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Manuel Paz Alonso, le procurador qui accepta de les recevoir, était un jeune bourgeois de la ville et n’était pas en place depuis assez longtemps pour qu’Andreas pût l’avoir connu.
C’était un homme d’une grande élégance dans son habit comme dans son maintien, brun, moustachu, il se révéla fort érudit et goûta visiblement la maîtrise dont son interlocuteur français faisait preuve en parlant la langue d’ici, qui était une langue subtile, de culture, et qui était plus proche du galaïco-portugais que du castillan. Pour l’avoir parlée pendant sept ans, Andreas semblait presque être natif de ces collines.
— Je pense à deux documents dans lesquels vous pourrez peut-être trouver l’information que vous cherchez, cher ami. Malheureusement, je ne peux vous laisser les emporter, et vous devrez donc les consulter sur place.
— J’en serais ravi, si vous me le permettez.
— Bien sûr, bien sûr ! Je comprends parfaitement cet élan qui vous pousse à retrouver les traces de votre passé, monsieur, et je dois dire que la peine que vous éprouvez à avoir dû quitter notre ville me touche grandement.
— J’ai ici de merveilleux souvenirs, assura Andreas. Quels sont donc ces documents ?
— Le premier est le registre de guet, qui répertorie tous les habitants et commerçants de Saint-Jacques-de-Compostelle soumis au droit de guet.
En effet, par chance, contrairement à ce qui était de mise à Paris, les apothicaires de Compostelle n’étaient pas exempts du droit de guet et devaient donc, toutes les trois semaines, se soumettre à l’obligation de monter la garde sur les remparts de la ville, sous la supervision du capitaine de guet. Le fait qu’Andreas ne se souvînt pas y avoir été contraint tendait à prouver qu’il n’était donc pas propriétaire de sa boutique…
— Ensuite, il y a le livre des repartimientos, continua Alonso.
Ceux-ci étaient des impôts fonciers, assez proches de ce qu’était la taille au royaume de France, payés une fois l’an par les propriétaires de maisons ou de commerces, et déterminés par le cadastre.
— J’espère que vous y trouverez satisfaction.
— Ce sera parfait ! s’exclama l’Apothicaire.
Le procurador accueillit cet enthousiasme avec un sourire et invita les trois Français à le suivre dans une petite pièce, toute lambrissée de bois de chêne rouvre – qui est fort abondant en cette région – et où se trouvaient les archives, lesquelles, en cette ville si prospère, étaient considérables. Après quelques recherches dans les étagères des bibliothèques, l’homme posa deux épais volumes sur la grande table qui trônait au centre de la salle et se retira poliment.
— Il va falloir lire tout ça ? s’exclama Aalis.
— Mais non, petite imbécile ! Je cherche le nom d’une personne qui eût travaillé ici en même temps que moi. Nous pouvons donc nous limiter aux années 1296 à 1304.
— Tout de même !
— Tais-toi donc ! De toute façon, étant le seul à savoir lire ces cahiers, je ne vois pas de quoi tu te plains.
De fait, l’étude de ces deux documents se révéla longue et fastidieuse, mais cela ne déplaisait pas à notre Apothicaire qui, comme on le sait, était un homme heureux dès qu’il avait le nez dans les livres.
Il commença par le registre de guet, qui rassemblait de nombreux documents, tels des ordonnances concernant l’établissement de corps de gardes, leur règlement ou le commandement du guet, le texte du serment prêté par les membres d’icelui, différents arrêts, mais aussi – et c’était ce qui l’intéressait – la liste annuelle des citoyens soumis au droit de guet, classés par quartiers, ce qui eût dû faciliter l’investigation. Malheureusement, après une consultation qui dura fort longtemps, l’Apothicaire n’avait rien trouvé. Dans les pages concernant le quartier de la place Quintana, nulle part il n’était fait mention d’une personne travaillant dans l’apothicairerie où Andreas avait séjourné, et cela pour aucune des années 1296 à 1304. Pourtant, à partir de 1304, le nom du maître Velázquez – celui à qui le marchand d’articles religieux avait acheté la boutique, et qui donc, l’avait occupée après Andreas – figurait bien, lui, sur toutes les listes. C’était comme si, avant 1304, l’échoppe n’avait pas existé.
L’Apothicaire, agacé, vérifia plusieurs fois avant d’abandonner et de passer au document suivant, sous le regard abattu de ses jeunes compagnons.
Le livre des repartimientos de Saint-Jacques-de-Compostelle contenait, paroisse par paroisse et rue par rue, la liste de tous les Compostellans soumis chaque année à l’impôt foncier. C’était une source d’information extraordinairement précise, qui donnait la position des portes, des rues, des places, des carrefours, des églises, des couvents, des écoles, des palais, des hôtels, des commerces, des ateliers comme des bains publics et qui, enfin, indiquait la somme que devait verser chaque contribuable, en fonction du bien dont il était propriétaire et de la profession qu’il exerçait. Il y avait donc une cinquantaine de feuillets grand in-folio par année, en parchemin, écrits sur deux colonnes, ce qui faisait un joli volume.
Andreas entama scrupuleusement ses recherches, tournant les pages avec attention, caressant le livre comme il eût caressé la peau d’une femme, admirant l’attention avec laquelle ces tableaux étaient tenus, sans rature, d’une belle écriture, et puis soudain, comme il parcourait l’année 1296, il s’arrêta, stupéfait.
Le souvenir du registre de l’hôpital d’Étampes lui revint aussitôt en mémoire, car il s’était reproduit ici le même phénomène : vis-à-vis l’adresse de sa boutique, le nom du contribuable avait tout simplement disparu, ainsi que la somme perçue. Ils étaient effacés.
Le cœur battant, il tourna rapidement les pages pour aller voir l’année suivante, et là encore, il trouva un espace blanc à l’endroit où un nom eût dû apparaître. Et de même pour toutes les années suivantes, jusqu’à ce qu’en 1304, enfin, le nom du maître Velázquez apparût.
— C’est… C’est incroyable, murmura-t-il en faisant constater sa découverte aux deux jeunes gens.
— La même chose qu’à Étampes ! s’exclama Robin.
— Absolument ! Et je dois être fou, mon garçon, car je commence à croire à la théorie de maître Hernández Manau ! Non seulement ce n’est pas mon nom qui apparaît ici, comme cela eût été le cas si j’avais été le propriétaire de la boutique, mais en sus le nom qui devrait y être a disparu. Et à présent, il n’y a que deux explications possibles : soit les maîtres de la schola gnosticos disent vrai, et cette personne s’est effacée de la réalité, soit quelqu’un est venu enlever son nom à dessein.
— Je vois que votre crédulité résiste encore, s’amusa Robin.
— Comment croire à l’impossible, petit malin ? En outre, quelque chose me turlupine : comment se fait-il que nous n’ayons pu remarquer la même disparition, la même ligne blanche sur le registre de guet ? Il faut que j’interroge de nouveau le procurador Alonso.
— Allons-y !
Ils rangèrent soigneusement mais prestement les deux volumes dans les bibliothèques et retournèrent auprès du représentant de la ville.
— Avez-vous trouvé votre bonheur ? demanda-t-il tout sourire.
— Eh bien, en partie, répondit Andreas, et nous vous sommes infiniment reconnaissants. Mais j’aurais encore deux questions à vous poser, si vous le voulez bien.
— Je vous en prie, mon ami.
— Quelqu’un est-il venu consulter ces livres avant nous ?
Le procurador fit une moue étonnée.
— Que voulez-vous dire ? Mon confrère et moi-même les consultons régulièrement, ne serait-ce que pour les mettre à jour ou régler quelque contentieux.
— Mais en dehors de vous ? Est-ce que quelqu’un, comme je viens de le faire, est venu récemment consulter ces volumes ?
— Pas que je sache, répondit Alonso en fronçant les sourcils. Voilà une drôle de question !
— Oh ! C’est seulement que ces documents sont magnifiques et je me demandais s’ils ne devraient être mis à la disposition des historiens, mentit Andreas pour justifier sa question.
— Mais ils le sont, ils le sont !
— Formidable !
— Et quelle était votre seconde question ?
— Eh bien, je voulais savoir s’il était possible que quelqu’un figurât dans le livre des repartimientos et fût absent du registre de guet ?
L’homme prit un temps pour réfléchir.
— Oui, c’est possible, conclut-il.
— Et par quel moyen ?
— Nul n’est exempt des repartimientos. En revanche, certaines personnes le sont du droit de guet.
— Qui donc ?
— Les nobles, les fous, les maris des femmes en couches, les écorcheurs, les notaires, les libraires, les écrivains, les orfèvres et les tapissiers.
— Voilà qui fait moins d’exemptions qu’à Paris ! plaisanta Andreas. Les gens d’ici sont bien plus serviables que les Français ! Vous me confirmez que les apothicaires n’en sont point exempts, et qu’ils ne l’ont jamais été, n’est-ce pas ?
— Absolument.
— Ainsi, puisque l’apothicaire que je cherche n’y figure point, cela signifie qu’il remplissait au moins l’une des conditions que vous venez de nous dire ?
— Assurément.
— Bien. Pourtant, il n’était sans doute pas noble…
— Certainement pas !
— Il n’était probablement pas fou, non plus.
— Espérons-le !
— On imagine mal aussi qu’il fût mari de femme en couches pendant sept années consécutives.
— Ne parlez pas de malheur ! Pauvre femme !
— Or, s’il était apothicaire, il ne pouvait pas être en même temps écorcheur, notaire, libraire, écrivain, orfèvre ou tapissier.
— En effet, admit Alonso.
— Ainsi, il ne répond à aucun des critères d’exemption, et pourtant, il ne figure pas dans le registre de guet… Comment expliquez-vous cela ? Un oubli ? Une faveur ?
— Certainement pas ! s’offusqua le procurador.
— Mais alors ?
L’homme réfléchit de nouveau.
— Je ne vois qu’une seule explication…
— Laquelle ?
— Aussi étonnante soit-elle, c’est la seule qui vaille : c’était une femme.