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Au soir du sixième jour d’avril, alors que Charles de Valois et sa troupe traversaient la France à une infernale cadence, Andreas, Robin et Aalis arrivèrent enfin aux portes de Saint-Jacques-de-Compostelle, sous une pluie battante, comme en connaît souvent la région.
Nous ne pourrions narrer convenablement notre histoire sans nous arrêter un instant sur le portrait de cette ville qui, bien qu’elle en fût l’ultime destination, n’était peut-être pas la plus belle de tout le pèlerinage mais était au moins parmi les plus étonnantes.
Située entre les vertes et chaotiques montagnes de Galice, ou s’entremêlent la chaîne des Asturies et les masses granitiques qui s’inclinent vers l’océan, arrosée par deux petits cours d’eau qui formaient comme une presqu’île, on y entrait de plain-pied, ce qui permettait d’avoir dès l’arrivée une vue d’ensemble sur la ville, tout entière dévouée à la gloire du saint apôtre ; mais cette vision fut quelque peu gâchée pour nos héros, car l’averse épaisse qui leur tombait dessus posait sur le monde et les choses un grand voile triste. Ce n’était pas ici comme en certaines villes d’Italie ou du sud de la France, comme en Padoue, Vérone ou Gordes, où les siècles ont embelli les grandeurs antiques et leur donnent une douceur pittoresque : Compostelle semblait vieille et décrépie.
L’air de la ville était si humide et son climat si pluvieux que les murs de ses bâtiments se voyaient rongés de mousse, ce qui n’était finalement pas pour le plus mal, car cela donnait un peu de couleur à cette ville autrement bien terne et austère. Le terrain mouvementé sur lequel Compostelle était assise ne manquait toutefois pas de lui donner un peu de pittoresque, car ainsi l’on passait de terrasse en terrasse, on montait, on descendait, et les architectes avaient su se jouer des reliefs avec quelque originalité.
Au bout des rues étroites et tortueuses, flanquées d’arcades et de pilastres de granit, il y avait dans la vieille cité un nombre considérable de grand’places, sur lesquelles étaient disséminées çà et là des fontaines qui tombaient dans des bassins, mais il pleuvait tellement ce jour-là qu’il était difficile de distinguer quelle eau venait des conduits et laquelle venait du ciel. Sur ces places se tenaient aussi de beaux marchés, car par l’humidité du climat, le sol produisait dans la région d’excellents fruits et légumes, et on cultivait non loin de là un vin bien estimé. Mais ici encore, sous ces trombes diluviennes, les étals avaient mauvaise mine.
Et puisque nous parlons de mine mauvaise, nous osons dire que celles des passants n’étaient pas bien meilleures, car la dévotion des pèlerins les poussait à adopter des allures de profonde contrition, et l’on glorifiait ici bien plus la souffrance du marcheur que la joie du croyant. Les visages étaient si sombres qu’ils se mariaient parfaitement aux pierres grises des tristes bâtiments, et sur des panneaux de bois était gravée l’éloquente sentence d’Horace, apologie de la douleur si chère à ces dévots : Nil sine magno vita labore dedit mortalibus[25].
Le lecteur nous trouvera sans doute un peu sévère dans la description que nous livrons de Compostelle, mais il faut reconnaître que cette ville sainte n’offrait en ce temps presque aucune autre curiosité que sa célèbre cathédrale, point de mire de tous les fidèles qui y arrivaient en habits de pèlerin, certains sur les genoux (ce qui, sous cette pluie, n’était guère confortable).
Tout, ici, était affecté au culte ou aux œuvres hospitalières, et il n’y avait pas une rue qui ne vantât les mérites de saint Jacques le Majeur, sollicitant ce faisant, bien sûr, la bourse des voyageurs. Il n’y avait là que boutiques de bondieuseries sordides, églises envahies de corbeilles à offrandes, qui étaient autant de péages parsemés sur le chemin des pèlerins, et de toute la ville il semblait que seule la pluie ne fût pas à vendre. Andreas, amusé et écœuré à la fois, ne put s’empêcher de songer au Christ entrant dans Jérusalem après les noces de Cana et chassant du temple les marchands en s’écriant : « Il est écrit : ma maison sera une maison de prière. Mais vous, vous en avez fait une caverne de voleurs ! » Et l’Apothicaire lui-même de penser avec ironie : « Comment se fait-il qu’un Dieu qui peut accomplir de si grands miracles ait besoin de tant d’argent ? » De fait, le culte de saint Jacques valait à son chapitre des revenus colossaux, notamment par cet impôt volontaire qu’on appelait alors le denier de Jacques, et auquel les rois eux-mêmes ne dédaignaient pas de se soumettre. On y vit participer, au reste, nombreux souverains de France, d’Aragon et de Navarre.
Pour donner néanmoins de la ville une image fidèle, nous dirons qu’elle comptait tout de même, outre la cathédrale, un ou deux bâtiments qui eussent mérité qu’on s’y arrêtât. Ainsi le palais de Gelmírez, qui était à gauche de ladite cathédrale et abritait l’archevêché, ainsi le monastère de San Paio de Antealtares ou l’église Santa María del Sar, située dans les faubourgs de la ville, et dont la voûte immense et belle avait nécessité qu’on construisît dehors de puissants contreforts. Le cloître qui l’accompagnait, enfin, présentait de belles arcades géminées, qui étaient finement décorées de fleurs et de feuillages.
Pressé par la pluie, Andreas, après avoir revendu leurs chevaux à bas prix dans un relais de la ville, conduisit ses deux compagnons vers le quartier où, près de dix-huit ans plus tôt, il avait tenu son apothicairerie – encore que Juan Hernández Manau eût prétendu qu’elle n’avait point été la sienne, mais celle de ce fameux personnage qu’il avait miraculeusement oublié.
La place de Quintana, sise derrière la cathédrale, était l’une des plus animées de la ville ; on y trouvait beaucoup de marchands et on y voyait de nombreux jeunes gens, car bien que l’Université ne fût officialisée qu’une quinzaine d’années plus tard, il y avait déjà là moult maîtres qui y livraient leur enseignement.
Comme il l’avait fait à Burgos, Andreas éprouva une vive émotion en apercevant, de l’autre côté de la place, sa petite boutique. Ici il avait passé sept années de sa vie. Mais en approchant, cette fois, il subit la profonde déception de voir que le bâtiment avait changé de nature, puisqu’il était devenu une autre de ces échoppes où l’on vendait des objets de piété de fort mauvais goût.
— Par les saints couillons du pape ! maugréa-t-il.
— Qu’y a-t-il, maître ?
— Mais ne vois-tu pas ? s’emporta l’Apothicaire. Partout où l’Église avance, la science recule !
— Maître ! s’offusqua Robin. Vous savez que je n’aime pas quand vous parlez ainsi !
— Je parle comme je l’entends, misérable pharisien ! J’espérais, en venant ici, pouvoir retrouver les souvenirs qui me font défaut… Mais voilà ! Mon apothicairerie est devenue une tirelire à bigots !
— Cela ne vous empêchera peut-être pas de retrouver la mémoire, répliqua le rouquin. Allons tout de même la visiter.
— Non merci ! rétorqua Andreas, de plus en plus courroucé. Je me demande, en réalité, ce que je suis venu faire ici ! Je ne sais même pas ce que je cherche ! Je ne sais pas par où commencer ! Tout ceci est ridicule !
— Eh bien justement ! intervint Aalis. Si vous n’avez pas de meilleure idée à nous soumettre, cela ne coûte rien d’aller visiter cette boutique. J’aimerais bien, moi, voir ces lieux où vous avez travaillé. Si le décor a changé, les murs sont certainement les mêmes, ils vous rappelleront peut-être quelque chose.
Andreas haussa les épaules, mais en effet, il n’avait pas de meilleure idée pour l’instant, aussi traversèrent-ils la place Quintana sous les grosses gouttes et pénétrèrent-ils, trempés, dans ladite boutique.
D’emblée, elle parut plus petite à Andreas qu’elle ne l’était dans ses souvenirs, mais peut-être cela était-il dû au fatras indicible qu’il y avait entre ses murs. Il y avait là tout un bazar infâme de bibelots plus hideux les uns que les autres, plus de déclinaisons de la fameuse coquille du pèlerinage que l’esprit humain n’en sût compter, colliers, bijoux, bourdons, chandeliers, des rangées de statuettes représentant saint Jacques le Majeur dans un nombre considérable de positions, debout, assis, à cheval, en armure, brandissant un drapeau, dormant, mourant, couvert lui aussi de coquilles blanches, pourfendant l’infidèle ou bénissant le lépreux, et puis il y avait des médailles d’un métal douteux, des chapelets, des crucifix, des bougies, de l’encens à foison, une foule de miniatures représentant tant de saints que certains ne figuraient sans doute même pas dans La Légende dorée de Jacques de Voragine, des fioles d’une eau prétendument miraculeuse, et tant de merveilles encore que nous ne saurions les énumérer. Nous dirons simplement pour achever le tableau que, dans le fond de la boutique, se trouvait aussi une haute et large bibliothèque qui débordait de livres, et Andreas imagina que c’étaient des ouvrages religieux, et sans doute beaucoup de copies du fameux Codex Calixtinus, un recueil de textes liturgiques, historiques et hagiographiques, et dont le dernier livre était le célèbre Guide du Pèlerin de Saint-Jacques-de-Compostelle, attribué à un moine français de Parthenay-le-Vieux.
Le marchand, qui se tenait derrière un petit comptoir, était un homme qui devait approcher cinquante ans. Squelettique, il avait les joues creusées, d’épais cernes sous les yeux et ses cheveux étaient d’un blanc éclatant. Il avait l’air d’un vieux moine qui eût formulé des vœux de jeûner. En voyant entrer Andreas et les deux jeunes gens, il comprit sans doute à leur mise qu’il n’avait pas affaire à de véritables clients.
— Qu’est-ce qui vous amène ici ? demanda-t-il d’un air méfiant.
— Vous êtes le propriétaire de cette boutique, monsieur ?
— J’en suis le propriétaire et le tenancier, oui.
— Puis-je vous demander depuis quand ?
L’homme fronça le sourcil.
— J’ai acheté cette échoppe il y a trois ans. C’était à l’époque une apothicairerie, mais quelque chose me dit que vous le savez déjà.
— En effet. Pouvez-vous me donner le nom du maître apothicaire auquel vous l’avez achetée ?
— Certainement. Mais puis-je d’abord savoir pourquoi vous me posez toutes ces questions ?
— Oui, bien sûr, pardonnez-moi ! Voyez-vous, j’étais maître apothicaire ici, il y a une dizaine d’années… Par nostalgie peut-être, j’éprouve le besoin de savoir ce qu’il est advenu après mon départ, et donc, je voulais savoir le nom de l’apothicaire à qui vous avez acheté cette boutique.
— Eh bien, c’est sûrement celui auquel vous l’aviez vendue, non ?
— En effet… Mais justement, j’ai oublié son nom, balbutia Andreas.
— Vous l’avez oublié ? Voilà qui est étrange ! Il s’appelait maître Velázquez.
— Et savez-vous où je peux le trouver ?
— Oui… Au cimetière. Il est mort quelques mois après m’avoir vendu la boutique.
Andreas hocha lentement la tête.
— Je vois que vous êtes déçu, dit le marchand d’un air désolé.
— Oui… C’est que je suis encore apothicaire, et je suis toujours attristé quand un confrère ferme boutique. Et, sans vouloir vous offenser, je ne suis pas grand amateur d’objets religieux.
Le marchand ouvrit un large sourire.
— Oh ! ne vous excusez pas ! Je les déteste, moi-même ! J’étais jadis libraire, à quelques pas d’ici mais, que voulez-vous, il faut bien gagner sa vie, et les gens qui viennent dans cette ville sont davantage intéressés par ces breloques que par la littérature. Mais pour me consoler, je vends toujours quelques livres, et certains qui ne sont pas ordinaires.
— Tant mieux pour vous, tant mieux pour vous, dit Andreas sans conviction.
— Je ne vous ferai donc pas l’affront de vous proposer un chapelet, plaisanta le boutiquier, mais si un jour vous cherchez des choses plus profondes, au sujet de la légende de Compostelle par exemple, et même de ses secrets, vous saurez où vous adresser, n’est-ce pas ?
— Pour sûr ! répondit poliment Andreas. Et merci de votre accueil, monsieur.
Ils saluèrent tous trois le marchand et sortirent de la petite échoppe. Dehors, il pleuvait toujours à grande eau.
— Ce marchand est moins stupide que je ne le craignais, concéda Andreas alors qu’il invitait les jeunes gens à le suivre vers la place de la Cathédrale.
— Pourquoi cherchiez-vous le nom de son prédécesseur, maître ?
— Parce que j’eusse aimé demander à celui-là de me dire à qui il avait acheté la boutique.
— N’était-ce pas à vous ?
— Il devrait en être ainsi… Mais, encore une fois, je n’en ai aucun souvenir. Ainsi, s’il m’avait donné un autre nom que le mien, j’eusse enfin appris qui était cette mystérieuse personne dont Juan Hernández Manau prétend qu’elle travaillait ici avec moi.
— Il y a sûrement un moyen de trouver cette information, intervint Aalis.
— En effet. Il faut que nous puissions voir les censives du quartier, ou le registre des cens, ou bien l’équivalent d’un livre de taille, bref, tout document officiel mentionnant les noms des gens soumis à l’impôt dans ce quartier, et donc aussi ceux des propriétaires de ces boutiques.
— Et où pourrons-nous trouver cela ? demanda Robin qui, contrairement à Aalis, peinait à suivre le rythme de son maître, galopant sous la pluie battante.
— Auprès des procuradores.
— Qui sont-ils ?
— Ce sont les notables qui représentent la ville aux cortes.
— Aux quoi ?
— Diantre ! Ce que tu es ennuyeux !
— Maître, je ne demande qu’à apprendre.
— Les cortes sont des assemblées qui gèrent la plupart des grandes régions du pays, avec plus ou moins de bienveillance envers le roi. Ils sont formés par des membres du clergé, de la noblesse et par ces fameux procuradores. À l’époque où je vivais ici, il y en avait deux.
— Où sont-ils ?
— Là. Juste devant toi. Dans le palais de Gelmírez.