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À Paris, ce fut deux jours plus tard, et donc le 31 mars 1313, que le messager parti de Bayonne se présenta devant le chambellan, au palais de la Cité, afin de lui apprendre la mort atroce de Guillaume Humbert, Grand Inquisiteur de France, et de lui dire les circonstances dans lesquelles celle-ci était advenue.
La nouvelle, qu’Enguerran de Marigny ne put garder secrète bien longtemps, fit grand bruit et, le soir même, sous la pression des siens, le roi décida de réunir son Conseil.
La séance se tint à l’abri de la double voûte en ogive de la Grand’Salle, lambrissée de bois et peinte d’azur, laquelle, surplombant l’immense pavé de marbre, faisait résonner longuement les paroles pourtant confidentielles qu’on échangeait sous elle, leur donnant une ampleur et une gravité qui seyaient bien à pareille occasion.
Au nombre des conseillers réunis autour de la longue table de bois de chêne, comme surveillés par les statues de tous les rois de France, depuis Pharamond, qui se dressaient entre les hauts piliers, on compta naturellement le Chambellan, mais aussi Louis Ier de Navarre, fils de Philippe le Bel, ainsi que Pierre de Latilly, nouveau garde du Sceau, et Charles de Valois, frère de Sa Majesté, qui n’était pas encore parti pour Étampes.
— … et le maire de Bayonne nous fait savoir qu’il tient un homme chauve, approchant la quarantaine, pour assassin de Mgr Humbert, or il apparaît à Sa Majesté comme à moi-même que le suspect ci-décrit ne saurait être autre qu’Andreas Saint-Loup soi-même, apothicaire de son état, que l’Inquisiteur, justement, était parti confondre, sur ordonnance royale, et qui était déjà soupçonné du meurtre du chancelier Nogaret.
— Sait-on ce qu’il faisait à Bayonne ? demanda Charles de Valois qui, de tous les convives, était celui qui se sentait le plus concerné par cette audience, comme elle avait un étroit rapport avec l’affaire secrète qui le préoccupait.
— Nous pensons qu’il se rend à Compostelle, répondit vivement Marigny qui, lui, eût sans doute préféré qu’on quittât rapidement le sujet. Il y aurait déjà vécu, il y a une quinzaine d’années.
— Sa Majesté a-t-elle décidé de ce qu’il convenait de faire ? demanda le frère du roi.
Tous les regards se tournèrent vers Philippe le Bel, mais celui-ci fit un geste au chambellan pour qu’il répondît à sa place.
— La nomination du Grand Inquisiteur de France relève du roi. Nous allons donc chercher à Humbert un digne successeur. Nous songeons à plusieurs candidats. D’abord, il y aurait Jacques Fournier, abbé de Fontfroide, qui est brillant et érudit, mais il est cistercien et encore un peu jeune. Nous avons aussi songé au dominicain Bernard Gui, qui a déjà fait ses preuves comme inquisiteur de Toulouse, mais qui, peut-être, est trop près du pape. Certes, il y aurait Nicolas de Lyre, qui était aux côtés de Humbert lors du procès de Marguerite Porete et qui a l’habitude de traiter avec les hérétiques, mais il est de parents juifs… Enfin, il y a le franciscain Catalan Fabri qui, pour l’instant, recueille notre préférence, mais nous n’avons encore rien décidé.
— Je ne parlais pas du remplacement de Humbert, mais de ce qu’il convient de faire pour Andreas Saint-Loup ! insista de Valois, qui n’avait pas l’intention de laisser le chambellan s’écarter habilement du sujet.
— S’il a quitté la France, comme nous le croyons, nous ne pouvons plus faire grand’chose.
— Pardon, rétorqua de Valois en se tournant vers le fils du roi, mais s’il a passé les Pyrénées, il est en Navarre, où, cher neveu, vous avez tout pouvoir.
Le jeune Louis, qui n’était pas encore aguerri aux jeux de la politique, adressa à son père un regard interrogatif. Philippe le Bel, qui était resté silencieux jusque-là, se résolut enfin à parler.
— Mon fils verrait-il là le motif de retourner lui-même dans ce royaume où il ne mit les pieds qu’au seul jour de son couronnement ?
Plutôt que de laisser son neveu se sortir du sarcasme que lui avait adressé son père, Charles de Valois répondit prestement à sa place.
— La chose ne nécessite sans doute pas qu’un roi se déplace, mais je pourrais, moi, aller en Navarre et obtenir du gouverneur Alphonse de Rouvroy qu’il s’occupe de cette affaire, et veiller à ce qu’elle aille jusqu’à son terme.
— Auriez-vous de nouvelles envies de voyage, mon frère ? se moqua Philippe le Bel.
— Ai-je déjà déçu Sa Majesté lors des missions que je fis en son nom ? Quand je me rendis en Hainaut ? Quand je me rendis, par deux fois, en Flandre ? Ou bien quand je pris, avec mon neveu Louis, justement, la ville de Lyon rebellée ?
— Non, mon frère, vous ne m’avez jamais déçu, et les nombreuses terres et propriétés que je vous ai offertes en retour sont les témoins de ma gratitude, mais pourquoi vous envoyer, vous, en Navarre alors qu’un simple messager suffirait ?
— Après une ordonnance royale adressée à tous les baillis et prévôts de France, Sa Majesté envoya Humbert aux trousses de Saint-Loup, et cela ne suffit pas… Il semble que mettre le sort de cet apothicaire entre les mains d’un simple messager, ou bien même entre celles du gouverneur de Navarre soit fort hasardeux, et s’il faut mettre fin, une bonne fois pour toutes, à cette sombre histoire, je veux bien m’en charger moi-même, qui ne vous décevrai point.
Philippe le Bel se tourna vers Marigny, qui, comme lui sans doute, devinait que derrière le dévouement zélé du comte se cachait quelque dessein plus obscur, mais le chambellan resta silencieux, et le roi estima qu’écarter son frère de la capitale n’était peut-être pas une si mauvaise idée. Après tout, ses chances de retrouver l’Apothicaire étaient à peu près nulles, et pendant ce temps-là au moins il ne se mêlerait pas des affaires parisiennes. Le silence de Marigny indiquait sans doute qu’il était du même avis que le roi.
— Qu’il en soit donc ainsi, Charles. Je vous laisse la charge de cette affaire. Puissiez-vous faire arrêter ce Saint-Loup et le ramener jusqu’ici afin qu’il soit jugé pour tous ses odieux crimes.
Quand le Conseil fut fini et que Charles de Valois fut rentré en son hôtel de Nesle, il demanda à ses gens de préparer son départ le jour même pour le royaume de Navarre, et sur son visage se pouvait lire une jubilatoire satisfaction, car sur le chemin qu’il allait prendre se trouvait la ville d’Étampes.