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Robin et Aalis s’étaient endormis depuis un moment déjà quand Andreas se leva pour sortir silencieusement de la chambre qu’ils avaient prise à l’hôpital Saint-Antoine.
Sur le seuil, il s’arrêta et observa les deux jeunes gens étendus sur leur couche.
Ils étaient si proches l’un de l’autre qu’on eût dit deux amants. En vérité, songea l’Apothicaire, ils l’étaient déjà, mais ne le savaient pas encore. Son visage s’adoucit et il resta un long moment à les regarder ainsi, puis enfin il ferma doucement la porte.
Une bougie dans une main, son sac dans l’autre, il longea le couloir obscur et partit à l’autre bout, où était la petite bibliothèque du père Gineste, dans laquelle il s’enferma.
Là, il fixa sa bougie dans un chandelier qui trônait sur le bureau et s’assit au milieu des livres, où il se sentait si bien. Puis, avec des gestes délicats, il tira de son sac le lexicon d’Avicenne et le long étui de cuir, qu’il posa devant lui, l’un à côté de l’autre.
Les doigts tremblants, il sortit le Shatirum lâ-mi’umma de son enveloppe et, comme il l’avait fait si souvent depuis le jour de sa découverte, il se contenta de le regarder, obstinément.
Dans cet instant singulier, poussant un profond soupir, il se demanda qui, de lui ou de ses deux compagnons, avait finalement tiré le meilleur parti de cet incroyable périple.
Car voilà : si Robin et Aalis avaient certainement trouvé l’amour, lui, qu’avait-il donc trouvé ? N’avait-il point perdu, au contraire, l’amour d’une femme, en perdant Magdala ? Qu’espérait-il maintenant trouver dans ce vieux papyrus ? Le nom de cette femme qui avait disparu ? Et après ?
En cherchant, avec tant d’entêtement, à percer les mystères du monde physique, en fouillant si obstinément l’univers par la lentille de son oculus corpuscula, à la recherche de quelque vérité métaphysique, n’était-il point passé à côté de la vie ? À côté de sa vie ? Lui qui avait tout quitté, tout abandonné pour chercher une personne disparue, une personne qui n’existait pas, ne devait-il point se résoudre à penser, à présent, que l’amour était peut-être la seule réponse à ses aspirations ?
N’y avait-il, au fond, rien de plus mystérieux que l’amour ?
Quelle est donc cette énigme qui nous pousse à chercher l’âme sœur quand nous sommes en droit de penser qu’elle n’existe pas entièrement et que, dans cette quête, nous rencontrerons au moins autant de joies et de bonheurs que de peines et de déceptions ? Chacun de nous sait, secrètement ou non, qu’il n’y a rien de plus rare et de plus éphémère qu’un amour heureux, et pourtant, nous nous efforçons de le chercher encore, tels les gnostiques poursuivant ce livre qui n’existe pas, tel Andreas fouillant l’infiniment petit, et alors il est de l’humble avis de celui que vous avez bien voulu lire jusqu’ici que l’on ne devrait point tant chérir l’être aimé que l’amour lui-même, et se demander si l’Amour, au fond, ne serait point le dernier mystère qui subsistera quand nous aurons éliminé tous les autres. À celui-là, invisible et pourtant si puissant, certains donnent le nom de Dieu, et ils lui prêtent alors des intentions, une stratégie, quand nous pensons, nous, qu’en lui donnant ces attributs nous lui enlevons sa pureté et son essence même. L’Amour n’a pas de barbe. L’Amour n’a pas de Loi. Il n’a ni prophètes, ni prêtres, ni papes, ni guerriers, il est le sens le plus profond que l’on puisse donner à une vie, et il n’est que cela.
Andreas ferma les yeux et tenta de repousser le visage de Magdala qui hantait encore toute son âme.
Puis, avec la plus grande des précautions, et la plus grande des émotions aussi, il commença à dérouler le texte du Shatirum lâ-mi’umma.
Le papyrus, asséché par le temps, craqua ici et là, s’effrita quelque peu, éparpillant des petits morceaux sur le bureau, et il fallut à Andreas faire preuve d’une grande adresse et d’une grande patience, à la lumière de sa bougie, pour aplatir doucement devant lui les premières pages de l’antique manuscrit.
Lors, le cœur battant, le front plissé par l’appréhension, il lut la première phrase de ce livre qu’il avait si péniblement cherché.
À sa propre surprise, il n’eut aucunement besoin du lexicon d’Avicenne pour traduire dans sa tête les premiers mots de ce texte si long.
Et alors son visage se transforma en une expression qui était à mi-chemin entre la stupéfaction et l’amusement, peut-être, car voici, cher lecteur, ce que disait la première phrase du livre : « Il vécut à Paris en l’an 1313 un homme sans famille qui allait du nom d’Andreas Saint-Loup, mais que d’aucuns appelaient l’Apothicaire et, quand on le désignait ainsi, nul n’ignorait qu’il s’agissait de celui-là… »