehors, à te reposer sur une couverture posée sur de la paille fraîche, à l’ombre. L’air pur te rendrait tes forces.
Cora sourit sans joie.
— Le scandale que ce spectacle causerait relancerait les rumeurs. Et puis ils seraient tous d’autant plus convaincus que mon esprit commence à dérailler. Tu n’as pas à prendre un air gêné, Ki. Je sais que Rufus croit que c’est le cas. Je passe trop de temps assise sans rien dire, à me sourire à moi-même. Et je prends trop de volailles et de bétail, pour pouvoir rendre visite aux harpies et faire semblant de n’être plus une vieille femme croulante. Au moins, les prélèvements que je faisais parmi les animaux vont cesser pendant un moment. Il sera content de ce petit bienfait, qui résulte des tristes vents qui ont soufflé sur nous la nuit dernière.
Cora s’arrêta, puis changea subtilement de sujet.
— La nuit dernière m’a révélé une chose, Ki. Tu es une femme puissante. Plus forte que je ne le soupçonnais. Et je sais comment tu protégeais Sven et les enfants. Nous avons besoin de ce genre de force ici.
Ki baissa la tête devant le compliment, tout en se tortillant un peu, mal à l’aise à cause de ce qui allait venir.
— Ma « force » a fait beaucoup de mal hier soir, Cora. J’aimerais que tu saches que...
Un autre geste de la main. Les veines et les tendons saillaient sur ses doigts maigres. L’âge rongeait la chair de Cora.
— J’ai senti ta confusion et ta lutte, la nuit dernière. Deux personnes liées comme nous l’étions en dirigeant le rite ont peu de secrets l’une pour l’autre. J’ai ressenti ton amour violent pour mon fils et vos enfants. C’est une grande consolation pour moi d’apprendre qu’il était si bien aimé. Mais j’ai ressenti beaucoup plus que cela. Ce n’était pas de ta faute s’ils sont morts, Ki. Même si tu avais pressé ta roulotte au sommet de cette colline, cela n’aurait rien changé. Abandonne ta honte et ta frustration. Et comprends que rien que tu puisses faire maintenant ne changera ce qui s’est passé à l’époque. Abandonne ta colère et ta haine. Si tu le fais, alors je pourrai croire qu’ils ont été relâchés et qu’ils sont tous les trois passés dans une vie meilleure. Ce serait pour moi un grand réconfort.
Ki baissa les yeux. Malgré elle flotta dans son esprit une brève vision des créatures mortes à peine écloses et leur mère désarticulée. Le bourdonnement s’éleva dans les oreilles de Ki, jusqu’à ce qu’elle sentît qu’il noyait la vision devant ses yeux. Elle souhaita de toutes ses forces que l’image disparaisse. Quel était le secret que Cora avait partagé ? Avait-elle deviné plus qu’elle n’exprimait ?
— Ces sentiments que tu as trouvés en moi, Cora... J’ai essayé de les garder cachés, d’atténuer leur impact sur vous tous. Mais ce n’est pas une chose que je peux abandonner simplement en disant que je le ferai. Le temps, et la route devant moi, seront mes meilleurs remèdes. Donc, vois-tu, pour accomplir ta volonté, je dois suivre la mienne.
Voilà. Ki eut l’impression d’avoir habilement évité le collet. Elle attendit le prochain plan de Cora. Vieille, Cora l’était sans conteste, mais Ki doutait qu’elle fût en train de perdre l’esprit. Ses mains et son intelligence dirigeaient la famille aussi sûrement que Ki conduisait son attelage. Elle avait d’abord répugné à laisser Sven partir avec Ki. Ki avait été pour elle une épine dans son pied. C’était la femme qui allait et venait, échappant au contrôle de Cora. Ki était celle dont on ne pouvait prévoir les réactions, ou manipuler. Ki voulait que leur séparation se passe bien. Elle ne souhaitait pas un dernier duel de volontés, sans Sven pour apaiser la tension.
— Mais pourquoi dois-tu déjà te dépêcher de partir loin de nous ? N’as-tu pas vu la vérité dans les paroles de Rufus ? C’est une brute qui veut obtenir les choses par l’intimidation, je sais, mais il n’avait pas tort. Si tu pars maintenant, ce sera l’ultime insulte envers des gens blessés et en colère. Ne peux-tu pas rester jusqu’à ce que nous puissions payer un prix honorable pour la terre que Sven t’a laissée ? Tu peux certainement rester, au moins jusqu’à ce que le maître des Rites puisse venir nous aider à faire la paix avec les harpies. Ça compterait beaucoup pour moi, si tu pouvais rester jusque-là. Rufus considère cela comme une affaire d’honneur. Ne pourrais-tu pas rester ?
— Peut-être, répondit prudemment Ki.
Les phrases de Cora tissaient autour de Ki une toile subtile de logique, de culpabilité et de dépendance : Nous avons besoin de toi. Tu nous as fait du mal. Comment peux-tu partir ? Cora avait insinué qu’elle n’approuvait pas la façon dont Rufus voulait lui forcer la main. Était-elle en train de lui montrer qu’on pouvait s’y prendre avec plus de finesse ? Ki leva ses yeux verts pour les plonger dans ceux, plus sombres, de Cora, essayant d’atteindre ce qui pouvait se trouver derrière. Il n’y avait que deux yeux brillants comme ceux d’un oiseau, au milieu d’un visage ridé qui souriait à Ki, en la suppliant presque. Ki regarda le sol, confuse.
— Pourquoi veux-tu que je reste ? demanda-t-elle franchement.
Cora soupira et remua sur son lit.
— Tout doit-il être exprimé trop tôt ? Je suis vieille, Ki. Tu es jeune, mais bourrée d’intelligence et de douceur. Rufus est une brute ; Lars, un cœur tendre. Il leur faut une main avisée pour tenir les rênes. J’avais rêvé qu’un jour, Sven et toi vous lasseriez de la route, que vous reviendriez vers nous. Maintenant, Sven a disparu, pour toujours. Alors je vais te demander ce que Rufus aurait exigé. Ki, resteras-tu ? Tu es un esprit fort. Nous avons besoin de ce genre de force, surtout après une épreuve comme celle de la nuit dernière.
Ki imagina qu’elle touchait une lame à double tranchant. L’invitation était faite avec flatterie et un rappel du mal qu’elle avait fait. Une petite bulle de colère monta en elle. Était-elle donc une gamine, pour qu’on la manipule de la sorte ? Elle tenta de formuler des réponses polies, des paroles d’adieu courtoises. Son esprit luttait, commençant soudain à s’embourber. Sa tête commença à la lancer. Elle manquait peut-être de reconnaissance envers Cora. Ne lui avait-elle pas déjà pris son fils ? Ses oreilles bourdonnèrent jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus rien entendre d’autre. Sa vision sembla s’obscurcir avec le bruit.
Soudain, se débattre contre tout cela lui parut un effort trop grand. Ki n’avait nulle part où aller et rien à faire quand elle y serait. Elle se sentit curieusement vide quand elle prononça les paroles, des paroles qu’elle pouvait à peine entendre au travers du bourdonnement dans ses oreilles.
— Je resterai, Cora. Je resterai jusqu’à ce que vous ayez fait la paix avec les harpies.
La neige tourbillonnait et tournoyait sur la piste. Vandien s’était réduit à une pile de vêtements sur le banc à côté d’elle, affligé par le froid. L’attelage continuait sa lente progression, stoïquement. Ki contempla la neige qui tournait, tour à tour dégageant et recouvrant la piste. C’était un frisson blanc sur blanc, toujours mobile mais ne se répétant jamais. Éternellement différent et toujours identique. Comme l’avaient été ses journées à Gué de Harpe.
C’était le rythme de ces journées qui l’avait entièrement absorbée, minant sa volonté. Elle tenta de se retourner sur le passé, de retrouver des souvenirs nets. Il y en avait peu. Pendant un moment, son esprit saisit une image d’elle-même, agenouillée sur un ponton flottant des marais pierreux à l’extrémité du domaine de la famille...
Le marais puait le mal pendant les jours d’été les plus chauds. Les vapeurs piquaient les yeux de Ki, faisaient couler son nez et pleurer ses yeux. C’était un des quelques endroits où son mal de tête constant semblait empirer. Le bourdonnement d’insectes brillants camouflait le bourdonnement dans ses propres oreilles. Il était lugubre, cet endroit puant, même pendant une radieuse journée d’été. Personne ne choisissait de travailler ici – personne, à part Ki. Les autres évitaient les corvées dans le marais, mais Ki y allait volontairement. Parce que, là, elle pouvait travailler seule.
Elle déplaça le lourd seau en bois le long du ponton jusqu’à un poteau de bois suspendu au-dessus de l’eau. Elle défit le nœud de la cordelette attachée autour du poteau et tira précautionneusement dessus. Il y avait quelque chose de magnifique dans le cristal orange qui était accroché au bout de la ligne. Ki le laissa pendre un moment, contemplant les rayons de soleil qui frappaient ses facettes. Puis elle le déposa doucement dans le seau à côté des autres. Il fallait prendre grand soin des cristaux fragiles. Les tchéria ne paieraient pas aussi cher s’ils étaient ébréchés. Ki sortit une nouvelle longueur de ligne propre du sac qu’elle portait sur l’épaule. Elle en fit descendre une extrémité dans l’eau trouble et noua l’autre bout au poteau de bois qui s’élevait depuis le ponton.
— Elle ne s’habille même pas comme nous !
Ki sursauta au son de cette voix qu’elle connaissait mal. Katya surplombait Lars, sur un ponton séparé, où il renouait soigneusement une ligne. Elle pensait sans aucun doute qu’elle était à une distance suffisamment grande de Ki pour pouvoir parler d’elle en toute sécurité, mais les voix portaient étrangement dans le marais. Ki garda les yeux baissés, continuant son travail. Les arbres morts se dressaient hors de l’eau et leurs branches étaient décorées de guirlandes d’une mousse rosâtre gluante. Cela masquait partiellement le couple aux yeux de Ki. Mais Ki vit l’air ennuyé, sur le visage de Lars, quand il releva ses longs cheveux et lança à Katya un regard noir.
— Je ne t’avais pas entendue approcher, la salua-t-il.
— Tu n’as plus l’air de remarquer grand-chose me concernant désormais, Lars. Regarde-la. Est-ce qu’elle ne peut pas au moins porter une blouse et un pantalon, comme nous autres ?
Lars regarda comme on le lui avait demandé. Il vit Ki retirer prudemment un nouveau cristal, concentré sur son travail. Elle portait un coquet pourpoint de cuir marron au-dessus de son pantalon brun en tissu grossier. Lars et Katya étaient vêtus de la blouse et du pantalon amples et blancs des fermiers de la vallée. Lars fronça les sourcils.
— Je ne crois pas qu’elle ait jamais vraiment prêté attention à ce qu’elle portait, répliqua-t-il, avant de changer habilement de sujet avec une courtoise politesse. Tu n’es pas venue nous voir depuis quelques jours, Katya.
— D’abord, je pensais te laisser le temps de te remettre de cet affreux rite, expliqua Katya. Mais maintenant, depuis peu, quand je passe te rendre visite, tu es toujours sorti travailler quelque part avec Ki. Tu dois savoir que l’histoire du rite s’est largement ébruitée. Certains disent que c’est votre propre bêtise qui vous a fait subir cela, mais je ne vois pas les choses ainsi. Je n’ai que de la sympathie pour votre malheur, Lars. Je ne peux pas imaginer ce que cela doit être, d’être proscrit de la compagnie des êtres ailés.
Katya posa une main sur son épaule pour l’arrêter, afin qu’elle puisse admirer le cristal qu’il venait de tirer de l’eau. Il le posa délicatement dans son seau et se leva pour s’approcher du poteau suivant. Katya resta dressée droit devant lui. Ki observait du coin de l’œil. L’épaisse chevelure couleur miel de Katya était tressée de manière à former une couronne autour de sa tête. Ses bras pliés encadraient ses seins souples. Lars leva les yeux en apercevant le regard qu’elle lui adressait et la contourna.
Elle l’accompagna et s’assit à côté de lui, près du poteau.
— Tu as l’air tellement exténué, Lars. Personne, dans la vallée, ne comprend pourquoi vous n’envoyez pas Ki sur la route pour retrouver un peu de paix dans vos vies. Je crois que vous devriez tous essayer d’oublier ce qui s’est passé, pour guérir. Vous pouvez difficilement oublier, avec sa présence comme rappel constant. Je sais que cela use ta mère. Cora ne m’a pas fait appeler une seule fois depuis que cela s’est produit. Croit-elle que j’ai une moins bonne opinion d’elle à cause de son infortune ?
Lars sortit lentement un cristal de l’eau.
— Elle a eu beaucoup à faire, dernièrement, Katya. Des choses dont elle doit s’occuper seule. Elle a fait prévenir le maître des Rites que nous avons besoin d’un rite particulier. Et elle passe beaucoup de temps avec Ki. Je suis certaine que ta compagnie lui manque. Mais elle ressent une obligation envers Ki. Elle veut l’aider. Katya, si tu avais été présente pendant le Relâchement et que tu avais senti la tempête d’émotions que Ki renferme en elle, tu comprendrais pourquoi ma mère ressent ce qu’elle ressent. Ki doit abandonner ces émotions ou bien exploser quand elles arriveront à leur terme.
Les oreilles de Ki rougirent. Était-ce ainsi qu’ils la voyaient ? Elle se plongea dans la confection d’un nœud déjà bien serré. Elle essaya de ne pas entendre le petit rire indulgent de Katya.
— C’est tout à fait Cora. Tout ce qui est faible, tout ce qui est blessé peut trouver un toit chez elle. Elle n’est pas de celles qui gardent des rancœurs. Regarde comme elle a accueilli Haftor et Marna. Tout le monde disait qu’elle ne devait rien aux enfants de son frère. Ne l’avait-il pas laissée seule pour s’occuper du domaine familial ?
— Ma mère ne voyait pas les choses ainsi, répondit brièvement Lars. Ce sont les enfants de son frère et ils ont autant droit aux terres familiales que les siens.
Lars se leva et alla rapidement au poteau suivant. Il ne regarda pas si Katya le suivait. La tête de Ki était baissée et ses mains étaient occupées quand Katya jeta un regard furieux dans sa direction. Katya se pressa à l’endroit où Lars se penchait sur le poteau.
— Les terres de Sven, fit la voix abrupte de Katya, qui ne mâchait pas ses mots. Est-ce que Ki va les garder ou les vendre ?
Ki réalisa que ses yeux étaient fixés sur le visage rouge de Lars. Des éclairs de colère transparaissaient dans ses yeux pâles.
— Elle ne m’en a jamais parlé, donc nous n’en avons pas discuté. Il y a bien trop d’autres sujets douloureux à considérer. Les terres et l’argent ne sont pas à l’ordre du jour.
— Ce serait un domaine substantiel, n’est-ce pas ? insista Katya. Si la moitié des terres de tes grands-parents revient aux enfants de Cora, pour être divisées en trois par sa descendance – c’est un sixième du domaine familial qui aurait dû être à Sven, et qui est maintenant entre des mains douteuses. Quand Marna sera adulte et qu’elle prendra ses terres, Haftor et elle contrôleront à eux deux la moitié du domaine d’origine, alors que Rufus et toi n’avez que deux-sixièmes...
— C’est une question familiale, et qui sera réglée par la famille. Contrairement à Rufus, je pense que cela ne posera pas de problème. Ce ne sera pas la première fois que les terres seront dirigées avec un système de votes pondérés.
La voix de Lars était cassante, lui rappelant poliment que, bien qu’il lui parlât, il considérait cette affaire comme privée. Il ne faisait même plus semblant de travailler sur les cristaux.
Ki regarda le menton de Katya se relever au ton de Lars. Elle porta ses mains à ses hanches. Elle le dominait pendant qu’il s’accroupissait à côté du poteau et du seau. Sa poitrine se souleva, alors qu’elle prenait une longue inspiration.
— Une femme voudrait connaître ces choses avant de rejoindre une famille, afin de savoir comment ses enfants s’en sortiraient. Elle pourrait considérer qu’il serait plus avantageux de trouver un homme qui voudrait rejoindre sa famille, et ainsi elle garderait ses propres droits d’héritage.
— Je suis d’accord, répliqua Lars d’un ton neutre. Elle serait bête de ne pas envisager d’autres possibilités. Et d’autres maris.
Il se leva et passa à côté d’elle en la poussant de l’épaule pour aller jusqu’au poteau suivant. Elle resta debout sur le ponton, le regardant travailler. Ki jeta un coup d’œil rapide à son visage en s’avançant vers le poteau suivant. Katya semblait regretter ses paroles.
Lentement, Katya rejoignit Lars et s’agenouilla une nouvelle fois près de lui. Il se leva au moment même où elle s’accroupissait, allant rapidement au prochain poteau. Sans se laisser intimider, Katya le suivit. Ki s’avança à contrecœur vers le poteau suivant de son propre ponton. Chaque poteau les rapprochait du point d’intersection des pontons.
— Est-ce que je t’ai dit que je reviens tout juste de la plateforme des harpies, où j’ai amené un agneau ? demanda Katya d’une voix de petite fille penaude.
Lars alla sans un mot au poteau suivant. Elle s’avança derrière lui.
— Père m’a d’abord demandé de tes nouvelles, comme toujours. Il était content d’apprendre à quel point... à quel point tu rayonnes de virilité.
— Katya, grogna Lars en signe d’avertissement.
— Et il n’arrêtait pas de donner des nouvelles de ses harpies adorées, comme toujours, poursuivit-elle rapidement. Il n’a pas du tout changé : quand il était avec nous, père en parlait tout le temps, quasiment juste avant que cela n’arrive.
Lars souleva son seau et alla au poteau suivant. Ki s’attarda au sien, faisant semblant d’avoir quelques difficultés. Mais la voix de Katya portait plus nettement que jamais.
— Il y a eu un drame !
Elle lança cela en suppliant presque qu’il lui accorde plus d’attention. Lars céda, tournant les talons et posant sur elle des yeux de martyr.
— Pas dans nos aires, je suis soulagée de te le dire. Ça s’est produit dans une aire isolée, loin au sud, à une bonne semaine de voyage, bien qu’à vol de harpie, quelques jours suffisent. C’était une aire renégate, le nid de créatures ailées qui élevaient seules leur progéniture. Père a dit qu’elles formaient un couple solitaire, se préoccupant peu de demeurer en paix avec les autres gens. Leur attitude à cet égard n’est pas pardonnable pour nos propres harpies. En effet, certaines des nôtres disent qu’elles ont récolté ce qu’elles avaient semé. Malgré tout, elles ont quand même droit à notre sympathie et à une promesse d’assistance dans leur quête de vengeance.
— De vengeance... ? demanda lentement Lars.
Sa voix était troublée.
Le bourdonnement, dans les oreilles de Ki, augmenta soudain de volume. Une impression glacée, sorte de prémonition, s’abattit sur elle.
— Une nichée à quelques jours de l’éclosion, détruite ! Et, d’après toutes les traces, par un seul humain. Quelqu’un a escaladé la falaise pour mettre le feu au nid. La mère a été cruellement massacrée et son corps jeté au pied de la falaise. Le père a été atrocement brûlé en essayant vainement de sauver les œufs. Il pourrait bien ne plus jamais voler. Il est tellement marqué qu’il a perdu l’essentiel de la mobilité nécessaire pour voler normalement. Mais il vivra.
Ki vit la corde glisser entre ses doigts, soudain mous, avant de disparaître dans l’eau trouble. Sa tête lui tournait, prise d’un soudain vertige. Il lui semblait qu’elle n’arrivait pas à inspirer assez d’air dans ses poumons.
— C’est de ce genre d’histoire qu’on fait des cauchemars, dit Lars, hagard. Quand cela s’est-il produit ? Cela doit remonter à plusieurs mois, à la fin de la saison des éclosions. Ou bien était-ce une couvée tardive, et cela serait arrivé il y a quelques jours seulement ?
— Père ne l’a pas dit, jubila Katya, visiblement satisfaite de la réponse et l’intérêt de Lars. Je crois comprendre que le père n’a pas été découvert avant plusieurs jours, car il ne pouvait pas aller chercher de l’aide en volant. Il était tout près de la mort quand il a été trouvé. Elles disent qu’il était à moitié aveugle, aussi. Nos harpies compatissent et lui ont porté de la nourriture. Mais c’était un activiste et un renégat. Elles n’exerceront pas la vengeance en son nom, bien qu’elles discutent de cet incident avec colère et se renseignent au sujet d’un humain correspondant au signalement. Quelqu’un comme ça me donne honte d’appartenir à la race Humaine.
— Sur ce point, tu ne serais pas la seule, répondit Lars.
Katya porta le seau pesant quand ils allèrent au poteau suivant. Ki, figée par l’horreur et la fascination, ramassa son propre seau et s’avança jusqu’au prochain poteau, où elle put entendre leur voix.
— Est-ce donc vrai -père voulait le savoir-, ce qu’on entend dire ? Qu’Haftor cherche à gagner les faveurs de Ki ?
Lars jeta un regard irrité sur Katya.
— Tu prends déjà la relève de ton père pour ce genre de passe-temps ? demanda-t-il d’une voix froide comme la mort.
Katya rougit.
— Ce n’est pas pour moi que je demande, Lars, mais pour mon père. Tu sais à quel point il est friand de nouvelles. Il dit qu’il l’a entendu dire par d’autres, de ce côté. Qu’Haftor essaierait de gagner Ki, et avec elle, les terres de Sven. Le domaine de la famille est vaste. C’est normal qu’il y ait tant de curiosité, et même d’inquiétude, à voir la majorité du domaine tomber entre de nouvelles mains.
Une colère sourde et douloureuse monta en Ki. Elle eut l’impression d’être le morceau d’un boulier, un bout de bois dans le jeu de comptabilité auquel ils jouaient. Elle, Ki, était réduite à une portion de terre à contrôler. Mais elle ne bougea, ni ne parla. Elle posa doucement un cristal orange dans son seau et tira une ligne neuve pour le poteau.
Je ne vois aucune cause d’inquiétude, Katya. On dirait Rufus, quand tu mets autant de suspicion dans ta voix. Nous ne craignons aucune traîtrise de sa part. Avec le temps, il pourrait bien s’avérer un bon chef pour le domaine. Mais je ne crois pas que cela arrive. Je suis plus proche de Ki que quiconque et je peux te dire qu’elle n’a pas de tendre sentiment envers Haftor, quelles que soient les impressions qu’il pourrait avoir ou les ambitions qu’il pourrait nourrir. Haftor et moi avons des points de désaccord, mais c’est un brave homme. Quand Haftor passera un pacte, ce sera avec une femme qu’il apprécie, sans se soucier de ce qu’elle pourrait posséder ou non. Crois-moi, et tu verras si j’ai tort.
— Il y en a même qui disent... (Katya hésita, mais le regard dans ses yeux était plus félin qu’incertain)... qui disent que Lars gagnerait plus à prendre Ki pour épouse que Katya.
— Lars ! appela Ki, au moins deux fois plus fort que nécessaire. Mon seau est plein. Je monte à la cabane d’accrochage.
Elle adressa à Katya un sourire chaleureux sous des yeux glacés. Lars ne la regarda pas, ni ne répondit. Ki se leva, tenant son seau qui se balançait, et remonta d’un pas lourd le ponton pour grimper les marches jusqu’à la rive. Elle suivit un sentier battu entre deux berges d’herbe drue et mobile. Le soleil frappait sur sa tête endolorie et son esprit ne trouvait aucun refuge où fuir. La harpie bleue vivait, et vivait pour se venger. D’autres harpies l’aideraient. Et les rumeurs allaient bon train pour savoir quel taureau serait ensuite conduit à la vache Ki. Son allure s’accéléra et sa mauvaise humeur s’intensifia.
— Cours comme cela, et chaque cristal sera fêlé avant que tu n’arrives à la cabane, la prévint une voix, derrière elle.
Elle ralentit le pas et se retourna. Haftor marchait à sa suite, tenant un seau dans chaque main. Il lui lança un regard de dessous ses sourcils sombres et proéminents, et sourit pour adoucir sa remarque.
— Est-ce que tu sais ce qu’ils disent sur nous ? lui demanda Ki bien malgré elle, d’une voix irritée.
La maudite colère explosa en elle. Elle la laissa envahir son esprit avec cette insulte plus personnelle, balayant toutes ses pensées des harpies tournoyantes et des serres acérées.
Haftor haussa les épaules malgré sa charge, laissant échapper un petit rire.
— Est-ce que cela te dérange, Ki, de voir ton nom associé au mien ? Tu n’en as jamais parlé avant. Je pensais que tu n’étais pas au courant. Un homme plus orgueilleux aurait cru que tu approuvais la rumeur. Mais cela se résoudra sans peine. Attends d’avoir un public, puis mets ton poing dans ma sale figure. Aucune femme ne te le reprochera. Ça leur donnera quelque chose de nouveau à raconter.
Ki lui lança un regard incrédule.
— Cela ne te dérange pas, Haftor, que toutes les langues bien pendues remuent ta vie privée comme si c’était leur tas de purin ?
Haftor s’arrêta, posa ses seaux pour reprendre une meilleure prise, puis repartit. Ki le suivit.
— Les gens ont « remué » ma vie depuis le jour où Marna et moi avons été conduits ici, enfants. La plupart des gens ont eu l’impression que Cora nous avait recueillis par pure charité. Seule Cora semble ne jamais l’avoir vu ainsi. Donc accompagne-moi ou frappe-moi au visage. Ils parleront de nous de toute façon. Il n’y aura que le ton des commérages qui changera.
« Alors, continua-t-il d’un ton soudain plus léger, en se tournant pour lancer un sourire à Ki, pourquoi ne pas leur donner matière à jacasser ? Quand viendras-tu chez ma sœur pour nous rendre visite et admirer ses travaux ? De sa forge et de son enclume sortent les métaux les mieux travaillés que la famille ait jamais vus. Elle ne leur a jamais donné de raison de regretter de nous avoir recueillis.
— Je suis certaine qu’aucun de vous ne l’a fait, se hâta de répondre Ki.
C’était la première fois qu’Haftor lui parlait ouvertement à ce sujet. Ki n’avait jamais compris ce qu’il y avait dans cette histoire qui la fasse paraître si taboue. Mais elle sentait qu’en parler la menait sur un terrain glissant.
La cabane d’accrochage apparut devant eux. La porte était entrouverte et Ki aperçut à l’intérieur les longues poutres qui la traversaient et auxquelles les cristaux scintillants étaient suspendus au bout de leur corde.
— Je viendrai vous voir, Marna et toi, quand Rufus me laissera du temps libre. Peut-être que Marna pourra façonner du métal pour moi ? Je n’ai pas grand-chose à offrir, si ce n’est une portion du métal lui-même. C’est de l’argent, et du bon, mais il ne me sert pas à grand-chose en tant que gobelet en argent. Il absorbe trop bien la chaleur du liquide et me brûle la main.
— Je suis sûr qu’elle sera contente de le faire pour rien. Elle n’a pas souvent l’occasion de travailler des métaux précieux et elle apprécie les matières nobles. Qu’est-ce que tu aimerais qu’elle en fasse ?
Ils avaient atteint la porte de la hutte d’accrochage. Ki posa son lourd seau. Elle fit une moue, plissant pensivement son visage.
— Haftor, tu me ferais presque oublier qui je suis et quel moment je vis. J’ai ce gobelet depuis longtemps, et j’ai souvent envisagé d’en faire un peigne pour moi et un bracelet pour Sven. Maintenant, je n’ai besoin d’aucun des deux. Mes cheveux sont attachés par des nœuds de veuve et je ne verrai jamais ce métal briller au bras de Sven. Tu me l’as presque, presque fait oublier.
Haftor, de façon inattendue, rougit en entendant ses paroles. Un sourire vint atténuer l’ingratitude de son visage.
— Va chercher le gobelet de toute façon, et amène-le ce soir chez ma sœur. Fais-toi confectionner ton peigne et un bracelet qui t’ira. Tu ne vas certainement pas garder tes nœuds de veuve jusqu’à la fin de tes jours ?
Elle le regarda sans rien dire. Elle se pencha et prit dans son seau un cristal pendu à son fil. Elle leva les bras vers un endroit libre de la poutre et y noua la ligne.
— Je demanderai à ta sœur de ne me faire que le peigne, et un bracelet qui lui ira à elle. Ou à son frère, si elle n’aime pas les bijoux.
Haftor regarda Ki droit dans les yeux. La gentillesse adoucissait ses traits.
— Ki, ne me diras-tu pas ce qui te préoccupe, aujourd’hui ? Un flot de commérages, même si tu le trouves odieux, ne pourrait pas rendre ton visage aussi blême.
Ki fit une moue, tordant la bouche. Elle se baissa sur son seau pour prélever un nouveau cristal et prit le temps de l’accrocher. Où son esprit était-il donc, aujourd’hui, pour laisser son visage refléter ainsi sa détresse ? Maudites soient les harpies et tout ce qui les concernait ! Elle essaya d’afficher un sourire las.
— Je suis seulement fatiguée, Haftor, d’une façon particulière. Les odeurs du marais me piquent les yeux et me font couler le nez. À cause d’elles, j’ai la tête qui m’élance jusqu’à ce que mes oreilles soient remplies du bourdonnement d’un millier abeilles. Je ne crois pas que cette vie convienne à mon organisme. J’en viens à attendre désespérément l’arrivée du maître des Rites, pour que vous puissiez tous faire votre cérémonie. Puis je pourrai reprendre ma route avec bonne conscience.
Haftor regarda le sentier désert, derrière lui. Il entra dans la petite hutte, près de Ki. Ses yeux étaient plus sombres, dans la pénombre de l’intérieur de la cabane. Sa voix se fit basse et pressante.
— Pars maintenant, Ki. Pars maintenant !
Elle fit un pas en arrière pour s’éloigner de lui, déconcertée et effrayée par sa soudaine véhémence. Il n’avait pas l’air complètement sain d’esprit, avec sa bouche figée et ses yeux brillants, de la sorte. Elle s’humecta les lèvres, soudainement sèches.
— Je ne peux pas partir maintenant, Haftor, sans perdre mon honneur. J’ai donné ma parole à Cora que je resterais. Voudrais-tu que je la brise ?
— Oui ! Je le voudrais. Mais tu ne le feras pas, je le crains.
Il agita la tête et baissa les yeux. La férocité sembla refluer.
— Pour ton bien, j’espère que le maître des Rites fera vite. Mais c’est un vieil homme, et il ne presse pas ses tournées. Il voyage de ville en ville dans la vallée, faisant le catéchisme aux enfants et les présentant aux harpies. Comme il le fit avec moi par le passé.
La voix d’Haftor se perdit en hésitation, et il sembla pendant un moment plongé dans un souvenir.
— Il sera parmi nous dans un mois.
Ki se demanda ce qu’il s’était rappelé. Est-ce que d’anciens souvenirs hantaient Haftor comme les souvenirs de Sven hantaient désormais Ki ?
Un choc dans les côtes de Ki la ramena à l’instant présent. Vandien s’était agité sous ses couvertures, et il lui donna un coup de coude. Ki leva les yeux vers le ciel. Pas de harpie. Et le soleil était assez haut pour qu’ils fassent encore un bon bout de chemin.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Le camp de cette nuit...
Vandien s’était adossé de nouveau à la porte de la cabine, mais il pointait sa main gantée dans une direction.
Ki regarda. Elle ne vit rien de plus qu’un élargissement de la piste. Effectivement, à cet endroit, la roche surplombait un peu la piste et elle était vierge de glace bleue. Mais, étant à ciel ouvert, c’était un lieu difficile à protéger.
— Et si nous poussions un peu plus loin... pour utiliser ce qui nous reste de lumière du jour ? demanda Ki pardessus le vent.
Vandien fit lentement non de la tête, ne prenant même pas la peine de se redresser sur le banc.
— La piste est plus étroite et plus dangereuse ensuite. Mieux vaut la parcourir en plein jour. Et pas d’endroit où faire un camp pour la nuit, à moins que tu ne veuilles allumer un feu sur la piste devant ou derrière nous. Ici, au moins, tu peux détacher les chevaux sur un terrain plat et les laisser s’abriter entre la roulotte et la paroi. Ensuite, plus rien.
À regret, Ki conduisit la roulotte jusqu’à l’endroit élargi. Elle voulait fuir la harpie. Désespérément. Cela avait toujours été sans espoir. Même au grand galop sur un terrain plat, l’attelage ne pouvait pas distancer la mort ailée. Ki pria pour que les vents soient violents, alors qu’elle allait déharnacher l’attelage. Un sourire amer tordit ses lèvres. Croyait-elle que Keeva écouterait quelqu’un qui avait renoncé aux coutumes romni ?
Le rythme routinier de l’installation du camp prit le contrôle de son esprit. Frotter les chevaux, couvrir les chevaux, leur verser une double ration d’avoine. Elle s’appuya un moment sur Sigurd. Elle sentit et entendit sa mastication régulière pendant que ses larges dents broyaient les grains. L’inéluctabilité de sa propre mort tomba sur elle comme une chape. Elle semblait assourdir le vent et rendre les vilains pincements du froid plus équitables. Elle étouffait la peur ancienne qui rognait les bords de son esprit. Cela allait lui arriver, comme elle le savait depuis longtemps. À présent, ce ne serait plus très long et l’attente serait terminée. Elle était désarmée, sur une corniche exposée, à flanc de montagne. Par pitié, que la mort soit brève... Elle se demanda si elle allait seulement lutter.
Un humour macabre l’envahit. Haftor l’avait bien dit : tu avais besoin de l’amertume de la vie pour qu‘elle redevienne réelle, pour que tu puisses en apprécier les bons moments. Prise d’une soudaine impulsion, elle étreignit l’énorme épaule de Sigurd. L’animal, surpris, s’éloigna d’elle.