96.

Jack Mackenzie ne vint pas ouvrir la porte quand son fils appuya sur la sonnette.

Heureusement, Ari possédait un double des clefs et entra, inquiet, dans le petit appartement de la résidence spécialisée de la porte de Bagnolet. Il pénétra dans le salon. La télé était allumée, mais son père n’était pas là. Il partit rapidement vers la chambre, avec un pincement au cœur. Les paroles de Lamia lui revinrent en mémoire. « Hier, ma mère est morte, Ari… Dites-moi, vous avez des nouvelles de votre père ? »

Il ouvrit brusquement la porte.

Jack Mackenzie, la mine pâle, était allongé dans son lit et leva lentement la main en voyant entrer son fils.

L’analyste poussa un soupir de soulagement.

— Je… Je t’ai réveillé, papa ? Tu dormais ?

— Non. Je suis ambigu, balbutia le vieil homme, le regard dans le vide.

Ari prit une chaise et la tira près du lit de son père pour s’asseoir à ses côtés. Jack Mackenzie avait des cernes et les yeux rouges.

— J’ai fini mon enquête, papa. J’ai retrouvé la personne qui a tué ton ami Paul Cazo. C’était une femme. Elle est morte, à présent. Je voulais te prévenir.

— Les grands psychotiques de notre type n’ont plus de sexualité.

Ari posa sa main sur le front de son père pour voir s’il avait de la température. Mais il semblait normal, juste épuisé.

— Évidemment, il faudra que quelqu’un nourrisse mes licornes pendant mon absence, continua le vieil homme. J’en ai cent maintenant.

Ari caressa la joue de son père, puis il se leva et partit faire un peu de vaisselle dans la cuisine. L’appartement était moins bien rangé que d’habitude. Jack était certainement dans une mauvaise phase. Sans doute l’absence prolongée de son fils avait-elle perturbé le vieil homme. Ari ne pouvait s’empêcher de se sentir coupable, comme toujours. Il revint dans la chambre avec un verre de whisky dans les mains.

— Tu veux boire quelque chose, papa ?

— Non, il fait froid. Assieds-toi, Ari. Arrête de t’agiter tout le temps. Ça me fatigue.

Ari retourna sur la chaise, tout près du lit. Il sortit son paquet de Chesterfield et en proposa une à son père. Le vieil homme glissa la cigarette dans sa bouche du bout de ses doigts tremblants. Ari alluma les deux cigarettes et se laissa retomber sur le dossier de sa chaise.

— Tu n’as pas l’air bien, mon fils. C’est cette fille, n’est-ce pas ? Cette libraire ?

Ari ne répondit pas. En entrant dans l’appartement, il aurait pu parier que le sujet allait surgir à un moment ou un autre, comme toujours.

— Tu lui as offert les orchidées, tu lui as dit que tu l’aimais, mais ça ne marche pas, c’est ça ? Elle n’est pas amoureuse de toi.

— C’est un peu plus compliqué que ça, papa.

— C’est toi qui n’es pas amoureux ?

— Mais si ! Je te dis que c’est plus compliqué que ça.

— Tu crois qu’un vieux fou comme moi ne pourrait pas comprendre, c’est ça ?

Ari haussa les épaules. Il n’était pas certain en effet que son père fût en mesure de saisir la situation. De rester concentré suffisamment longtemps pour tout entendre et analyser. Après tout, Ari n’était pas sûr de bien comprendre lui-même…

Pourtant, après quelques secondes de silence, il sentit le besoin de se livrer.

— Depuis des années, papa, je me dis que je vais devoir apprendre à vivre seul. Maman est partie, Paul est parti, et puis un jour, toi, tu partiras. Alors je me prépare. Il n’y a rien qui m’angoisse plus, papa. La solitude. Et au fond, je me demande si je ne fais pas fausse route. Je me demande si mon vrai défi, vois-tu, ce n’est pas d’apprendre à vivre seul, mais au contraire d’apprendre à ne plus le faire. Apprendre à vivre avec quelqu’un. Je crois qu’au fond c’est bien plus difficile, et je ne sais pas si j’en suis capable, voilà.

— Tu as peur de t’engager avec elle ? Peut-être que ce n’est pas la bonne, Ari.

— Oh si. Si, papa, c’est la bonne. Il n’y en a jamais eu d’aussi bien, et il n’y en aura jamais de mieux. Elle est parfaite. Elle est belle, magnifiquement belle, elle est douce, elle est drôle, elle est intelligente, elle est forte, elle a la tête sur les épaules et elle sait parfois l’avoir dans les étoiles, elle est émouvante, fragile et forte à la fois…

— Alors dis-lui que tu l’aimes et emmène-la.

— Je ne sais pas si elle est prête à l’entendre. Je l’ai beaucoup déçue.

— Alors bats-toi, mon fils, pour la récupérer.

— Je vais essayer.

— Comment s’appelle-t-elle, déjà ?

— Dolores.

— C’est un prénom bien triste.

— Je l’appelle Lola.

— C’est plus joli, sourit le vieil homme.

Ari se frotta le front, tira une longue bouffée sur sa Chesterfield et avala une gorgée de whisky. C’était tellement étrange et rare, ces moments où les rôles s’inversaient à nouveau, ces moments où son père redevenait père. C’était tellement bon !

Ils fumèrent leur cigarette en silence puis Ari prit la main de son père au creux des siennes et la serra fort.

— Il n’y a pas de commencement, murmura le vieil homme.

Ils restèrent ainsi longtemps, main dans la main, sans prononcer une parole, juste à échanger des regards.

Puis, soudain, Jack se tourna vers son fils et le regarda droit dans les yeux.

— Ari ?

— Oui, papa ?

— Et la petite…

— Quelle petite ? Lola ?

— Non, non. Mona. Qu’est-elle devenue ?

Ari écarquilla les yeux. Il crut que son cœur s’était arrêté.

— Que… Quoi ?

— Qu’est devenue Mona Safran ?

Électrocuté par ce qu’il venait d’entendre, Ari se leva et vint s’asseoir au bord du lit. Il posa ses mains tremblantes sur le bras de son père.

— Tu… Tu la connaissais ?

— Bien sûr.

Ari n’était pas sûr de saisir.

— Mais… Comment ?

Le vieil homme fit un geste vague de la main, comme si ce qu’il venait de dire n’avait pas d’importance.

— Après mon accident… Je ne voulais pas que ce soit toi, Ari. Alors Paul lui a demandé. C’est elle qui m’a remplacé. Mona Safran…

Tout s’embrouillait dans la tête d’Ari. Il essaya de recoller les morceaux. Mais il ne pouvait y croire. Il avait l’impression de rêver. Que tout ceci n’était qu’un autre délire de son père. Une divagation. Pourtant…

— Tu… Tu faisais partie de la loge, papa ?

Le vieil homme se pinça les lèvres, puis ses yeux se tournèrent à nouveau vers le plafond.

— Les types irréprochables, c’est des types qui s’ignorent.

Ari serra plus fort l’épaule de son père.

— Papa ! Réponds-moi ! Tu… Tu faisais partie de la loge Villard de Honnecourt ?

— Il faudra s’occuper de cette saloperie d’hôpital, répondit Jack d’une voix rauque. La bouffe est dégueulasse.

— Papa ! Réponds-moi, merde !

Le vieil homme poussa un long soupir, et des larmes se formèrent au bord de ses paupières.

— On peut concevoir des poèmes qui ont pris corps céleste et où vivent des familles heureuses, murmura-t-il, des sanglots dans la voix.

Ari capitula. Il comprit que ses questions heurtaient son père. Il ne voulait pas le faire souffrir davantage. Il laissa ses mains retomber sur le bord du lit. Puis il se pencha vers lui, colla sa joue contre son crâne et le serra dans ses bras. Il resta longtemps ainsi, en essayant de ne plus penser à rien. Au bout de quelques minutes, le souffle de Jack devint plus fort et plus régulier.

Ari se leva lentement, remonta la couverture sur le corps endormi de son père et sortit de la chambre sans faire de bruit.

Dans le salon, il se laissa tomber sur le fauteuil. Il but quelques gorgées de whisky en regardant, sans vraiment les voir, les images qui passaient sur le petit poste de télévision. Il avait du mal à accepter ce qu’il venait d’entendre, ce qu’il venait de comprendre. Son père avait été flic toute sa vie. Jamais il n’avait mentionné son adhésion au compagnonnage. Cela n’avait pas de sens ! Pourtant, Jack ne pouvait pas l’avoir inventé. S’il connaissait Mona Safran, c’était forcément qu’il avait été compagnon et membre de la loge. Une chose était sûre : cela expliquait ses liens si forts avec Paul Cazo. Mais pourquoi ne lui avait-il jamais avoué ? Comment avait-il pu garder, si longtemps, un secret aussi lourd ? Pour ne pas déroger à la règle des membres de la loge Villard de Honnecourt. Le silence absolu. Ou peut-être avait-il voulu le préserver. Pourtant, il ne pouvait s’empêcher de lui en vouloir.

Il avait l’impression d’hériter d’un terrible fardeau. La mort de Paul, la mort des six compagnons et la démence de son père faisaient de lui le gardien d’un secret ancestral. Car la DRM avait beau avoir scellé l’entrée, le message de Villard de Honnecourt subsistait. Les carrés étaient toujours là. Un jour, il allait devoir décider de ce qu’il allait en faire.

Soudain, des images à la télévision attirèrent son attention et le sortirent de son introspection. Il secoua la tête d’un air dégoûté. Les informations montraient un reportage sur la résolution de l’affaire du trépaneur. On y voyait les mines réjouies du commissaire Allibert et du procureur Rouhet, qui avaient certainement tiré la couverture à eux. Cela ne l’étonna pas vraiment. Au fond, il s’en moquait. Sans doute ces imbéciles se fichaient-ils de ce que la DRM était en train de faire des suites de leur enquête.

Soudain, alors que le reportage se poursuivait, il fronça les yeux et se rapprocha du poste de télé. Il en était certain : il venait de reconnaître un homme, au fond du cadre, dans un plan qui montrait un échange entre le ministre de l’Intérieur et le procureur Rouhet. Il connaissait ce visage. Cet homme aux traits creusés, au teint bilieux, au regard noir. Aucun doute. C’était bien lui. Il avait eu l’occasion de le croiser plusieurs fois au cours de ses enquêtes. Ce type était un illuminé, un mystique qui se faisait appeler « le Docteur » dans les milieux ésotéristes parisiens. Ari n’avait jamais réussi à savoir qui il était vraiment. Mais il se souvenait, à présent, que cet étrange personnage utilisait de nombreux pseudonymes : Marquis de Montferrat, Comte Bellamarre, Prince Ragoczy… Et surtout : Chevalier Weldon.

C. Weldon. Le nom qu’avait mentionné Depierre.

 

Le rasoir d'Ockham
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