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Assis tout au fond de son fauteuil, le visage figé, presque absent, Robin regardait la jeune Occitane qui semblait, elle, fort agitée par l’impatience.
Il était tout simplement fasciné par la jeune fille. Non pas uniquement par sa beauté naturelle, le teint de sa peau, qui était brun, de ce brun profond qui est le plus parfait et le plus pur, par son visage gracieux et fin, aux joues ourlées de fossettes, ou même par la longue et sauvage chevelure châtaine qui se mariait si justement au vert de ses grands yeux, mais aussi par son tempérament, sa fougueuse complexion, cet air de ne rien devoir à personne et d’être si entièrement libre qui la rendait plus belle encore.
Si l’on se souvient que, poussé par Marguerite, notre jeune apprenti avait découvert à Paris, un soir, les mystères de la femme – autant qu’on les peut découvrir en de si courts instants – il n’avait en revanche point encore connu, malgré ses seize printemps, les véritables troubles de l’amour ; mais il n’est point nécessaire de les connaître déjà pour savoir les identifier quand votre cœur, soudain, se met à battre de cette unique façon. Et s’il faut un peu de temps pour vivre un grand amour, le corps ne connaît plus grand émoi que celui de ces premières palpitations, dont on ne ressent jamais autant la force que quand elles vous étaient jusque-là étrangères. Et si cette effervescence est délicieuse, elle ne l’est pas seulement, car elle est aussi vertigineuse et affolante, elle vous désarme et vous désarçonne et vous fait perdre, parfois, ce contrôle que vous aimeriez garder en toutes circonstances.
Et donc, au regard de toutes ces choses qui l’habitaient en ce moment, Robin était amoureux, et il était désemparé, et il était savoureusement perdu.
— Tu ne me réponds pas ?
L’apprenti se redressa d’un geste brusque en prenant soudain conscience qu’Aalis lui parlait, et depuis un moment sans doute.
— Pardon ? balbutia-t-il, le visage empourpré.
— Je te demandais si tu savais ce qu’ils se disent, là-dedans ? répéta-t-elle d’une voix lasse.
— Eh bien… Non ! Comment pourrais-je le savoir, puisque je n’y suis pas ?
— Tu as bien une idée, non ?
Le rouquin haussa bêtement les épaules.
Face à ce silence, la jeune fille se leva pour déambuler dans la petite pièce et y inspecter sans vergogne meubles et objets.
— Tu le connais bien, ton maître ?
— Évidemment que je le connais bien ! répliqua Robin en se ressaisissant.
— Il est un peu étrange.
— C’est le meilleur apothicaire de tout Paris. De toute la France, peut-être. C’est un savant.
— Un savant qui s’enfuit, ironisa Aalis.
— Les vrais savants ont toujours beaucoup d’ennemis.
— Et que lui veulent ceux qui le poursuivent ?
— Il te l’a dit : nous ne le savons pas.
— Alors que faisons-nous ici ?
— Eh bien, justement, nous cherchons des réponses.
— Ce n’est pas très précis.
— C’est tout ce que je puis te dire.
La jeune fille soupira en reposant un vase qu’elle venait de prendre sur une bibliothèque.
— En tout cas, il a l’air très préoccupé.
— Il l’est.
— Parfois, on dirait même qu’il est malade. Tu as vu, hier soir, comme il tremblait en se couchant ?
Robin ne répondit pas.
— Tu sais ce qu’il a ? insista la jeune Occitane.
— Oui.
— Eh bien, dis-le moi ! dit-elle en revenant s’asseoir près de lui.
— Je ne pense pas qu’il voudrait que je te le dise.
— Je ne le répéterai pas, promit-elle.
Le jeune homme hésita, tiraillé entre le respect qu’il avait pour les secrets de son maître et le désir de paraître.
— En vérité, je ne suis pas certain de savoir en détail quel mal l’affecte vraiment. Tout ce que je sais, c’est qu’il prend chaque soir et chaque matin un médicament, et que quand ce médicament vient à manquer, il se sent de plus en plus mal. Et c’est le cas depuis que nous avons quitté Bayonne.
— Et de quel médicament s’agit-il ?
— À quoi cela te servirait-il que je te le dise ? Tu n’y connais rien à la pharmacopée !
— Dis toujours !
— C’est du diacode.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Tu vois que tu n’y connais rien !
— Je connais bien les plantes !
Robin ricana maladroitement.
— Ce sont des têtes de pavot nouvellement cueillies dans leur maturité, que l’on incise par petits morceaux, puis que l’on met dans un pot de terre vernissé, récita-t-il fièrement, comme s’il se fût agi d’un examen. La vertu narcotique du pavot consiste particulièrement dans sa tête, sa graine n’en a que très peu, c’est pourquoi il est assez inutile de l’employer dans l’infusion. En outre, il a plus ou moins de qualité suivant la température du pays où il a crû, ainsi il est beaucoup plus efficace en Orient, en Italie, ou même en ton pays qu’à Paris. Et donc, on verse sur ces petits morceaux de l’eau bouillante, on couvre le pot et on laisse infuser deux jours durant, puis on fait bouillir doucement jusqu’à la tierce partie. On y mêle ensuite du safran, de la cannelle et du jus de prunelle. La dose est depuis demi-once jusqu’à dix drachmes, mais je crois que maître Saint-Loup la dépasse grandement.
La jeune fille hocha doucement la tête, et Robin fut certain de l’avoir impressionnée.
— Et à quoi cela sert-il ? demanda-t-elle.
— Ses effets viennent de ce que, par sa substance glutineuse et embarrassante, il arrête le trop grand mouvement des esprits dans le cerveau. C’est par cette même raison qu’il fait dormir.
— Mais à quoi sert-il ? répéta la jeune fille.
— Eh bien, à l’évidence : à apaiser la douleur.
— Quelle douleur ?
— Eh bien… La sienne.
Aalis secoua la tête et se renfonça dans son fauteuil.
— Au fond, tu ne le connais pas aussi bien que tu veux le faire croire.
Remontant ses genoux sous son menton, elle prit un air pensif, puis, le regard perdu dans le vide, elle ajouta :
— Sans doute, c’est un drôle de personnage.