24.
Ari fut réveillé par le bruit de la porte.
Il se redressa et vit que Lola était partie, sans doute à la librairie. Il regarda sa montre. Il était un peu plus de 9 heures Sur la table basse qu’ils avaient poussée sur le côté, il aperçut un mot sur un morceau de papier. « Je pars au Passe-Murailles. Tu peux me rejoindre pour le déjeuner si tu veux. Claque la porte en partant. Je t’adore. Bises. »
Il attrapa son téléphone pour s’assurer qu’il n’avait pas raté un appel d’Emmanuel Morand pendant la nuit. Aucun appel en absence. Visiblement, son ami de la DST n’avait pas encore retrouvé la trace du suspect, qui avait dû se débarrasser de son cellulaire.
Ari se leva, se fit un café dans la minuscule cuisine, puis il s’habilla et mit un peu d’ordre dans l’appartement. Quand il eut terminé, il prit son carnet Moleskine et appela Iris Michotte au siège de la DCRG.
— Ari ? C’est toi ? J’ai appris pour ce type dans ton appartement hier soir. Je suis vraiment désolée. J’espère que tu tiens le coup…
— Merci. T’en fais pas pour moi. Tu peux me rendre un service ? Depierre m’a mis en congé forcé, je suis tricard à Levallois…
— Oui, j’ai entendu ça. Tu t’es encore affiché, hein ? Bon, qu’est-ce que je peux faire pour toi ?
— J’ai besoin d’infos sur le type que j’ai… le type qui était chez moi hier soir.
Il lui épela le nom qu’il avait inscrit sur son carnet.
— Je sais pas si ça peut t’aider, mais il avait un soleil noir tatoué à l’intérieur de l’avant-bras droit.
— C’est noté. Je te rappelle dans un quart d’heure, ça te va ?
— Parfait.
Il raccrocha, puis alla fouiller dans la bibliothèque de Lola. Il récupéra deux encyclopédies illustrées et les posa sur la table basse. Il parcourut tous les articles se rapportant à l’astronomie au Moyen Âge. Il espérait trouver une iconographie qui ressemblât à celle du document envoyé par Paul.
Dans la première encyclopédie, il tomba d’abord sur des portraits des grands astronomes de l’époque, Copernic, Brahé, Kepler… Puis sur un dessin du tout premier télescope, créé par Galilée. Mais rien qui ne se rapprochât de son dessin. Il ouvrit la seconde encyclopédie et dès la première page du chapitre consacré à l’astronomie islamique, il vit une photo d’un objet qui correspondait presque parfaitement. Il lut la légende : « Astrolabe perse, XIIIe siècle ». Aucun doute. C’était donc le nom de cet appareil. Un astrolabe. Il approfondit ses recherches.
Cet instrument était aussi désigné sous le nom d’Almicantarat, un mot d’origine arabe qui signifiait « cercles de latitude céleste » ; il désignait une double projection plane permettant de représenter le mouvement des étoiles. Bien qu’il fût apparu à l’époque grecque, c’étaient les astronomes de l’Islam qui avaient développé son utilisation. À en croire les diverses explications qu’Ari put trouver, cet outil permettait à la fois d’enseigner l’astronomie et de calculer l’heure par l’observation soit du soleil, soit des étoiles.
Il examina plusieurs représentations d’astrolabes pour voir si l’un d’eux ressemblait à celui dessiné sur la photocopie. Mais aucun ne lui était similaire, car tous portaient des inscriptions en arabe sur les différents disques, tandis que celui de Paul ne contenait aucune écriture, seulement des graduations et les différents dessins de la lune.
Ari prit rapidement des notes sur son Moleskine. Il ne savait pas où le mènerait cette découverte, mais il avait enfin l’impression d’avancer.
À cet instant, son téléphone se mit à vibrer. Il s’attendit à Iris ou Morand, mais le numéro qui s’afficha ne correspondait à aucun des deux. C’était à nouveau le commissaire Bouvatier. Il décrocha, impatient.
— Ari ! Le meurtre de votre ami n’était pas le premier. Il y a eu un autre assassinat en tout point similaire la veille, dimanche 20 janvier.
— Comment se fait-il que cela ait pu vous échapper ?
— Cela ne s’est pas produit en France, mais à Lausanne. Il faut croire que la communication entre les services de police français et suisses reste à améliorer.
— Et la victime ?
— Christian Constantin. Un prof de fac, la soixantaine, quasiment à la retraite…
— Il enseignait quoi ?
— L’histoire de l’art.
Ari griffonna sur son carnet.
— Vous ne m’avez pas dit ce que faisait la troisième victime, assassinée à Chartres…
— Il était patron d’une entreprise de charpenterie spécialisée dans la restauration de bâtiments très anciens.
Ari remplit consciencieusement un nouveau paragraphe.
— Christian Constantin assassiné le 20 janvier à Lausanne, Paul Cazo le 21 à Reims et Sylvain Le Pech le 23 à Chartres, énonça-t-il lentement. Trois lieux différents en quatre jours. Le meurtrier, s’il agit seul, est un sacré voyageur… Trois hommes entre la cinquantaine et la soixantaine, dont deux enseignants, et travaillant tous dans des domaines liés à l’art ou l’architecture.
— Oui, répondit le commissaire. Le lien est mince, mais on a peut-être un début de profil.
— Le problème, c’est que ce n’est pas avec ça qu’on va pouvoir réduire le champ pour identifier ses prochaines victimes potentielles…
— Oui. Et il y a fort à parier qu’il ne va pas s’arrêter là. Vu la vitesse à laquelle il a enchaîné ses trois premières victimes, il faut s’attendre à voir la liste s’allonger dans les prochains jours.
— Les collègues de la DIPJ de Versailles ont-ils au moins une piste ?
— Pas que je sache.
— Rien sur Mona Safran ?
— Ses empreintes étaient partout dans l’appartement de Paul Cazo, mais cela n’indique rien. Ils attendent sans doute de pouvoir comparer les analyses scientifiques des trois scènes de crime. Ces choses-là prennent du temps. Et j’ai du mal à obtenir des infos. Honnêtement, j’ai l’impression qu’ils pédalent un peu dans la choucroute. En revanche, de mon côté, j’ai tenté d’établir le profil psychologique du meurtrier avec un collègue criminologue.
— Je croyais que vous n’étiez plus en charge du dossier…
— Eh, Mackenzie, c’est l’Hôpital qui se fout de la charité !
Ari ne put réprimer un léger ricanement.
— Il est ici, avec moi, reprit le divisionnaire. Son hypothèse est intéressante. Il veut bien vous donner son avis, si vous voulez… Tout ça est off, bien sûr.
— Bien sûr.
— Je vous le passe.
Ari tourna une page dans son carnet Moleskine et s’apprêta à prendre de nouvelles notes.
— Bonjour commandant.
Le collègue à l’autre bout du fil semblait ne pas vouloir décliner son identité.
— Comme vous l’a dit le commissaire Bouvatier, nous avons travaillé ensemble sur le profil psychologique du meurtrier. Mais ce n’est qu’une hypothèse. Vous connaissez les limites du profiling…
— Je vous écoute.
— À partir des éléments dont nous disposons, je pense pouvoir dire que nous avons affaire à un profil bien précis. Ce que nous appelons aujourd’hui un pervers narcissique criminel.
— C’est-à-dire ?
— En psychopathologie, un pervers narcissique est une personne atteinte à la fois d’un narcissisme exacerbé et de perversion morale. Poussée à l’extrême, cette pathologie peut amener la personne à commettre des actes criminels. C’est un profil relativement fréquent chez les tueurs en série.
— Et quels en sont les principaux traits ? demanda Ari tout en griffonnant sur son carnet.
— Il faut bien savoir que tout ceci est théorique et que nous sommes obligés de généraliser. Mais cela permet d’avoir une première idée de la psychologie de l’individu que vous recherchez.
— Ne vous inquiétez pas, je sais faire la part des choses.
— Alors, avant tout, le pervers narcissique présente une absence totale de morale et d’empathie et donc une indifférence absolue à la souffrance d’autrui. La plupart du temps, c’est un personnage qui a tendance à endosser une personnalité factice. Il souffre d’une constante dévalorisation de son identité et, pour se donner une image plus satisfaisante de lui-même, il s’invente un personnage pour être perçu tel qu’il aimerait être. Ce sont souvent des individus qui n’ont pas réussi à se réaliser à l’âge adulte. Ils en retirent un sentiment de jalousie extrême et un besoin de détruire le bonheur d’autrui.
— Cela peut aller jusqu’au meurtre ?
— Oui, malheureusement. Pour s’affirmer, le pervers narcissique doit triompher de quelqu’un d’autre, ce qui peut aller jusqu’à le détruire, en prenant d’abord du plaisir dans sa souffrance. Il éprouve de la jouissance à voir l’autre souffrir devant lui, à l’asservir et à l’humilier, jusqu’à l’éliminer. Cela, dans le cas qui nous intéresse, explique notamment l’utilisation du tensioactif et de l’acide dilué qui, plutôt que de tuer la victime sur le coup, prolonge sa souffrance tout en la laissant assister à sa mort inéluctable.
— Ce sont des psychopathes ?
— Pas du tout. Et d’ailleurs, dans le cas d’un tueur en série, c’est presque plus inquiétant. Ils ont en général un excellent niveau culturel, sont plutôt intelligents et, surtout, ce sont de fins psychologues. Les pervers narcissiques renvoient la plupart du temps l’image de personnes parfaitement calmes, maîtresses d’elles-mêmes, et sont capables d’attirer la sympathie.
— Un bon moyen de rassurer leurs proies potentielles.
— Oui, exactement. Ce sont de grands manipulateurs, qui savent se rendre aimables avant de s’attaquer à leurs victimes. Ensuite, ils peuvent faire preuve d’une absence d’état d’âme déroutante. Le pervers narcissique n’a pas le moindre respect, n’éprouve jamais de remords, n’a jamais de problème de conscience, ce qui le conduit à banaliser le mal. Ce qu’il faut noter, et je crois que c’est le cas dans ce dossier, c’est que cette banalisation du mal devient parfois doctrinale, militante. Pour se justifier, il embrasse une cause, souvent illusoire ou complètement déraisonnable. Le maquillage des meurtres qui ont été commis me fait pencher pour ce type de pathologie. Le meurtrier cherche à donner un sens symbolique à ses actes.
— Je vois. Et qu’est-ce qui peut motiver de telles pratiques ?
— En général, c’est une personne qui n’a jamais été reconnue pour ce qu’elle est vraiment. Un enfant qui a subi un investissement narcissique important de la part de ses parents, par exemple, et qui a donc été obligé de s’inventer une personnalité, pour exister conformément à l’image attendue de lui. Le fait de n’avoir jamais été apprécié pour ce qu’il est le pousse ensuite à satisfaire, toute sa vie, un besoin de reconnaissance, mais aussi de vengeance.
— Dans le cas qui nous intéresse, le meurtrier choisit des cibles bien précises, utilise un mode opératoire récurrent… Pourrait-il tuer en dehors de ce cadre-là ?
— Malheureusement, c’est fort possible. En cas d’échec ou s’il éprouvait un sentiment de rejet. Les pervers narcissiques ne supportent pas l’échec. Orgueilleux et mégalomanes, ils veulent gagner à tout prix, sans cesse, et ne peuvent admettre de perdre, ne serait-ce qu’une fois.
— Bien. Je vous remercie, c’est… très instructif.
— Je vous en prie. Si je peux me permettre un dernier avis, je vous recommanderais la plus grande prudence, commandant. Les pervers narcissiques sont des adversaires redoutables. Ils font souvent preuve d’une combativité et d’une capacité à rebondir particulièrement étonnantes. La mégalomanie et la paranoïa ne font que renforcer leur pugnacité. Ils ne lâchent jamais.
— Je vois… De toute façon, je ne m’attends pas à tomber sur un enfant de chœur.
En raccrochant, Ari vit qu’il avait reçu un SMS d’Iris pendant sa conversation. « Rien trouvé sur ton type. Fausse identité. J’essaie de voir si les collègues ont relevé ses empreintes et te tiens au courant. »
Mackenzie fut touché par le zèle qu’Iris mettait à lui rendre service. Malgré leur aventure passée – ou grâce à elle peut-être – elle gardait pour lui une amitié dévouée. Elle l’avait donc pardonné de leur rupture brutale et n’avait nourri aucune rancœur. Partir pour lui à la pêche aux infos à la PJ, ce n’était pas vraiment légal, et si leurs supérieurs respectifs apprenaient cela, elle risquait un blâme. Il culpabilisa en songeant qu’il ne se montrait sans doute pas aussi serviable en retour. Un jour, il allait devoir trouver une façon de lui exprimer sa reconnaissance. Mais pour le moment, il y avait plus urgent.
Il regarda sa montre. Il était déjà 11 heures. Ce qu’il venait de découvrir concernant le document envoyé par Paul était certes encourageant, mais assez mince, et il n’avait toujours pas résolu la question de l’appartenance de son ami à la franc-maçonnerie.
Il chercha dans son portefeuille le morceau de papier avec le numéro de téléphone de Mona Safran. Après tout, elle prétendait bien connaître Paul et s’était dite prête à échanger des informations. Cela valait le coup d’essayer. Et peut-être serait-ce l’occasion d’en apprendre davantage sur elle.
— Allô ?
Instantanément, il reconnut la voix posée de son interlocutrice, et son visage, ses allures de femme fatale quelque peu maniérée lui revinrent en mémoire.
— Ari Mackenzie, à l’appareil.
Il y eut un silence. Visiblement, elle ne s’attendait pas à ce qu’il l’appelle.
— Bonjour Ari. Vous avez du neuf ? demanda-t-elle.
— Oui. Il y a eu deux autres meurtres identiques à celui de Paul. Il faut croire que nous avons affaire à un tueur en série.
Elle ne répondit rien. Ari ne sut si elle était trop surprise pour parler, ou si au contraire elle était déjà au courant. Peut-être y avait-il eu des papiers dans la presse ; il n’avait pas vérifié.
— Dites-moi, j’ai une question à vous poser, madame Safran.
— Appelez-moi Mona.
— Vous m’avez dit que vous étiez une amie très proche de Paul.
— En effet.
— Savez-vous s’il était franc-maçon ?
À nouveau, un silence un peu trop long.
— Non. Pas à ma connaissance.
— Il ne vous avait jamais parlé de franc-maçonnerie ?
— Non.
Décidément, elle n’était pas loquace. Ses réponses étaient trop brèves pour ne rien dissimuler. Cette femme gardait un secret.
— Bon… Je… Je vous remercie, balbutia Ari, troublé par les blancs qui ponctuaient leur conversation.
— Je vois que vous ne m’avez pas téléphoné en appel masqué… Dois-je en conclure que je peux vous appeler moi aussi, à présent que je connais votre numéro ?
Ari se mordit les lèvres. Ses collègues lui avaient conseillé mille fois d’activer l’option de masquage de numéro sur son portable, mais il n’avait jamais pris le temps de se pencher sur ce détail technique.
— Euh… Oui, bien sûr.
— Vous m’en voyez ravie, dit-elle d’un ton qui était tout autant empreint de sensualité que de malice. Alors à bientôt, Ari…
— À bientôt…
Il raccrocha, perplexe. Cette femme était pour le moins singulière et il ne s’expliquait toujours pas quel lien avait pu l’unir à Paul Cazo. Il se demanda s’il avait finalement bien fait de l’appeler. En attendant, il n’avait toujours pas sa réponse. Le moment était venu de chercher ailleurs.
Enfilant son manteau, il sortit de l’appartement et claqua la porte derrière lui.
Une vingtaine de minutes plus tard, il sortit du métro Cadet et se dirigea vers le siège du Grand Orient de France. Il avait un contact, un ami même, qui travaillait au secrétariat de la première obédience française, et il était bien décidé à trouver enfin une confirmation à ses soupçons.
Il traversa la rue animée où les commerçants occupaient même les trottoirs étroits, mordant sur cette voie semi-piétonne. Il y avait beaucoup de bruit et de monde. Ici, Paris avait gardé un peu de son visage populaire d’autrefois. Ari longea une librairie où s’empilaient des livres sur l’ésotérisme, puis il passa les barrières de sécurité du plan Vigipirate et pénétra dans le grand bâtiment à la façade argentée.
À l’entrée, un grand Noir l’arrêta et lui demanda poliment ce qu’il cherchait.
— J’ai rendez-vous avec Pascal Bayard au secrétariat, mentit Mackenzie.
Son ami aurait sans doute l’élégance de confirmer.
Le tuileur – c’était ainsi que les maçons désignaient cette fonction – appelle quelqu’un, puis invita Ari à monter au cinquième étage.
Il traversa le grand hall où quelques hommes en costumes sombres discutaient à voix basse sur des bancs, passa devant un large buste de Victor Schoelcher, aperçut les escaliers qui menaient vers les temples, puis il obliqua à droite et monta dans un ascenseur. Les locaux ressemblaient à une fac des années 1970, propres mais déjà marqués par le temps. Arrivé à l’étage indiqué, il frappa à la porte du bureau qu’occupait son ami.
— Entre !
Pascal Bayard l’accueillit debout, tout sourire. La quarantaine, les tempes grisonnantes, il tenait une pipe dans la main gauche.
— Vous avez le droit de fumer, ici ? s’étonna Ari en prenant place face au bureau.
— Euh… En fait, non.
— Eh bien ! lança Mackenzie d’un ton ironique. Moi qui croyais que vous autres maçons vous efforciez de respecter scrupuleusement les lois de la République !
— Bah… Les maçons sont des hommes, et les hommes ne sont jamais parfaits, que veux-tu ! Perfectibles, à la limite…
— Je vois.
— Que me vaut le plaisir de ta visite ?
Ari savait que sa demande allait embarrasser Bayard et il n’était même pas sûr de parvenir à le convaincre. Mais c’était sans doute sa dernière chance. Il fallait tout tenter.
— J’ai trois noms, là, sur ce carnet, et, vois-tu, je voudrais savoir s’ils apparaissent sur ton fichier.
— Tu plaisantes ?
— Non. Pascal, faut que tu m’aides. J’ai vraiment besoin de savoir si ces types sont maçons… Ou plutôt s’ils l’étaient.
— Comment ça, « s’ils l’étaient » ?
— Ils ont été assassinés au cours des cinq derniers jours.
— Et tu penses que c’est parce qu’ils étaient maçons ? s’exclama Bayard. Tu crois pas que t’es en plein polar, là ? Meurtre au Grand Orient ou un truc dans le genre ? Non, franchement, Ari, des meurtres liés à la maçonnerie, faut pas exagérer…
— Pascal, s’il te plaît, je te donne trois noms, tu me dis juste oui ou non.
— Mais j’ai pas le droit ! L’appartenance à la maçonnerie reste du domaine privé, tu le sais. Un maçon a le droit de révéler son appartenance, mais pas celle d’un autre frère. Surtout pas moi, avec les fonctions que j’occupe.
— Mais ils sont morts, qu’est-ce que ça peut faire, maintenant ?
— Ça ne change rien, Ari, fais pas l’innocent. Ils seraient morts il y a cinquante ans, je dis pas…
— Écoute. L’un d’eux était le meilleur ami de mon père. Tu veux pas au moins regarder pour lui ?
Pascal Bayard soupira, exaspéré. En général, il ne refusait pas de donner une ou deux informations à Ari, tant que cela ne violait pas la vie privée d’un frère ; des tendances, des bruits de couloir… Qui risquait de devenir le prochain Grand Maître par exemple, ou qui, au contraire, risquait de se faire blackbouler. Mais là, c’était différent.
— Ari, vraiment, ça m’embête.
— Et quand je te faisais sauter tes PV, petite crapule, ça t’embêtait pas, hein ?
— Ben justement, tu peux plus, maintenant ! répondit le maçon avec une moue ironique.
— Allez, Pascal, je suis coincé, là, je piétine. Il y a un malade qui a enchaîné trois victimes en moins de cinq jours. Il faut absolument qu’on le retrouve, et pour ça, qu’on comprenne déjà comment il choisit ses cibles. Je voudrais juste une confirmation. Paul Cazo. Tape ce nom sur ta foutue bécane et dis-moi s’il appartenait à une loge, après j’arrête de t’embêter. Tu ne peux pas me laisser comme ça…
Bayard fronça les sourcils d’un air faussement fâché.
— Tu lâches jamais, toi, hein ?
— Honnêtement, tu ne fais rien de mal, là. C’était un très bon ami à moi, il est mort, et il n’a pas d’enfants. Je t’assure que tu ne trahis pas un frère. Au contraire. Tu vas peut-être m’aider à comprendre pourquoi il s’est fait assassiner, et à retrouver l’ordure qui a fait ça. Dis-toi qu’en réalité tu fais un acte purement fraternel en me rendant ce service !
— Bon, ça va ! Allez ! Me la joue pas mélodramatique ! T’écris ça comment ?
Ari épela le nom et le secrétaire tapa les quatre lettres sur son ordinateur. Puis il releva la tête d’un air désolé.
— Non. Que dalle. Ton type n’a appartenu à aucune loge du GO. Ou alors, il l’a quittée avant les années 1980, quand les fichiers n’étaient pas encore informatisés.
— Et si c’était le cas ? Vous avez des fiches quelque part ?
Bayard pencha la tête d’un air accablé.
— Au sous-sol.
— On y va ?
— Tu fais chier.
— Je sais. On y va ?
Bayard passa devant en traînant des pieds.
— Tu sais que normalement t’es même pas autorisé à descendre avec moi ?
— Ça va, Pascal, me fais pas ton numéro, toi non plus. Vous me faites marrer avec vos grands mystères !
Le maçon haussa les épaules. Il savait qu’avec Ari il était inutile de discuter. Ils prirent l’ascenseur et descendirent dans les sous-sols de la rue Cadet. Après plusieurs couloirs, ils débouchèrent dans une pièce exiguë où des milliers de fiches étaient conservées dans des longs boîtiers rectangulaires.
— On se croirait chez nous ! glissa Ari en souriant.
Pascal Bayard chercha le casier qui correspondait au nom que lui avait donné son ami. Une à une, il parcourut les petites fiches jaunes ou blanches, certaines emplies de texte tapé à la machine, d’autres écrites à la main. Après quelques minutes de recherche, il fit à nouveau une moue désolée.
— Non. Rien de rien. Mais tu sais, il y a quand même une dizaine d’obédiences en France, alors ça veut rien dire, il appartenait peut-être à l’une des autres, ton ami. À la Grande Loge de France, ou au Droit humain, j’en sais rien… Et je veux pas te décourager, Ari, mais ça m’étonnerait que tu trouves des bonnes poires comme moi dans les autres obédiences. Qu’est-ce qui te fait croire qu’il était maçon ?
— Il avait une équerre et un compas entrecroisés dans sa vitrine.
— Ah. Certes. Mais bon… Il était peut-être simplement sympathisant. Ou bien… Nous ne sommes pas les seuls à utiliser ce symbole. Il pouvait aussi être compagnon du devoir. C’est un symbole dont ils se servent aussi souvent que nous. Ils l’ont même utilisé bien avant nous.
Ari resta bouche bée. Comment n’y avait-il pas songé plus tôt ? Cela lui paraissait tellement évident, à présent ! D’abord, les lieux des deux derniers meurtres, Reims et Chartres, étaient des villes où le compagnonnage avait toujours eu une place importante. Ensuite, les métiers des trois victimes pouvaient correspondre au profil : architecte, charpentier… et même professeur d’histoire de l’art, après tout ! La formation que recevaient les compagnons du devoir menait éventuellement à ce genre de carrières. En outre, le système d’abréviation avec les trois points en triangle avait également été utilisé par les compagnons bien des siècles avant que la franc-maçonnerie n’existe dans sa forme actuelle. Bref, ça pouvait coller.
Il ne pouvait en être absolument sûr pour le moment, il lui fallait des preuves, mais il était persuadé qu’il avait moins de chances de perdre son temps en cherchant d’abord de ce côté-là plutôt qu’en essayant de fouiller les archives de toutes les obédiences maçonniques françaises.
Ari, excité à l’idée d’avoir peut-être une piste sérieuse, sortit la photocopie de Paul et la montra à son ami.
— Cela t’évoque quelque chose ?
Pascal fixa le dessin, dubitatif.
— Je ne sais pas. Un extrait d’un carnet de dessins d’un compagnon du Moyen Âge, non ?
— Tu dis ça à cause de l’inscription, en haut ?
— Oui…
— Qu’est-ce que ça peut vouloir dire, « L :. VdH :. » ?
— Aucune idée. Le « L :. », cela peut signifier « Loge ». En tout cas, chez nous, c’est comme ça qu’on l’écrit et les compagnons utilisent souvent les mêmes abréviations que nous… Donc, c’est possible.
Ils regardèrent encore le document pendant quelques minutes, sans trouver de piste concrète, puis, certain d’avoir malgré tout avancé dans son enquête, Ari remercia Pascal et quitta le temple de la rue Cadet.