50.
Lola se glissa sur le siège conducteur, referma la portière derrière elle et laissa sa tête tomber contre le volant de sa voiture. Elle avait à la fois envie de hurler de rage et de laisser couler ces larmes qui montaient irrésistiblement à ses paupières. Elle se frappa trois fois le front contre le volant et lâcha entre ses dents serrées des flopées d’invectives, tout autant destinées à elle-même qu’à cette ordure, à ce salaud d’Ari.
Quelques minutes à peine après le départ de l’analyste, n’y tenant plus, elle avait décidé, plutôt que de rester, impuissante, dans son studio parisien, d’aller elle aussi à Honnecourt. Elle savait que c’était ridicule, stupide, et qu’Ari ne lui pardonnerait sans doute pas. Mais elle n’avait pas pu résister. Poussée tout autant par une jalousie inavouée et déraisonnable que par l’inquiétude qui lui rongeait le ventre, l’envie de protéger ce grand idiot qui allait se jeter lui-même dans la gueule du loup, elle avait sauté dans sa voiture et était arrivée dans la petite ville du Cambrésis un peu après lui. Lors de la conversation téléphonique d’Ari avec Mona Safran, elle était parvenue à entendre le nom du sentier où avait été fixé le rendez-vous. Garant sa voiture sur le bord de la route, elle avait traversé le petit chemin enneigé à pied, tenant dans sa main un ridicule couteau de cuisine, la seule arme qu’elle avait pu trouver chez elle, décidée toutefois à s’en servir si cette fameuse Mona Safran s’était révélée être la meurtrière qu’elle supposait.
Mais quand elle s’était approchée de la porte de la maison, Lola avait découvert quelque chose qu’elle redoutait peut-être plus encore.
Paralysée sous les flocons de neige, elle avait entendu des cris qui n’étaient pas de douleur. Les râles de deux êtres qui faisaient l’amour, là, passionnément, de l’autre côté de la porte.
Elle avait lâché son couteau et avait fait demi-tour en courant.
Et maintenant, elle sanglotait comme une idiote, seule dans sa voiture au beau milieu d’une route de campagne obscure, ses carreaux balayés par les bourrasques de neige. Elle sanglotait de honte, de douleur, de déception.
Elle resta de longues minutes, la tête enfouie au creux de ses mains, tout son corps secoué par les spasmes et les pleurs, détestant Ari tout autant qu’elle se détestait elle-même.
Mais qu’avait-elle espéré, au juste ? Venir sauver son prince charmant des griffes d’une psychopathe, armée de son couteau de cuisine ? Au fond d’elle, depuis le début, elle avait parfaitement deviné ce qu’elle allait trouver en venant jusqu’ici. L’image brutale de l’homme qu’elle aimait tant, plongé sans le moindre scrupule dans les bras d’une autre. Ce n’était certes pas la première fois, depuis leur rupture, qu’Ari couchait avec une femme. Il ne s’en était jamais caché. Et c’était son droit, après tout. Mais en être le témoin direct, l’entendre, le voir presque, c’était tout autre chose. Et puis, bêtement, elle avait espéré que, ces deniers jours, quelque chose avait changé. Les gestes d’affection qu’Ari lui avait adressés, les caresses timides quand ils avaient dormi ensemble, le bouquet d’orchidées, et le baiser ce soir-là… Comment pouvait-il à la fois manifester son désir de revenir avec elle et coucher avec une parfaite inconnue ?
Peut-être que, au fond, Ari ne l’aimait pas vraiment.
Peut-être n’éprouvait-il pour elle qu’un simple désir physique. L’envie de posséder une femme de dix ans de moins que lui. Le plaisir de se sentir désiré par elle… Et ces orchidées, sans doute ne les avait-il pas réellement achetées pour elle, comme elle l’avait deviné dès le début…
Quelle imbécile elle faisait !
Mais au fond, c’était peut-être la dernière claque dont elle avait besoin pour tourner définitivement la page. Avoir le courage de « rebondir », comme disaient ses amies. C’était finalement plus facile de le détester que de l’oublier. Alors qu’il aille au diable !
Lola releva la tête et essuya ses larmes d’un revers de manche. Elle frissonna, chercha dans un soupir la force de repartir, puis elle tourna la clef dans le Neiman et fit demi-tour sur la départementale enneigée.
Elle alluma l’autoradio et monta le volume plus fort encore qu’elle ne le faisait d’habitude. La voix rocailleuse de Janis Joplin envahit aussitôt le petit habitacle.
Take another little piece of my heart now, baby !
Oh, oh, break it[10] !
Comme coupée du monde extérieur par la plainte salutaire de la chanteuse au boa rose, la voiture s’enfonça dans le rideau de neige à travers le village de Honnecourt. La jeune femme se mordait les lèvres et serrait les poings sur le volant pour ne pas se remettre à pleurer. Elle savait que le trajet du retour allait être un véritable supplice. Mais c’était à la fois sa punition et cette dernière scarification, cette dernière morsure qui, l’espérait-elle, allait enfin lui remettre les pieds sur terre. Lui faire accepter l’évidence. Ari n’était pas fait pour elle. Ari ne vivrait jamais avec elle. Jamais. Elle devait l’accepter.
Dans le dernier virage, à la sortie de la ville, elle plissa les yeux en voyant s’illuminer les deux phares blancs d’une voiture en sens inverse.