5.

 

 

 

 

Chloé reçut davantage de baisers ce matin-là que dans toute sa vie. C’était magique, au-delà des mots. Au-delà de tout ce qu’elle avait imaginé – et elle avait beaucoup fait marcher son imagination, pendant ses nuits sans sommeil.

Elle n’aurait jamais cru qu’avoir une famille pouvait être aussi merveilleux.

Il ne lui avait pas fallu plus d’une seconde pour comprendre qui était qui. La jolie rousse, avec un léger accent sudiste, c’était Ellen, la femme d’Harry. Et, par voie de conséquence, sa belle-sœur. Et elle avait une nièce.

Chloé n’avait jamais envisagé l’existence d’une belle-sœur et d’une nièce. Des gens avec qui elle aurait un lien de parenté. L’idée avait de quoi faire frissonner.

Ensuite, il y avait Nicole, la femme de Sam. Belle, chaleureuse et accueillante. Et, puisque Harry avait dit que Sam était comme un frère pour lui, il en résultait que Nicole aussi était une parente.

Sam était grand comme Harry, mais moins beau. Il avait l’air fort et rude, le genre d’homme qu’elle évitait, instinctivement. Grand, fort et rude, c’était pour elle synonyme de danger. Cette méfiance était inscrite au plus profond d’elle-même, dans son cœur, dans son cerveau, dans chacune de ses fibres, et elle n’avait jamais été tentée de la remettre en question, jusqu’à ce jour.

En dépit de son apparence, ce devait être un chic type. Il avait l’air capable de vous fracasser contre le mur sans faire le moindre effort, mais il s’appliquait à être le plus doux possible avec elle. Même sa grosse voix, il s’efforçait de l’adoucir lorsqu’il s’adressait à elle.

Et il n’aimait pas moins sa femme qu’Harry aimait la sienne.

C’était flagrant dans ses yeux chaque fois qu’il regardait Nicole. Chloé comprenait pourquoi car Nicole était superbe, belle et gentille à la fois. Elle était grande et mince, sauf son ventre arrondi par sa grossesse. De longs cheveux bruns, de beaux yeux bleus. Et tout à fait spontanée. Elle ne semblait pas éprouver ce besoin de compétition qui caractérise souvent les jolies femmes. Elle avait embrassé Chloé dans un véritable élan d’amitié, en la regardant dans les yeux, et du point de vue de Chloé, le message était clair. Par leur attitude, Nicole et Ellen lui signifiaient qu’elles étaient heureuses de la connaître et qu’elles voulaient être ses amies.

Mike Keillor, c’était autre chose. Pas aussi grand que ses deux amis, mais quasiment deux fois plus large, il avait les épaules et les bras les plus puissants qu’elle eût jamais vus chez un homme. Un culturiste, assurément, mais sans le côté raide et pataud des body-builders. Il dégageait une formidable impression de force et de vitalité. Il était bien planté sur ses jambes, indéracinable, invincible.

C’était un peu plus difficile de penser à Mike Keillor comme à un frère.

Les accolades de Sam et Harry – désormais officiellement ses frères ! – et les embrassades de leurs épouses avaient été chaleureuses, elle n’avait pas eu, dans l’excitation du moment, le temps de comprendre ce qui lui arrivait.

Mais, quand Mike l’avait prise dans ses bras, le temps s’était pour ainsi dire arrêté. Immédiatement, elle était devenue consciente de tout. Elle avait éprouvé des sensations inédites, précises et distinctes. Enivrantes.

Mike, c’était Superman, sans le collant. Superman en un peu plus petit, un peu plus large, mais avec des yeux bleus ! Et qui sentait bon. Une saine odeur de mâle.

Au lieu d’une accolade, il l’avait enlacée et serrée contre lui ; presque une étreinte amoureuse. Elle avait adoré ça. Sans réfléchir, sans avoir besoin de délibérer, comme elle faisait la plupart du temps. Sans se poser de questions.

Elle n’était pas naturellement douée pour les relations humaines, sans doute à cause de toutes ces années de solitude à l’hôpital ; et aussi parce que ses parents ne lui avaient pas beaucoup parlé et ne l’avaient guère écoutée non plus. Quoi qu’il en soit, Chloé pensait que tout le monde avait le mode d’emploi de la vie, sauf elle, et que c’était pour ça qu’elle était perpétuellement dans le brouillard.

Les choses s’étaient quelque peu améliorées à partir du moment où elle avait été à l’école du Sacré-Cœur. Ensuite, il y avait eu l’université, et puis le monde du travail, où elle s’était passablement débrouillée. Mais elle n’avait pas le sens inné de la vie en société et le peu qu’elle savait dans ce domaine avait été appris à rude école.

Tandis que ce moment avec Mike – ce moment hors du temps – avait été purement instinctif. Ils allaient si bien ensemble ! Il n’y avait pas eu le moindre embarras. En une fraction de seconde, elle s’était retrouvée dans ses bras, serrée contre lui, presque joue contre joue.

À cet instant, son constant monologue intérieur s’était interrompu. Fini le casse-tête, plus de questions. Elle s’était contentée de ressentir, assaillie par un vrai déferlement de sensations.

La force de cet homme, sa chaleur, lui communiquait une incroyable impression de sécurité. Et aussi… du désir.

Heureusement que Mike avait pris l’initiative de s’écarter. Elle aurait pu, sinon, rester collée à lui, abandonnée entre ses bras, jusqu’à la fin des temps. Lorsqu’il s’était écarté, elle avait éprouvé une sensation de froid, comme si quelque chose de vital lui manquait soudain. Leurs regards étaient restés accrochés l’un à l’autre. Le sien avait une expression grave. Les traits de son visage étaient crispés. Elle avait eu l’impression d’être transparente pour lui et qu’il pouvait lire en elle. Chloé était fascinée.

Le temps était suspendu.

Chloé sursauta, reprit conscience de ce qui l’entourait. Harry et Sam étaient en train de fermer boutique, éteignant les ordinateurs, rangeant des dossiers. Harry lui sourit.

— On va faire un détour par le Del Coronado pour récupérer tes bagages et puis nous irons déjeuner chez Nicole et Sam.

Il s’interrompit et la regarda en fronçant les sourcils.

— Tu as l’air secouée, dit-il en lui prenant doucement les mains. C’est trop pour toi ?

Il avait les mains tellement chaudes !

— Oh non ! répondit-elle. Des moments comme celui-là, il n’y en aura jamais trop.

En contrôlant tant bien que mal le tremblement au fond de sa gorge, elle ajouta :

— J’ai encore de la peine à y croire.

Il se pencha pour l’embrasser sur le front.

— Je comprends ce que tu veux dire. Sauf que toi, tu as eu le temps de t’habituer à l’idée de me retrouver. Alors que moi, j’ai pris ça de plein fouet.

Il la regarda tendrement.

— Mais je vais te dire une chose : j’ai l’impression que tu as toujours été là.

— En un sens, c’est vrai que j’ai toujours été là. Je pensais à toi si fort que c’est impossible que tu ne l’aies pas senti.

Elle partit d’un rire qui se mua en sanglot.

— Je vais bien finir par arrêter de pleurer, reprit-elle en s’essuyant les yeux. C’est promis.

— Maintenant, intervint Ellen, nous allons faire la fête. On rentre à la maison.

— Chloé ?

Mike, derrière Chloé, lui présentait son manteau. En l’aidant à l’enfiler, il posa brièvement ses mains puissantes sur ses épaules. Elle trouva que c’était bon. Une poigne solide qui la maintenait stable au milieu de la tornade des événements…

Nicole rappela Manuela pour la prévenir de leur arrivée d’ici une demi-heure.

— Dépêchons-nous, dit-elle ensuite, elle nous prépare un festin et ne sera pas contente si on laisse refroidir. Et personne n’a envie de mécontenter Manuela, pas vrai ?

— Oh, non, madame ! approuva Sam, ajoutant à l’intention de Chloé : Sans Manuela, c’est bien simple, je ne mangerais jamais.

Nicole lui décocha un coup de coude et le toisa en plissant les yeux. Son regard pétillait de malice.

— Une autre plaisanterie dans ce goût-là, dit-elle, et je connais autre chose que tu ne feras plus jamais !

La mimique horrifiée de Sam fit rire Chloé. Elle se retint de mettre la main devant sa bouche. Sa mère adoptive lui avait toujours dit que seuls les gens mal élevés riaient en public. Mais c’était un passé, un passé révolu. Tout le monde lui sourit et Sam lui adressa un clin d’œil complice.

— OK, dit Harry en montrant la sortie. Tout le monde dehors. Toi, Chloé, tu montes en voiture avec nous.

— Moi aussi, je vais profiter de ta voiture, Harry, dit Mike. J’ai laissé la mienne dans Logan Heights la nuit dernière. Barney la récupérera.

En l’entendant citer Logan Heights, Sam et Harry échangèrent un regard lourd de sens. Chloé n’eut pas le loisir de s’en étonner car déjà une grosse main se refermait sur son coude.

Mike, à ses côtés…

Ils sortirent, avec des secrétaires en train d’enfiler leur manteau, qui s’éclipsèrent en lançant de joyeux « Au revoir ! ». Les clients étaient partis.

Il y avait une bonne ambiance dans cette firme, songea Chloé. Son frère avait créé quelque chose de bien, avec Sam Reston et avec Mike Keillor, l’homme qui la tenait toujours par le bras. À leur attitude, on voyait que les gens étaient heureux de travailler ensemble dans une firme prospère, où l’on était respecté. Chloé était sensible à l’impression de sérénité et d’harmonie qui régnait entre les personnes. Elle n’avait connu cela qu’au Sacré-Cœur, à Londres…

Harry rayonnait, Sam avait passé un bras autour de la taille de sa femme et il souriait. Harry et Sam étaient assez simples à comprendre. Deux braves types, bien dans leur peau, heureux en ménage, décontractés.

Mike quant à lui n’avait pas l’air particulièrement heureux, mais pas malheureux non plus. Il avait juste l’air grave. Et il se tenait à ses côtés. Comme son ombre. On aurait pu les prendre pour trois couples.

Harry et Ellen. Sam et Nicole. Mike et elle…

Elle ne marchait pas vite mais Mike allait du même pas qu’elle, s’accordant à son rythme. Sa présence, tout près d’elle, ne se laissait pas oublier. Il créait autour de lui son propre champ gravitationnel, eût-on dit. Chloé devait se donner beaucoup de mal pour ne pas le regarder sans cesse ou pour ne pas se coller contre lui. Il la tenait toujours par le coude. Sans serrer particulièrement fort, mais elle aurait sans doute eu du mal à se libérer, si elle l’avait voulu. De toute façon, elle ne souhaitait pas se libérer. Pour rien au monde. La sensation était trop délicieuse.

Ainsi, elle était en train de quitter RBK Security avec quatre membres de sa nouvelle famille et un cinquième qui, euh… qui avait moins l’air d’un parent que d’un homme intéressé par une femme.

Qui aurait pensé qu’autant de bouleversements pouvaient se produire en deux heures seulement ?

Deux heures plus tôt, elle était arrivée ici malade d’inquiétude, tiraillée entre la peur et l’espoir. Complètement seule au monde et incapable d’imaginer sans trembler comment les choses allaient se passer. Dans le meilleur des cas, Harry et elle… quoi au juste ? Ils déjeuneraient ensemble ? Et ensuite ?

Après avoir fait ouvrir le coffre-fort et découvert ses papiers d’adoption dans la fameuse boîte noire, Chloé s’était demandé pourquoi leur tante n’avait pas également adopté son frère. La réponse se trouvait dans le journal intime enfoui au fond de ladite boîte, sous des relevés bancaires, comme si, même dans le coffre, il avait encore fallu le cacher.

Laura y racontait par le menu ce qui s’était passé à partir du moment où les autorités avaient découvert que Laura Mason, née Tyler, n’était autre que la sœur de Carol Bolt, née Tyler, décédée.

Laura avait pris l’avion pour San Diego, seule. Mariée depuis peu, elle commençait déjà à s’apercevoir qu’elle était tombée sur un homme pervers et violent. Mais elle était riche et respectée. De la fortune et une haute position sociale, elle n’avait jamais rien voulu d’autre dans la vie.

Poussée par son sens du devoir, elle s’était rendue au dispensaire de San Diego, qui était, ainsi qu’elle le notait avec dégoût, « un endroit pour soigner les pauvres ». Chloé avait senti l’hostilité de Laura croître au fil des pages lorsqu’elle parlait de Christine, sa nièce, pauvre petite chose fracassée, plus morte que vive, sur un lit d’hôpital.

Puis Laura était allée voir son neveu. Un garçon grand et fort pour son âge, et dangereux. Bagarreur. Incontrôlable. Elle l’avait regardé de loin tandis qu’il faisait une crise, cassant tout et criant sa rage contre l’univers entier.

Cela réglait le problème. Son mari accepterait à la rigueur qu’elle adopte une petite fille tellement mal-en-point qu’elle ne survivrait peut-être pas. Mais un adolescent costaud et violent ? Pas question.

Chloé comprenait que, dans ces conditions, Laura ait choisi d’abandonner Harry aux bons soins des services sociaux.

En retrouvant sa sœur, Harry n’avait manifesté que de la joie, alors que Chloé avait pensé qu’il éprouverait peut-être de la rancœur en apprenant qu’il aurait pu être adopté, lui aussi, et connaître un meilleur sort.

Elle avait tout envisagé, d’un accueil plutôt tiède à un rejet pur et simple. Elle aurait accepté n’importe quoi, pour voir de près le seul être qui soit du même sang qu’elle.

S’il l’avait tenue à distance, elle aurait compris. Elle lui aurait été reconnaissante de la moindre miette qu’il lui aurait accordée.

Jamais elle n’aurait imaginé la manière dont ça s’était vraiment passé – qu’il lui ouvre les bras sans la moindre réticence, qu’il lui fasse une place dans sa famille. Dans sa famille élargie car, chose dont elle aurait été bien incapable, Harry avait réussi à se forger de solides amitiés. Il avait autour de lui une vraie tribu.

Une tribu à laquelle, désormais, elle appartenait. Deux heures plus tôt, elle n’avait personne, elle était seule au monde. Maintenant, elle avait Harry et Sam et Mike. Ellen et Nicole. Merry et Grâce. Et une troisième nièce en préparation.

Mike la regarda.

— Je parie que tu n’aurais jamais cru que ta matinée finirait comme ça, par un déjeuner en famille, dit-il à voix basse, pour elle seule.

Elle sourit.

— Tu lis dans mes pensées. Serais-tu extralucide ?

— Oh, certes non ! répondit Mike. On m’a déjà soupçonné de manquer de lucidité, mais jamais d’en avoir trop ! C’est juste que tu avais l’air tellement anxieuse en arrivant et que maintenant tu as l’air heureuse.

Elle le fixa, attirée vers lui par une soudaine sympathie, chose rare chez elle.

— J’étais anxieuse et maintenant je suis heureuse, tu as raison.

D’un signe de tête, Mike désigna le groupe dont il fermait la marche.

— Tu ne peux pas être plus heureuse qu’Harry en ce moment, dit Mike. Ou qu’Ellen ou Sam ou Nicole.

Il attendit une seconde avant d’ajouter :

— Ou moi.

Elle tressaillit. Ça voulait dire ce que ça voulait dire ! Harry tenait ouverte pour eux la porte du garage, au sous-sol de l’immeuble.

— Viens, ma chérie, lança-t-il à Chloé.

Pas d’impatience, rien que de la tendresse.

Chloé était souvent obligée de compter sur la patience des gens. Marcher était en soi un miracle, pour elle. Il lui avait fallu des années et des années d’effort pour y parvenir. Elle ne pouvait pas aller plus vite. Si elle essayait de se dépêcher, elle risquait de tomber. Elle devait marcher lentement et affronter l’impatience des gens.

Mais Harry n’était pas impatient, juste attentionné. Mike non plus ne trahissait pas d’impatience. Il réglait naturellement son pas sur le sien.

Sam et Nicole filaient déjà vers leur voiture.

— À tout à l’heure, leur cria Ellen. On passe par l’hôtel de Chloé, et puis on vous rejoint.

Nicole se retourna.

— Je débouche le champagne, lança-t-elle gaiement. Tâchez de ne pas traîner, sinon on le boira sans vous.

— On sera là, ne t’en fais pas ! répliqua Ellen. Et que ce soit du champagne français, hein ? Du vrai de vrai ! Pas de la vinasse californienne.

Nicole répondit par un geste de la main. Son mari lui tint la portière du passager, l’aida à monter à bord, fit le tour du véhicule et démarra alors que les autres étaient encore loin derrière.

Chloé s’excusa, rougissant de honte. Harry, Ellen et Mike se réglaient sur elle. Ils traversaient le garage à une allure d’escargot.

— Je suis désolée de marcher si lentement, dit Chloé avec un pauvre petit sourire. Partez devant, je vous rejoins… Toi aussi, ajouta-t-elle en regardant Mike.

Mike secoua la tête. Dans la pénombre du garage, ses yeux bleus brillaient. Il prit le bras de Chloé et le passa sous le sien.

— Crois-moi, dit-il en la regardant droit dans les yeux, en ce moment, le seul endroit où j’ai envie d’être, c’est ici, près de toi.

Chloé battit des paupières. Oh ! là, là !