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Ils choisirent ensemble un petit sous-bois à l’écart de la ville, où poussaient de beaux et grands vieux chênes centenaires. La nuit était tombée, et il y avait quelque chose de solennel dans cette myriade de torches allumées que portaient les fillettes au milieu des arbres, comme une nuée de vers luisants qui dansaient dans la nuit.
Dans un silence cérémonieux, Robin et Aalis, aidés de trois des filles, au moyen de deux cordes, firent lentement descendre le cercueil dans le trou qu’elles avaient creusé au pied du plus grand chêne. Quand le sarcophage fut tout au fond, tout le monde s’assembla autour de ce tombeau de fortune, et chacun se recueillit à sa manière.
Robin, fidèle à lui-même, ferma les yeux, joignit les mains et commença une prière. Certaines des fillettes l’imitèrent. D’autres se donnèrent simplement la main.
Aalis, quant à elle, sortit un couteau de sa poche, contourna le gouffre et commença à graver quelque chose sur l’arbre qui se dressait au-dessus.
La Mère s’approcha d’Andreas et, lui serrant le bras, lui demanda :
— Tu veux pas dire quelque chose ?
— Je ne suis pas un prêtre, rétorqua Andreas dont les yeux étaient encore rougis.
— Et alors ? T’es pas obligé de parler du Bon Dieu, couillon !
L’Apothicaire haussa les épaules, puis il s’approcha du bord de l’excavation. Les filles s’écartèrent un peu et tous les yeux se tournèrent vers lui, hormis ceux de Robin, qui priait encore.
Andreas regarda longuement le cercueil de bois éclairé par les lueurs vacillantes des torches, et alors mille souvenirs confus de son amie revinrent à sa mémoire. Paris, les rires, les peines, les confidences, les douleurs, et puis ce jour où sa maison avait brûlé, et puis ceux qu’elle avait passés avec eux, au tout début de leur voyage.
Oppressé par tous ces visages tournés vers lui et qui semblaient attendre, il prit une profonde inspiration, et de sa voix grave et caverneuse, les yeux fixés sur le couvercle de chêne, il dit simplement :
— Tu me manques, misérable sotte !
La Mère, qui était à côté de lui, pencha la tête d’un air perplexe et demanda :
— Euh, c’est tout ?
Andreas sourit.
— Oui. C’est tout, dit-il.
— C’est un peu court…
— C’est un peu court ? répéta-t-il. C’est assurément ce qu’elle a dû se dire au moment de mourir.
Il y eut quelques rires dans l’assemblée, de ces rires qu’on lance pour chasser la tension en de pareils instants, car il est des douleurs que seul le rire apaise.
Au même moment, Robin ouvrit les yeux, et de sa chemise il tira le rameau qu’il avait pris sur le buisson de Sainte-Catherine et, venant aux côtés d’Andreas, il le jeta sur le cercueil.
La Mère fit un signe de tête aux fillettes, et elles comblèrent le trou avec la terre qu’elles avaient enlevé du sol. Petit à petit, le sarcophage disparut.
Andreas, la gorge nouée, s’approcha de l’arbre et lut ce qu’y avait gravé Aalis : « Ci-gît une pute ».
Il sourit, se retourna vers la jeune fille et la serra vivement dans ses bras. Il l’embrassa sur le front, puis il la quitta, s’avança vers Robin, et avec lui il fit de même. Ils restèrent ainsi un long moment, puis l’Apothicaire chuchota à l’oreille du jeune homme :
— Voilà, mon garçon. Tu es apothicaire.
Il lui tapota affectueusement l’épaule, puis il fit un geste du front à la Mère et aux putains qui voulait dire « merci infiniment ». Lors, sans dire un mot de plus, il fit volte-face et s’éloigna tout seul dans le linceul obscur de la nuit.
Les deux jeunes gens saluèrent à leur tour avec grande émotion cette singulière compagnie et s’apprêtèrent à suivre Andreas, mais Izia retint Robin par le bras.
— Nous boirons ce soir un gobel à la mémoire de votre amie. Faites-en boire un à ton maître à notre santé, entendu ?
— C’est promis, madame.
La vieille femme hocha lentement la tête et, malgré la pénombre, Robin crut voir une larme perler à son œil.
— Ton maître, c’est un brave garçon, dit-elle simplement, puis elle les laissa disparaître.