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Quand Charles de Valois, suivi de six soldats en arme, entra dans la rue d’Étampes où officiaient les prostituées, il y eut une grande et grave rumeur, suivie aussitôt d’un remaniement de ses occupantes. Qui disparut derrière une porte, qui dans l’ombre, qui se faufila dans une ruelle, qui se contenta de détourner le regard, et d’un seul coup les conversations qui étaient allées bon train avant son arrivée se dissipèrent.
Le frère du roi, indifférent à l’affolement qu’il avait provoqué, se dirigea tout droit vers la vieille femme au teint hâlé qui, assise sur son tabouret, surveillait le quartier du haut de ses soixante-dix ans.
— Que nous vaut l’honneur ? ricana la vieille femme. Seraient-ce tes jolis drilles qui voudraient goûter du combat amoureux ?
— Non, madame. C’est vous que je suis venu voir.
Si elle était bien vieille et qu’il lui manquait beaucoup de dents, la femme n’était pourtant pas vilaine, au contraire : il y avait dans ce visage ridé et brûlé de soleil une sorte de beauté digne, d’immortelle fierté, le miroir d’une grâce ancienne, et ses yeux noirs étaient si brillants qu’ils lui donnaient presque un air fripon.
— Monsieur fait dans les antiquités ? Je suis sûre que j’ai pour toi de la viande bien plus fraîche, mon bichon…
— Sais-tu à qui tu t’adresses ? s’emporta le comte de Valois, offusqué par l’impertinence de la vieille femme.
— Je m’en tamponne la mouniche, du moment que t’es bien monté, mon bijou, et à en juger par ta culotte, je dirais que t’en as bien sept pouces moins la tête. Quant à ce nez ! Ce nez ! Chez moi on dit : beau clocher, belle église !
L’un des soldats, fulminant, s’approcha d’elle en portant la main à l’épée. De Valois l’arrêta aussitôt et, s’obligeant à retrouver lui-même son calme, revint au voussoiement :
— Êtes-vous bien celle qu’on appelle Izia ?
— Ici on m’appelle la Mère, mais pour toi je veux bien m’appeler Marie-Madeleine, Jeanne de Navarre ou même le grand Robert, si t’es plutôt de la rosette !
— Êtes-vous bien celle qu’on appelle Izia, et qui fut jadis nommée la Nubienne ? répéta le comte.
La vieille femme haussa un sourcil intrigué, car elle n’avait pas entendu ce surnom depuis fort longtemps.
— Ça s’pourrait, concéda-t-elle.
— Alors entrons chez vous ; nous avons à causer, vous et moi.
— Et pourquoi que je le ferais ?
— Parce que nous avons des informations à échanger, répondit le comte en soupesant une petite bourse en cuir qu’il avait à la taille.
— Et de quelle nature qu’elles sont, les informations ?
— Cela concerne cette chose dont vous parlâtes il y a fort longtemps avec l’abbé Boucel.
— C’est qui celui-là ? Des abbés, j’en ai baisé tellement que je pourrais ouvrir un monastère.
— Il était le père abbé de Saint-Magloire, à Paris.
En entendant ces mots, le visage de la vieille femme se figea. Elle soutint un long moment le regard du comte, sembla hésiter, puis :
— Aide-moi à me lever.
Un soldat s’avança pour lui prêter main-forte.
— Non ! l’arrêta la Mère. Pas eux, toi. Si c’est toi qui veux me parler, c’est toi qui me conduis. Eux, ils peuvent aller se faire entrouducuter ailleurs.
Le comte fit une grimace désabusée, mais sachant ce qu’il avait à gagner il demanda à ses hommes de l’attendre ici et tendit son bras à la Mère. Amusée, elle se leva péniblement et lui indiqua un petit passage où ils s’engouffrèrent tous les deux sous le regard pantois des catins et des soldats qui restèrent dans la rue.
C’était chose truculente que de voir Monsieur le frère du roi, en tunique de soie et cotte rayée, chausses rayées pareillement, monter dans les étages, bras dessus bras dessous avec une vieille pute. Mais Charles préférait nettement qu’on jasât plutôt qu’on les entendît.
Après avoir gravi le petit escalier insalubre, ils passèrent une porte et s’installèrent chacun sur un fauteuil, dans une chambre modeste mais bien mieux arrangée que le comte n’eût pu s’y attendre.
— Laissez-moi d’abord me présenter convenablement…
— Je sais qui tu es, Valois !
Le comte ne cacha point sa surprise.
— Et parler au frère du roi ne vous fait point peur ni ne vous impressionne ?
— Le rodomont ! J’ai fait dans ma vie des choses bien plus impressionnantes que parler à des hommes comme toi, mon oiseau.
— Eh bien… Tant mieux, sans doute.
— Alors, dis-moi de quoi que tu veux qu’on cause ?
— Vous le savez, non ?
— Dis donc, c’est toi qui voulais causer, pas moi…
— Soit. Je ne vais pas y aller par quatre chemins, Izia. Il n’est nul besoin d’être grand savant pour deviner ce qui vous poussa, il y a une vingtaine d’années, à demander un entretien avec l’abbé Boucel…
— Dis-y, pour voir.
— Un jour de l’an 1274, alors que vous aviez une trentaine d’années et que vous tapiniez rue Quincampoix, un tout jeune bébé fut trouvé, au sortir d’un office dominical, abandonné sur le parvis de l’église Saint-Gilles. Et je veux croire que c’est ce qui vous conduisit vingt ans plus tard à l’abbaye Saint-Magloire, car cet enfant, n’est-ce pas, était le vôtre ?
La vieille femme resta muette un instant. Le trouble, sur son visage, se lisait si facilement que, à l’évidence, elle n’avait pas eu l’intention de le cacher. Puis, soudain, elle ricana.
— Si tu me dis que tu es cet enfant, pour sûr, ça va faire jaser… On dira par tout le pays : « Ah, ça, le comte de Valois, c’est un vrai fils de pute ! »
Charles, qui en d’autres circonstances, eût pu perdre son calme, sourit à son tour.
— Non, madame, non, ce n’est pas moi, je suis bien le fils naturel d’Isabelle d’Aragon. En revanche, pour ce qui est de votre fils, je sais qui il est, et je sais où il est.
Les mains de la Mère se croisèrent lentement, et alors elle se tordit nerveusement les doigts.
— Et tu es venu me le dire ?
— Je suis venu, comme je vous le disais tout à l’heure quand nous étions en bas, échanger des informations.
— Ouais. Je vois. Donnant donnant. Et qu’est-ce que tu veux savoir, toi ?
— Je veux savoir toute l’histoire. Qui était son père ? Pourquoi l’avez-vous abandonné ? Que vous a dit l’abbé Boucel quand vous l’avez confronté ?
— Et pourquoi que je te dirais tout ça ?
— Parce que je peux vous aider à retrouver votre fils, Izia.
— Qui te dit que je veux le voir ?
— Le bon sens.
La vieille femme secoua la tête. Le comte ne sut dire si l’humidité que l’on pouvait soudain voir à ses paupières n’était qu’un signe de son grand âge ou celui d’une vive émotion, mais il fut tenté de penser qu’il s’agissait un peu des deux.
— Allons, madame, racontez-moi cette histoire, insista Valois en détachant sa bourse en cuir et en la posant ostensiblement sur la petite table qui les séparait.
— Ça va, je vais te la raconter, cette histoire, mais je veux d’abord savoir pourquoi tu veux la connaître, et pourquoi si soudain, pourquoi maintenant ?
— Parce que l’abbé Boucel est mort, madame, et que je crois qu’on veut aussi tuer votre fils.
— Mais pourquoi maintenant ? Comment que ça se fait que cette histoire rejaillit aujourd’hui ?
— Je ne sais pas, madame…
Elle fit une grimace et s’agita sur son fauteuil.
— Qu’y a-t-il ? demanda le comte.
— C’est étrange, comme qui dirait.
— Pourquoi donc ?
— Je n’avais pas pensé à cette histoire depuis des longes, et il y a deux ou trois jours à peine, elle m’est revenue en mémoire, comme ça, toute seule… Et je me suis rappelé certaines choses que j’avais oubliées… Et là, comme de par hasard, voilà que tu rappliques et que tu m’en parles, toi aussi. Alors je dis que c’est bizarre.
— Racontez-moi tout.
La vieille femme hésita, puis elle se pencha vers la table et prit la bourse de cuir dans sa main. Le comte l’arrêta aussitôt.
— Elle est à vous si vous parlez.
La Mère relâcha la bourse et soupira.
— Ça va… Eh bien, d’abord, pour répondre à l’une de tes questions, sache que j’ai abandonné cet enfant sur le parvis d’une église parce que le garder ne lui aurait pas offert une vie bien correcte, et que nous autres, les ponifles, on sait que les abbés ils s’occupent bien des gosses. Tu le sais pas, peut-être, parce que toi t’es né avec le cul plein d’or, mais ces choses-là se font.
— Je comprends.
— Et c’est pas être une mauvaise mère !
— Je n’ai pas dit cela, et je pense que vous avez bien fait.
— J’ai bien fait. Et quand j’ai eu cinquante ans et que mon cul ne valait plus rien sur la place de Paris, j’ai eu envie de retrouver cet enfant. De le voir, au moins une fois.
— Cela aussi me semble naturel.
— Je suis allée à l’abbaye Saint-Magloire, où que je l’avais abandonné, et j’ai demandé à voir le père abbé. Mais ce vieux salaud de chasublard il a refusé que je voie mon gamin. Il a même refusé de me dire son nom, et il a fait comme toi, il a sorti une bourse avec une chiée de grosses pièces, et il m’a dit qu’elles étaient pour moi si j’acceptais de faire deux choses.
— Lesquelles ?
— Quitter Paris à tout jamais, et ne jamais parler de cette histoire, à personne.
— Qu’est-ce que vous avez fait ?
— Eh bien ! J’ai pris les pièces et je suis partie, tiens ! Et puis j’ai tenu ma promesse. J’ai jamais parlé de cette histoire à personne.
— Jusqu’à aujourd’hui…
— Bah… Tu me dis qu’il est mort. C’est pas le trahir, s’il est mort !
— En effet. Et donc, qui était le père de l’enfant ? demanda Valois en s’avançant sur son fauteuil.
— Vous êtes tous les mêmes ! s’exclama la vieille femme en riant. C’est ça qui t’intéresse, hein ? Tu veux savoir qui c’est qui m’a foutu un môme, hein ?
— Je veux savoir pourquoi on essaie de tuer votre fils, Izia, et si vous me donnez cette information, je pourrai peut-être le sauver.
— Qu’est-ce qui me prouve que tu dis vrai ?
— Est-ce qu’on ment à une putain ?
La Mère rit de nouveau.
— Sans doute pas. D’ailleurs… Cela se pourrait que tu dises vrai, parce que si on savait qui c’est le père à ce gosse, pour sûr que ça ferait du chahut.
— Alors dites-le moi.
— Dis-moi d’abord, toi, le nom qu’on lui a donné.
— Votre fils s’appelle Andreas Saint-Loup, et il est apothicaire. Maintenant, à votre tour de me dire comment s’appelait son père.