9.
Petropavlovsk, péninsule du Kamtchatka, Fédération de Russie, six mois plus tard
Elles venaient des quatre coins du pays.
Deux filles avaient été récupérées dans un orphelinat de la banlieue de Moscou et une autre avait été dénichée près d’Iekaterinbourg. Mais le reste venait de petits orphelinats dans des villes loin de tout. Le genre d’endroit où, pour une somme modique, les recruteurs pouvaient prendre leur temps, choisir avec soin, revenir avec ce qu’il y avait de mieux.
Il était primordial que les filles soient seules au monde. Pas de père poivrot, pas de tante ruinée, pas de cousin au chômage qui les auraient placées à l’orphelinat en attendant des jours meilleurs. Le père pouvait toujours renoncer à la vodka, la tante se refaire, le cousin trouver un travail, et alors ils débarqueraient pour apprendre que la fille était partie.
Ils commenceraient à poser des questions.
Dans ce genre de business, les questions, on les évite, on fait en sorte qu’elles ne soient pas posées. Tout doit avoir l’air parfaitement innocent. Tout doit se passer sans bruit.
Ces filles étaient complètement seules. Personne n’irait demander de leurs nouvelles. Jamais.
Le monde entier était en récession, mais la Russie, tout au long de son histoire, que ce soit sous les tsars ou sous le régime soviétique, avait toujours été pauvre. Après la chute du communisme, elle l’était restée. La mère patrie avait toujours été un endroit où les jeunes filles pauvres passaient à la trappe.
Sauf que maintenant, avec la mondialisation, ces filles avaient leur utilité, elles étaient devenues une marchandise qui pouvait rapporter de l’argent.
C’est pourquoi les recruteurs faisaient la tournée des orphelinats situés dans des coins perdus et choisissaient les plus jolies gamines après s’être assurés qu’elles n’avaient pas de famille dans les parages.
Souvent, c’était difficile de savoir à quoi elles ressemblaient vraiment. Au départ, elles étaient toutes pareilles, à première vue : maigres, le visage émacié, les yeux éteints, les cheveux gras. Mais les recruteurs avaient l’œil pour repérer celles qu’on pouvait métamorphoser avec un peu de savon, une bonne alimentation et quelques marques d’affection. Les recruteurs connaissaient le métier et, en cas d’erreur, la fille disparaîtrait. Ni vu ni connu. Elle manquerait à qui ?
Les filles qui étaient en train de monter dans le bateau, escortées par des infirmières diplômées, avaient déjà meilleure allure qu’il y a quelques semaines, ce qui était à porter au crédit des recruteurs qui avaient su déceler la beauté potentielle sous la crasse et le désespoir. Elles avaient été gardées dans un entrepôt à quelques kilomètres au sud de Petropavlovsk, en attendant le moment d’embarquer.
Le temps passé dans cet entrepôt avait été le plus heureux de leurs jeunes et tristes vies.
L’endroit était chauffé parce que, même en juin, il fait froid dans la péninsule du Kamtchatka. Elles avaient été nourries et avaient pu prendre des bains. Elles avaient la télé et des DVD – des versions piratées de vieux films américains de série B, mais les filles avaient été tellement sevrées qu’elles étaient restées scotchées devant l’écran pendant des heures. On leur avait aussi donné des livres. Certaines ne savaient pas lire. Certaines déchiffraient laborieusement. Mais d’autres avaient dévoré un bouquin après l’autre, ne s’arrêtant même pas pour manger.
L’entrepôt autrefois à l’abandon avait été remis en état tout exprès pour héberger le contingent. On y avait installé un générateur, un réseau électrique rudimentaire, des toilettes et le chauffage. Un investissement qui serait vite amorti. Pour l’instant, on était en période d’essai. Mais, si tout se passait comme prévu, il y aurait d’autres expéditions à intervalles réguliers, pour lesquelles l’entrepôt servirait de lieu de transit.
C’est des filles bien propres, reposées, bien nourries que les autocars vinrent chercher pour leur faire franchir la première étape du voyage. Un périple destiné à devenir un lucratif commerce de viande fraîche – du moins, il était permis de l’espérer.
Il y avait huit millions d’orphelins rien qu’en Russie, sans compter la Biélorussie, l’Ukraine et les autres anciennes républiques soviétiques.
Lorsqu’il y eut le compte de filles, les autocars les conduisirent au bateau amarré à une jetée construite une semaine auparavant dans un port naturel, à quinze kilomètres de là. Personne n’avait rien remarqué, ou bien ceux qui avaient remarqué quelque chose s’en moquaient. C’était une contrée à l’abandon, une péninsule attachée au plus grand désert du monde, la Sibérie.
Le consortium qui s’occupait de la logistique de l’opération avait acheté les fournitures et les vivres à Petropavlovsk, une de ces villes où les gens s’occupent de leurs oignons. Les rues étaient pleines d’ivrognes et de miséreux, les forces de police peu regardantes, et faciles à corrompre. Malgré cela, les chefs pensaient qu’il valait mieux être discrets, c’est pourquoi le bateau accostait hors de la ville.
Pour la même raison, le chargement se faisait de nuit. Les risques d’être repéré par les satellites espions qui couvraient la région étaient moindres. Et pour ainsi dire inexistants, c’est en tout cas ce que les investisseurs, qui avaient leurs entrées dans les services secrets russes, avaient certifié. Les satellites espions étaient braqués sur des régions situées plus au sud, et cherchaient à détecter les repaires de terroristes. À Petropavlovsk, on n’embarquait pas d’explosifs, de drogue ou d’armes. Seulement des filles.
Elles étaient soumises. Elles montaient toutes seules à bord. Pas besoin de les pousser. Il suffisait de les canaliser comme un troupeau de moutons. Il y avait deux infirmières pour cinquante filles. Et quant aux membres d’équipage, tous savaient qu’une mort cruelle les attendait s’ils osaient toucher un seul cheveu d’une de ces filles.
Elles étaient une denrée précieuse et pouvaient compter sur un voyage sans histoire. Les chefs de l’organisation avaient fait les comptes. En échange d’un investissement dérisoire et sur la base d’une période de travail de quinze ans en moyenne, chaque fille rapporterait trente millions de dollars – trente-cinq ou quarante en cas d’usage intensif.
Une fois à bord, les filles s’installèrent docilement. Quatre couchettes par cabine. Il n’y avait pas beaucoup d’espace mais personne ne se plaignit. Les draps étaient propres et elles savaient qu’elles seraient bien nourries. Les nurses n’étaient pas tendres mais pas méchantes non plus. Les filles n’avaient jamais été aussi bien installées ni aussi bien traitées. Il s’agissait de leur faire traverser l’océan le plus confortablement possible, jusqu’à leur destination finale, l’Amérique, où tout s’achète et tout se vend.
San Diego, club Météore
— Un peu de champagne, monsieur ?
Une jeune femme lui tendait un plateau. Franklin Sands accepta une flûte. Avant d’y tremper ses lèvres, il la tint un instant dans la lumière pour admirer la fine dentelle de bulles. Le champagne pétillait, étincelait. Comme sa vie !
Il adorait tout ce qu’il avait sous les yeux : la vaste pièce regorgeait de beaux meubles, de produits de luxe. Les grands fauteuils qui sentaient bon le cuir neuf accueillaient des hommes qui respiraient le fric, de belles jeunes femmes prêtes à satisfaire leurs moindres désirs déambulaient de l’un à l’autre.
Celle qui lui offrait le champagne était presque trop belle – une brune dans une robe de chez Valentino qui laissait voir juste ce qu’il fallait de sa somptueuse poitrine. Ici, pas la peine de lorgner dans le décolleté des filles. Les hommes savaient qu’ils pouvaient les voir nues quand ils le voulaient. Il suffisait de payer.
Le plateau était en argent massif, les flûtes en cristal de Baccarat. Quant au champagne, un veuve-clicquot de derrière les fagots, Sands en avait fait rentrer huit caisses la semaine précédente.
Le sofa était signé Poltrona Frau et la table basse, Philippe Stark. La salle était immense, les meubles disposés de manière à la diviser en une multitude d’alcôves. La musique d’ambiance était choisie en fonction de l’âge des clients. Comme, ce soir, la plupart des hommes avaient la soixantaine, on passait de la musique classique en alternance avec des succès des années soixante-dix, quand ces messieurs étaient dans leur prime jeunesse.
Aujourd’hui, bon nombre d’entre eux avaient besoin de stimulants, que Sands se faisait une joie de leur procurer – contre rétribution, bien entendu.
— Monsieur ?
La belle brune, qui se faisait appeler Sibylla, se tourna vers le nouvel associé du patron, Anatoli Nikitine. Nikitine reconduisit d’un simple geste de la main. Sands se rembrunit. Peu d’hommes refusaient ce que Sibylla avait à offrir, et cette fille était un de ses meilleurs investissements. Belle, complaisante et douée pour ce boulot. Elle lui rapportait une brique et demie par an. Net d’impôts.
Comment pouvait-on rester indifférent à ses charmes ?
Mais le nouvel associé de Sands refusait tout ce que le Club Météore avait à offrir, alors que le Météore avait précisément été conçu pour procurer aux hommes tout ce qu’ils pouvaient désirer. Excepté la drogue. Pas de ça au Météore ! Seulement des drogues légales. Les produits pour faire planer et pour faire redescendre, Sands les achetait en pharmacie… Au Météore, vous pouviez vous adonner à tous les plaisirs possibles et imaginables sans que la police y trouve à redire.
Pour trafiquer de la drogue, il fallait être cinglé et avoir envie de mourir jeune. Le commerce des femmes, le commerce des plaisirs raffinés, c’était un autre business. Très lucratif. Pas violent. Du moins au niveau où Sands se situait. C’est-à-dire le top niveau, surtout depuis l’arrivée des investisseurs russes, que Nikitine représentait. En à peine une année, le club s’était considérablement développé. C’était désormais l’endroit idéal pour se détendre, bien manger et bien boire. Et même goûter, dans un fumoir, les meilleurs cigares cubains.
Ensuite, les hommes pouvaient se divertir dans les chambres avec les petites protégées de Sands, en majorité des Mexicaines, mais la sélection s’étoffait, le choix se diversifiait. On attendait justement un arrivage de beautés slaves. Afin qu’il y en ait pour tous les goûts. Des blondes et des brunes.
Bientôt, Franklin Sands pourvoirait aux plaisirs de ceux qui aimaient la viande… très fraîche. Ce serait un nouveau secteur d’activité. Si vous aimiez les filles très jeunes et que vous soyez prêts à y mettre le prix, le Météore vous garantirait le meilleur choix – et la discrétion !
Car à la différence de l’activité commerciale principale, ce créneau-là était illégal, évidemment. Mais aussi infiniment plus cher…
Les Russes avaient mis sur pied de nouvelles filières, plus dangereuses, mais plus lucratives. Du moment que des clients étaient prêts à payer, ils étaient prêts à tout leur fournir. Absolument tout…
La carte de membre, au Club Météore, coûtait 250 000 dollars par an. Il fallait déjà payer pour les extra. Il faudrait payer encore plus cher pour les nouveaux extra.
Même en période de crise économique, c’était un marché porteur. À condition d’être les meilleurs. Or, personne n’offrait mieux que le Météore, dans un cadre aussi élégant, avec de telles garanties d’hygiène et de discrétion.
Le nouvel associé de Sands ne semblait pourtant pas prêt à succomber aux nombreuses tentations du Club Météore. Sands trouvait curieux qu’on se prive d’un plaisir. Il comprenait toutes les faiblesses humaines. Il ne comprenait rien à l’abstinence.
Nikitine et lui travaillaient ensemble depuis près d’un an, depuis que Nikitine, que Sands soupçonnait d’avoir un passé militaire, l’avait contacté. Nikitine représentait un groupe d’hommes d’affaires russes désireux d’investir en Amérique et qui avaient de l’argent en quantité astronomique. Avec un tel afflux de capitaux, le Météore avait changé de dimensions, c’était désormais l’un des clubs les plus sélects du pays.
Cependant, bien qu’ils aient souvent parlé affaires jusque tard dans la nuit, Sands n’avait jamais vu Nikitine prendre part aux réjouissances. Il ne buvait pas, mangeait à peine et n’avait jamais emmené une fille dans une chambre, comme Sands le lui avait souvent proposé. Ne serait-ce que pour tester la marchandise.
Rien ne permettait de penser que Nikitine était de l’autre bord. Non, lorsqu’il arrivait, il s’installait dans un coin sombre pour ne plus en bouger, et il observait. Au début, il ne lui avait fallu qu’une semaine pour tout comprendre. Il avait estimé les bénéfices du club à cent mille dollars par an et il avait proposé de les multiplier par cent.
Il avait un plan. Investissement massif. Nouvelle filière d’approvisionnement. Marchandise plus fraîche et meilleur marché. Et en quantité illimitée.
Comment refuser ?
Sands prit un toast au caviar, qu’il fit descendre avec une gorgée de champagne. Il poussa le plateau vers Nikitine, lequel ne le regarda même pas. Sands poussa un soupir. Quitte à faire de bonnes affaires, il aurait préféré que ce soit avec quelqu’un d’un peu plus sympa.
Une femme cria. Une gifle claqua. Un homme éleva la voix.
Des problèmes. Comme il arrivait parfois.
Nikitine se crispa.
Sands fit signe à l’un des gardes du corps discrètement mêlés à la clientèle. Ce n’était pas le genre videurs de boîtes de nuit tout en muscles. Sands les avait choisis avec soin, à la fois pour leur connaissance des arts martiaux et leur discrétion. Et aussi pour leurs qualités décoratives. C’étaient des hommes séduisants et coquets. Il leur allouait à chacun de quoi s’offrir une garde-robe de play-boy mondain.
On ne s’avisait de leur vraie fonction que lorsqu’il y avait des embrouilles. Comme maintenant.
Esméralda.
Encore elle ! pensa Sands. Elle commençait à l’agacer. Une femme d’une grande beauté, plus belle même que Sibylla, mais, ces temps derniers, elle devenait vraiment indisciplinée. Après tout ce qu’il avait fait pour elle ! C’était la découverte dont il était le plus fier. Il l’avait recueillie à l’âge de dix ans alors qu’elle mendiait dans le quartier le plus pourri de Tijuana, de l’autre côté de la frontière. Une vraie sauvageonne. Elle s’appelait alors Rosa Perez. Il lui avait appris l’anglais, et à lire et à écrire, à s’habiller, à bouger avec grâce et à satisfaire les hommes de toutes les façons possibles.
Il lui avait fallu du talent pour deviner une future Vénus dans cette petite fille maigrichonne et crasseuse, prostrée au coin d’une me. Après l’avoir métamorphosée, plutôt content de son œuvre, il l’avait rebaptisée Esméralda. Au total, elle avait été un excellent investissement. Mais, ces temps derniers, elle rapportait surtout des ennuis. C’était peut-être son passé de chatte sauvage qui remontait à la surface.
Au Club Météore, les châtiments corporels étaient bannis – enfin, ceux qui laissent des traces. S’il l’enfermait dans une des chambres du sous-sol et qu’il la fasse violer par tous les hommes de la maisonnée, peut-être que ça lui remettrait les idées en place ?
Les gardes du corps emmenèrent Esméralda. Quant au membre du club qui avait été insulté, il se vit offrir une bouteille du meilleur champagne et une semaine de baise gratuite.
Le client est roi.
Le moment était mal choisi pour des actes d’insubordination. Il fallait que les Russes aient l’impression d’une machine bien huilée, prospère et prête à passer à l’échelon supérieur.
Sans parler du fait que pour être tout à fait franc, Sands avait un peu peur de ses nouveaux associés. Tout cet argent, là-bas, à Moscou, et un négociateur qui n’avait aucune faiblesse. Sands avait parfois l’impression de traiter avec un extraterrestre.
Nikitine se tourna et, pendant une seconde, Sands eut vraiment l’impression d’être regardé par un extraterrestre. Les yeux étaient froids comme des agates et d’une fixité extraordinaire. Ce n’était pas les yeux du commun des mortels.
— Monsieur Sands, dit Nikitine de sa voix sourde, avec un fort accent russe, c’est la troisième fois que cette femme réagit mal. Vous avez un problème. Ou bien vous vous en chargez ou bien c’est moi qui m’en charge.
La température baissa brusquement dans la pièce et le champagne devint aigre dans l’estomac de Sands. Il n’y avait pas trente-six réponses possibles.
— Oui, oui, ne vous en faites pas, je vais m’en occuper.
Les yeux d’agate le fixèrent encore pendant un long moment. Finalement, Nikitine détourna le regard et Sands avala un peu d’air.
Pour la première fois, il aurait été prêt à l’avouer : Nikitine lui foutait vraiment la trouille.
L’Amerloque avait pâli. Anatoli Nikitine lui tourna le dos. Un geste de mépris, qui ne présageait rien de bon, mais que l’autre ne comprendrait sûrement pas. Les Américains étaient incapables de percevoir de telles nuances.
Nikitine, quant à lui, était un expert en la matière. Son père avait été colonel du KGB et lui-même avait passé dix ans dans le FSB qui lui avait succédé. Les menaces, la violence, il connaissait tout ça sur le bout des doigts.
Mais quoi ! Il avait grandi dans des conditions difficiles. Il savait comment va le monde. Tu étais fort ou faible. Maître ou esclave. Par exemple, dans cet endroit que l’Américain décrivait comme un club chic et distingué, mais qui n’était en réalité qu’un bordel. L’Américain n’accepterait sans doute pas le terme. Trop vulgaire ! Il préférait croire que ses clients appartenaient à une espèce de confrérie, celle des riches et des puissants, qui avaient trouvé une noble façon de satisfaire leurs appétits.
La vérité, c’est qu’avec leur argent ils s’achetaient des putes. Sauf qu’au lieu d’aller dans la rue, où c’est sale et public, ils venaient ici, où c’était propre et privé. Pour ceux qui voulaient encore plus de discrétion, il y avait une entrée séparée et une suite. Ils pouvaient faire un repas gastronomique et pratiquer exactement le genre de galipettes qu’ils voulaient pour 10 000 dollars. C’était donné !
Il y avait des avantages à être un oligarque. L’Amérique était pleine d’oligarques. C’est pourquoi Nikitine était ici.
C’était un bon business et qui promettait de devenir encore meilleur lorsqu’ils auraient commencé à importer de la marchandise de première fraîcheur.
Nikitine avait étudié les photos des cinquante filles qui traversaient en ce moment même le Pacifique. Il était sûr qu’elles plairaient. En tout cas, aux amateurs de très jeunes filles.
Anatoli Nikitine avait froncé les sourcils en entendant le claquement d’une gifle. Un tel bruit était incongru dans un endroit aussi calme. Puis il avait constaté que l’esclandre venait de cette très belle fille, Esméralda, qui était une récidiviste. Cette fois, elle accusait un client de l’avoir pincée. Les filles ici étaient dressées à ne pas se plaindre.
Esméralda avait peut-être été une marchandise de choix, mais elle était en train de devenir encombrante. Il fallait régler ça avant qu’elle ne déteigne sur les autres filles. Ici, il n’y avait pas de place pour l’insubordination, alors que les clients payaient des fortunes en échange de la plus parfaite obéissance. Dehors, l’insubordination pouvait régner, mais ici, il n’était pas question de la laisser seulement poindre.
L’Américain était en train de parler à l’un de ses pseudo-agents de sécurité. En réalité, ce que ces types-là savaient le mieux faire, c’était de porter le smoking sans avoir l’air de pingouins. Tandis que ses hommes à lui savaient régler les problèmes, vite fait, bien fait.
Il sortit son téléphone et composa un numéro. Nikitine laissait ses hommes à l’écart parce que l’Américain pensait qu’avec leurs gueules de tueurs et leurs fringues de voyous, ils détonnaient dans l’ambiance feutrée du club. Mais, en cas de problème, eux au moins savaient quoi faire.
Nikitine dit deux mots au chef de ses hommes, Ivan. Fiable et compétent. Il avait combattu en Tchétchénie. C’est dire s’il connaissait la musique.
L’Américain était encore en train de parler avec son agent de sécurité d’opérette ! Ivan apparut sans tambour ni trompette. Il portait des rangers, un jean noir, un débardeur noir et une veste de cuir qui dissimulait son holster garni d’un pistolet automatique.
— Esméralda, la fille en robe rouge. Trouve pourquoi elle est devenue ingérable et règle ça.
Ivan acquiesça d’un signe de tête. À la différence des gardes du corps de l’Américain, les hommes de Nikitine ne touchaient pas aux filles. Ils observaient la plus stricte discipline militaire. Lorsque tout marcherait comme sur des roulettes, ils pourraient se détendre. Nikitine leur offrirait une dizaine de filles pour qu’ils en fassent ce qu’ils voudraient. Ensuite, il ne resterait plus qu’à se débarrasser des corps.
À ce moment-là, si cette emmerdeuse d’Esméralda était toujours en vie, Nikitine la donnerait en pâture à ses hommes, elle aussi. Peu importe ce qu’elle rapportait au club. La discipline exigeait des sacrifices.
— J’ai entendu dire qu’elle avait eu des contacts avec quelqu’un de l’extérieur, dit Ivan à voix basse et en russe. Une bonne femme, dans un centre. Elle sème la zizanie.
Nikitine hocha la tête. Ses patrons allaient bientôt venir en Amérique pour superviser le débarquement de la marchandise et prendre des nouvelles de leur investissement. Tout devait être parfait. Le contraire était impensable.
— Nous n’avons pas besoin de ça, surtout maintenant. Tâche de savoir ce qui se trame et mets-y bon ordre. Au besoin, donne une leçon à la bonne femme.
Ivan salua d’un mouvement de tête et s’apprêta à aller exécuter les ordres. Nikitine pouvait compter sur ses hommes. Ils étaient bien payés et on leur avait promis un pourcentage sur les bénéfices lorsque l’ai faire aurait atteint son rythme de croisière.
Nikitine rappela Ivan.
— Mon colonel ?
— Tu fais en sorte que la bonne femme n’ait plus envie de se fourrer dans nos pattes, d’accord ? Mais ne la tue pas, il ne faut pas risquer d’agacer la police américaine. Sinon, tu as carte blanche.
Ivan salua de nouveau et s’éloigna pour de bon.
Dans un coin de la pièce, Sands était en train de chapitrer Esméralda, qui l’écoutait, tête basse mais l’air buté.
C’était vraiment une beauté. Quel gâchis !
« Esméralda, ma pauvre petite chérie, pensa Nikitine, ta bonne copine va prendre une leçon dont elle se souviendra longtemps. Et puis, après, ce sera ton tour. »