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M. Ardignac, prévôt de Béziers, recueillit aisément plusieurs témoignages des habitants de Bayonne qui affirmaient avoir aperçu une jeune fille en guenilles, châtaine et aux yeux verts, errer dans la ville au milieu de la journée. Petit à petit, il remonta sa piste et apprit qu’on l’avait vue partir soudain vers le nord de la cité. Avec ses deux gardes, il se mit donc en route dans cette direction, bien décidé à mettre un terme à cette trop longue chasse, et en vérité il n’en crut pas ses yeux quand, sur le parvis du château de Bayonne, il vit la jeune fille qui, la mine défaite, courait tout droit vers eux, comme portée là par la divine Providence, sur un plateau d’argent.
— Attrapez-la ! s’exclama Ardignac, stupéfait, et les deux gardes s’exécutèrent.
Aalis, qui avait les yeux emplis de larmes, ne les vit point venir sur elle et se retrouva d’un seul coup plaquée contre le sol, la tête dans la poussière.
Quand elle reprit ses esprits, écartant les paupières, elle vit apparaître au-dessus d’elle le père de François et, avant même qu’elle n’ait pu dire un mot, celui-ci lui administra une puissante gifle. La jeune fille était si perplexe qu’elle ne lâcha pas un cri. Pas même quand le prévôt lui envoya un second soufflet, du revers de la main cette fois.
Ardignac, envahi par la rage, n’était plus tout à fait lui-même. Penché sur la jeune fille que ses gardes maintenaient fermement au sol, il avait les yeux rouges, les mains tremblantes et son visage était déformé par une horrible grimace de colère.
Autour d’eux, les habitants de Bayonne s’arrêtaient, intrigués, si bien qu’une foule se forma peu à peu, mais aucun ne sembla vouloir intervenir.
— Tu vas payer, petite traînée ! Tu vas payer pour tes crimes ! cracha le prévôt avant de lui envoyer une troisième gifle sonore.
Et alors que le prévôt semblait prêt à l’égorger sur place, dans le mutisme de cette curieuse assemblée de voyeurs, une voix, soudain, s’éleva qui l’arrêta dans son geste.
— Êtes-vous bien certain, monsieur, d’avoir assez de deux gardes pour frapper une fille qui n’a pas la moitié de votre âge ?
Le prévôt, que cette irruption semblait avoir énervé encore davantage, se redressa et fit volte-face, alors que dans la foule s’élevaient déjà quelques rires moqueurs.
Aalis, étendue dans le sable, les joues en feu et les lèvres en sang, aperçut alors, au-delà de son bourreau, la silhouette de l’audacieux qui s’était immiscé.
C’était un homme de taille moyenne, de trente-cinq à quarante ans, le teint hâlé, le visage creusé en haut des joues, les yeux noirs et cernés, le nez aquilin et le crâne entièrement chauve.
— Occupez-vous de vos affaires, monsieur, siffla Ardignac. Cette fille est une meurtrière, recherchée à Béziers, où elle a allumé deux incendies qui ont tué ses parents et mon pauvre fils.
Comprenant d’emblée qu’aucun argument juridique ne viendrait à bout de la détermination de cet homme ivre de rage, Andreas – qui savait être fourbe quand la situation l’exigeait – opta pour mettre la foule de son côté, comme il est avantageux de le faire en de telles circonstances.
— Très bien, très bien, dit-il, mais ici, nous ne sommes pas à Béziers, nous sommes à Bayonne, et je ne crois pas qu’à Bayonne on traite les jeunes filles de la sorte, quels que soient les crimes qu’un étranger lui reproche.
Quelques voix dans la foule, perméables à la flatterie, signalèrent leur approbation.
— De fait, elle sera ramenée à Béziers pour y être jugée équitablement, répliqua le prévôt, qui voyait clair dans le jeu de son adversaire.
L’Apothicaire opta alors pour une autre méthode et, sortant de la multitude, il vint se placer juste devant le prévôt pour lui parler plus bas, sur un ton fraternel.
— Si cette jeune fille est vraiment responsable de la mort de votre fils, je devine votre colère et votre immense douleur, monsieur. Mais quand vous l’aurez jugée, cela fera-t-il revenir votre enfant ?
— Le sentiment de justice apaisera sûrement mon âme. Et de toute façon, tout crime doit être puni.
— Et quelle punition plus grande pourriez-vous lui donner que celle qu’elle s’est infligée elle-même ?
— De quoi parlez-vous ? s’emporta Ardignac. Vous ne savez rien de cette affaire !
— Il n’est pas toujours nécessaire de savoir pour comprendre. Qu’est-il arrivé à cette enfant pour qu’elle commette un acte aussi fou que celui de tuer ses propres géniteurs ? Que lui avaient-ils fait ? Que lui aviez-vous fait ?
Le prévôt ne répondit pas. Il lança seulement quelques regards haineux en direction d’Aalis, laquelle, suspendue à son sort, était pétrifiée par la peur et la stupéfaction.
— Si ces choses sont advenues à Béziers, et que nous sommes à Bayonne, reprit Andreas, cela signifie que cette jeune fille a elle-même choisi l’exil. Elle a… quoi ? Treize, quatorze ans ? Regardez son habit. Regardez ses yeux. Croyez-vous vraiment que vous pourrez lui faire une vie plus dure que celle qu’elle mène ici, orpheline, loin de chez elle et sans le sou ?
— Peut-être pas, mais nous pourrons lui faire une mort plus douce, ironisa le prévôt.
Le visage d’Andreas se durcit.
— Cela, monsieur, je ne pourrai vous le laisser faire.
— Et qui êtes-vous donc pour prétendre m’interdire de rendre justice ?
— Je suis un homme, monsieur. Et il ne s’agit point de vous interdire de rendre justice, mais de vous éviter de prolonger ce qui ressemble déjà à une trop longue liste de malheurs. Vous avez perdu un fils, elle a perdu père et mère, de ses propres mains, elle a perdu un toit, tout cela ne vous suffit-il pas ?
— Non. Je veux qu’on me rende justice.
— Faites demi-tour. Laissez cette enfant à son triste sort, vous n’en reviendrez chez vous que grandi par la clémence et la raison, plutôt qu’avili par une vengeance qui, de fait, ne soigne jamais les véritables peines.
— Je serais la risée de Béziers !
— Vous ne seriez pas la mienne, et je crois, au contraire, que la sagesse que vous auriez acquise ne ferait que dorer votre image auprès de vos gens. Un homme qui trouve une autre voie que celle de la violence pour résoudre un conflit est le plus admirable des justiciers.
— Et quelle autre voie proposez-vous ?
— Le pardon.
Le mot même sembla ranimer la colère du prévôt.
— Le pardon ? s’exclama-t-il. Comment peut-on pardonner la mort de son fils, monsieur ? Avez-vous déjà perdu un fils ?
— Non. Mais je suis orphelin, comme cette petite, et je sais ce que c’est que de n’avoir ni père ni mère.
Ardignac poussa un cynique ricanement.
— C’est pour cela que vous prenez sa défense ?
— Je ne savais pas encore ce qu’elle avait fait quand je suis intervenu.
— Alors je suppose que vous vous prenez pour un dieu de justice ? Un sauveur ?
— Non. Pour tout dire, je pense que si j’étais à votre place, je n’aurais qu’une envie : tuer cette enfant sur place.
— Alors pourquoi voulez-vous m’en empêcher ?
— Car si tel était le cas, je voudrais qu’un homme vînt me raisonner et me dire que la colère est de fort mauvais conseil. Qui sait ? Cela serait peut-être vous…
— Je ne suis pas de ces gens qui font la morale à autrui.
— N’aimeriez-vous pas le devenir ?
Le prévôt, démuni par la repartie de son interlocuteur, secoua la tête.
— Cette enfant doit être punie.
— Alors punissez-la tout de suite. Tendez-lui la main, aidez-la à se relever, et dites-lui que vous la pardonnez. Croyez-moi, ce sera la plus forte des punitions, car alors elle devra affronter seule sa faute, et apprendre à se pardonner elle-même, ce qui est bien plus pénible que n’importe quelle condamnation.
La foule, qui s’était approchée pour entendre, adressa aussitôt des encouragements au prévôt pour qu’il fît preuve de clémence.
Que le lecteur ne croie pas ici que nous dressons du peuple une peinture naïve et idéaliste… Les faits se passèrent bien ainsi car, assurément, la foule est sotte, nous l’avons déjà dit, et de la même manière qu’elle est capable d’injurier et de moquer le Juif qui passe avec sa rouelle, aussi est-elle capable de s’émouvoir de l’injustice que dénonce un beau discours. Ainsi va le monde.
— Vous pensez vraiment que j’aurais fait tout ce chemin pour la pardonner ?
— Il n’y a pas de chemin plus long que celui du pardon, répliqua Andreas.
— Monsieur est adepte des belles phrases, mais ces belles phrases ne me rendront pas justice !
— En effet. Il n’y a que les gestes qui comptent. Voici l’occasion pour vous d’en faire un beau.
Sur le visage du prévôt, la colère avait fait place à une sorte d’accablement, comme tous les regards étaient tournés vers lui.
— Vous me jugez. Mais pour vous, c’est facile de jouer les grands seigneurs ! Ce n’est pas votre fils qui est mort.
— Je n’ai jamais dit que cela serait facile pour vous, monsieur. J’ai dit que cela serait admirable.
— Je ne suis pas ici pour trouver la gloire, mais la justice.
Andreas, comme à court d’arguments, marqua un temps de pause avant de lancer :
— Vous êtes de Béziers, monsieur, n’est-ce pas ?
— Bien sûr.
— Vraiment ?
— Comment cela, vraiment ? s’énerva Ardignac. Je suis prévôt de Béziers, et mon père l’était avant moi ! Tout comme mon grand-père, et son père avant lui ! Les Ardignac sont une des plus vieilles et plus fières familles de Béziers !
— Alors j’ai peine à comprendre que vous montriez tant d’entrain à vous substituer à la justice divine, monsieur. N’est-ce pas avant de massacrer vos ancêtres que le légat du pape cria ce célèbre « tuez-les tous, dieu reconnaîtra les siens » ? Seriez-vous un Amalric d’aujourd’hui, prêt à rendre une justice aveugle et meurtrière à la place de Dieu ?
Le lecteur, qui connaît bien maintenant l’irréligion d’Andreas, sourira sans doute comme nous devant l’argumentation purement rhétorique de cet homme pour qui la justice divine était en réalité un concept inepte. Mais Ardignac, qui était de plus en plus incertain, adressa alors un regard aux deux gardes qui tenaient toujours la jeune fille à terre, et dans leurs yeux il dut lire la confirmation que sa clémence ne serait point regardée chez lui comme une faiblesse, mais bien comme une force, car dans un soupir, enfin, abaissant ses défenses, il leur ordonna de relâcher Aalis.
— Rentrons, dit-il. Laissons cette diablesse affronter seule le jugement de Dieu, quand l’heure sera venue. Pour ma part, j’en ai fini avec elle. J’en ai fini avec tout ça.
Sans ajouter un mot de plus, il avisa durement Andreas, puis se fraya un chemin au milieu de l’assemblée, suivi par ses deux gardes et par les acclamations des Bayonnais.
La poitrine soulevée par le soulagement, Andreas les regarda s’éloigner, puis il rejoignit la jeune fille qui, assise par terre, la bouche en sang, tremblait encore de tout son long, alors qu’autour d’eux, comme le spectacle était fini, la foule se dispersait déjà sur le parvis du château.
— Comment t’appelles-tu, petite idiote, et que fais-tu vraiment ici ? demanda l’Apothicaire en l’attrapant fermement par-dessous l’épaule pour la relever.
La jeune fille épousseta ses vêtements, frotta le sang sur ses lèvres, puis elle leva vers Andreas et Robin un regard empli d’une triste gratitude.
— Je m’appelle Aalis, et je n’ai plus rien.