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Sans avoir échangé une seule parole, les trois compagnons arrivèrent essoufflés aux portes de la ville, où Andreas acheta aussitôt deux chevaux et, galopant tout le soir, ils s’éloignèrent rapidement de Compostelle pour ne s’arrêter, fourbus, qu’en pleine campagne : la nuit était tombée.
Robin, qui avait pourtant perdu beaucoup de sang, et donc de force, se précipita aussitôt vers son maître :
— Qui étaient donc ces hommes qui sont venus à notre secours ?
— Il m’a semblé reconnaître Charles de Valois.
— Monsieur le frère du roi ? s’exclama Robin, incrédule.
— En personne.
Puis, l’apprenti, dubitatif :
— Et il nous aurait sauvés ?
— Pour mieux nous arrêter ensuite, peut-être. À moins qu’il ne fût là pour servir quelque dessein politique obscur, lui qui est si souvent en conflit avec son frère… Comment savoir ? Les intrigues du pouvoir sont parfois impénétrables, Robin.
— Qu’importe ! intervint Aalis. Il nous a sauvé la vie, et c’est tout ce qui compte à mes yeux.
L’Apothicaire acquiesça avant de se tourner de nouveau vers son apprenti.
— Laisse-moi voir cette blessure, mon garçon.
Robin s’assit sur une souche et montra le vilain coup qu’il avait reçu à la cuisse. Andreas, trouvant dans son sac et dans la nature qui les entourait de quoi soigner le jeune homme, s’occupa aussitôt de lui pendant qu’Aalis préparait un repas.
Plus tard, en mangeant sous la voûte étoilée de cette nuit d’avril, ils gardèrent un silence lourd d’inquiétude mais, quand ils eurent terminé, ils ne faillirent point à cette tradition que partagent, le soir, tous ceux qui voyagent longuement ensemble : ils discutèrent.
— Vous deviez nous dire ce que vous avez fait pendant tout ce temps que nous vous avions perdu, rappela Aalis.
Ainsi Andreas leur raconta volontiers ses aventures, avec la verve et l’humour qu’on lui connaît, soucieux sans doute de redonner un peu d’espoir aux deux jeunes gens, prenant tout son temps, donnant à telle ou telle anecdote un éclairage sarcastique et ne manquant guère de ridiculiser ceux qu’il avait dupés.
— … et ainsi, j’ai pu traduire cette phrase dont on est en droit de supposer qu’elle figurait là depuis plusieurs siècles : Le Livre est caché dans le Buisson ardent.
— Et qu’est-ce que cela veut dire ? demanda la jeune Occitane.
— Eh bien, demande à ton dévot ami Robin, lui qui connaît si bien les Écritures !
— Le Buisson ardent était une plante située sur le mont Sinaï, et qui brûlait perpétuellement sans jamais se consumer. C’est en ce lieu que Yahvé se révéla à Moïse, et c’est là qu’il lui donna les Tables de la Loi, tel que le raconte l’Exode.
— Saurais-tu citer le passage de mémoire ? demanda sournoisement Andreas.
— Douteriez-vous de ma mémoire, maître ?
— Au contraire, je la sais fort bonne ! Mais tu dois l’entraîner quotidiennement.
— Moïse mena le troupeau derrière le désert et vint à la montagne de Dieu, à Horeb. L’ange de l’Éternel lui apparut dans une flamme de feu, au milieu d’un buisson. Moïse regarda ; et voici, le buisson était tout en feu, et le buisson ne se consumait point. Moïse dit : « Je veux me détourner pour voir quelle est cette grande vision, et pourquoi le buisson ne se consume point. » L’Éternel vit qu’il se détournait pour voir ; et Dieu l’appela du milieu du buisson, et dit : « Moïse ! Moïse ! » Et il répondit : « Me voici ! » Dieu dit : « N’approche pas d’ici, ôte tes souliers de tes pieds, car le lieu sur lequel tu te tiens est une terre sainte. » Et il ajouta : « Je suis le Dieu de ton père, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob. » Moïse se cacha le visage, car il craignait de regarder Dieu.
Un sourire satisfait se dessina sur le visage d’Andreas.
— Cela est parfait, mon garçon. Ah ! si seulement tu connaissais Hippocrate aussi bien que tu connais la Bible !
— Mais alors ? demanda Aalis. Qu’allez-vous en faire, de cette phrase ? Et qu’allons-nous faire, nous, maintenant ?
— Le Buisson ardent n’est pas seulement un épisode de la Bible, répondit l’Apothicaire. Il est aussi le surnom que l’on donne à un monastère construit au VIe siècle au pied du mont Sinaï, à l’endroit même où la tradition place cet épisode, et que l’on appelle monastère Sainte-Catherine. Or, voyez-vous…
Andreas fit une pause et, sans se départir de son sourire, le regard brillant, il avisa successivement ses deux interlocuteurs, comme pour leur signifier que ce qu’il allait leur dire à présent était la chose la plus importante qu’il ne leur eût jamais dite :
— La bibliothèque qu’abrite le monastère Sainte-Catherine est très certainement la plus prodigieuse du monde, et l’une des plus anciennes ; elle est enrobée de gloire et de légende, elle contiendrait les plus vieux rouleaux, codices, monographies et manuscrits de l’humanité ! Et maintenant que j’y pense, je me souviens soudain que Denis de Tourville lui-même l’avait évoquée lors de notre rencontre à Saintes ! Pendant tout ce temps, j’avais donc la solution sous les yeux, et je n’y ai même pas pensé !
— La solution ?
— Eh bien, oui, mes enfants ! Le livre que je cherche, ce mystérieux livre, ce Shatirum lâ-mi’umma, si l’on en croit ce que j’ai vu sur le tombeau de Priscillien, il est dans la bibliothèque du monastère Sainte-Catherine ! s’exclama Andreas, animé comme un enfant.
— Et où dites-vous qu’il se trouve, ce monastère ?
— Au pied du mont Sinaï, qui est le plus haut sommet de cette région désertique et montagneuse.
— Mais où est-ce donc ? insista Aalis.
— Très loin d’ici, ma petite, aux confins de l’Asie et de l’Afrique. C’est une langue de terre, entre la Méditerranée et la mer Rouge, entre l’Égypte et ce qui fut un jour le royaume de Jérusalem.
— Et… Et je suppose que vous voulez que nous allions là-bas ? demanda la jeune fille.
— Non. Bien sûr que non.
— Me voilà rassurée.
— Je veux y aller seul.
— Vous n’y songez pas ! s’offusqua Robin.
— Vous plaisantez ? surenchérit Aalis.
— Allons, allons, mes enfants… Le voyage pour s’y rendre est long de deux ou trois mois, et c’est un voyage plus dangereux encore que celui que nous avons fait !
— Et alors ?
— Cela fait déjà un mois que nous avons quitté Paris, Robin. Ton père va s’inquiéter ! Et je ne puis…
— Mon père m’a confié à votre charge, maître !
— Il ne m’a pas donné la charge de t’envoyer à l’autre bout du monde, et encore moins celle de t’exposer à autant de dangers ! Je n’aurais déjà pas dû t’emmener jusqu’ici. Quant à toi, Aalis…
— Cela suffit, Andreas ! le coupa la jeune fille qui ne leur avait jamais montré une telle colère. Cette décision ne vous appartient pas ! Si Robin et moi-même avons envie de vous suivre, cela nous regarde ! Nous ne sommes pas venus jusqu’ici pour abandonner en chemin ! Nous n’avons pas traversé toutes ces épreuves, combattu toutes ces gens, surmonté toute cette adversité, je… enfin ! Andreas ! Avec tout ce que nous avons fait ! Et là, à Compostelle, nous vous avons attendu, et…
La jeune Occitane s’emportait de plus en plus, et bientôt elle perdit même le contrôle de ses paroles, qui n’avaient plus ni queue ni tête et n’exprimaient plus qu’une indignation et une rage qui, au final, tirèrent un éclat de rire à notre Apothicaire.
— C’est bon ! C’est bon ! intervint-il, hilare. De grâce ! N’en jette plus, petite harpie ! Si vous y tenez tant, vous viendrez avec moi !
Aalis, qui s’était levée et avait encore les joues rouges de colère, le dévisagea longuement d’un air défiant.
— Promis ?
— À quoi bon vous promettre puisque, misérables sots, vous ne m’en laissez guère le choix !
— De toute façon, tout seul, vous ne seriez certainement pas capable d’arriver là-bas vivant, malhabile que vous êtes ! se moqua la jeune fille, qui avait recouvré le sourire.
— C’est sans doute vrai, admit Andreas avec une rare tendresse dans la voix. Si improbable soit-elle, nous formons une belle équipe, tous les trois, n’est-ce pas ? Eh bien, soit : dormons, et demain nous partirons ensemble pour le plus long voyage qu’aucun d’entre nous n’ait jamais fait, jusqu’aux déserts de l’Orient, jusqu’au berceau même de la religion ! Nous partirons pour le plus beau de tous les sanctuaires consacrés aux livres. Et de ceux-là nous chercherons le plus ancien. Le Shatirum lâ-mi’umma !
— Au livre qui n’existe pas ! scanda Robin comme s’il portait un toast.
— Au livre qui n’existe pas ! répondit Aalis.
Ainsi, le lendemain, ils partirent tous trois vaillants, et de nouveau ils étaient des figures d’Ulysse, de Télémaque et de Nausicaa, parcourant terre et mer si loin de leur patrie.