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Le hasard ayant voulu, comme on le sait, que tout ce petit monde arrivât en même temps dans cette ville, au moment même où le sombre évêque fomentait son odieux traquenard, la jeune Aalis, elle, à quelques pas de là, arpentait les rues de Bayonne à la recherche du fils de Zacharias.
Ici et là, sous les arcades écrasées qui bordaient les grandes rues – car sous ce soleil il fallait de l’ombre – elle s’arrêtait pour admirer les jeunes gens, adroits et beaux, qui festinaient et paradaient, sautaient à la perche avec leurs ceintures rouges et leurs culottes blanches, ou encore ces bœufs graves qui, le front baissé, tiraient depuis le port moult marchandises jusqu’au cœur de la ville animée.
Ses vêtements abîmés par une si longue marche à travers la campagne, Aalis ressemblait à une petite mendiante et la plupart des gens auxquels elle tentait de parler ne daignaient même pas lui répondre.
— Connaissez-vous un homme qui se nomme Nissim Buljan ? demandait-elle aux artisans, aux commerçants, à tous ceux dont elle croisait la route.
Les rares fois qu’on lui répondait, c’était, sempiternellement, par la négative, et la jeune fille était sur le point de se décourager quand une femme qui, de loin, l’avait entendue poser la question, vint lui taper gentiment sur l’épaule.
— Tu ne trouveras pas l’homme que tu cherches ici, ma petite.
— Vous savez où il est ? demanda Aalis, ragaillardie.
— Eh non, je ne le connais pas, mais je sais reconnaître un nom juif, quand j’en entends un. Et les Juifs n’ont pas le droit de vivre à l’intérieur des murs de la ville, à part quelques armateurs… Tu les trouveras à Saint-Esprit-lès-Bayonne, un petit bourg au nord d’ici, juste de l’autre côté du fleuve.
Alors Aalis monta vers l’Adour, traversa le grand pont de bois par lequel, un peu plus tôt, étaient passés Andreas et Robin, mais aussi Humbert et ses hommes, et monta vers ce faubourg où vivaient en ce temps les Juifs et les étrangers.
Elle découvrit alors la singularité de ce quartier, que l’on nommait juiverie, et où les hommes habitaient en communauté, selon qu’ils avaient telle ou telle origine. Fort émue, il lui sembla reconnaître dans certaines coutumes des choses que Zacharias lui avait contées quand elle allait le voir, au petit soir, dans sa capitelle. C’était comme si elle visitait enfin le pays du vieux Juif, un pays qui n’existait pas, qui était partout et nulle part à la fois, car elle est bien étonnante l’histoire de ce peuple de pasteurs asservis, expulsés de leur patrie, dispersés dans toutes les régions du monde sans avoir perdu la trace de leur origine, se défendant là où on les persécute, s’éclairant là où on les traite avec humanité, et en ce temps, en France, ce n’était guère le cas. Ici les Juifs – que la savante pratique de l’usure avait rendus gênants aux yeux des puissants comme de l’Église – avaient été pillés, dépouillés de leurs biens, rejetés des villes, on avait détruit la plupart de leurs temples et brûlé leur littérature, quand on ne les avait pas massacrés eux-mêmes.
Dans ce quartier isolé, donc, on avait reconstruit une synagogue – que les Juifs appelaient bet-knesset – autour de laquelle s’était développée toute une activité de commerce et d’artisanat qui donnait aux rues étroites beaucoup de couleur et d’animation. La plupart des hommes portaient la barbe, aucun n’avait les tempes rasées, et presque tous arboraient la coiffe juive, un chapeau pointu qui était jaune, à bord rigide, et qui était surmonté d’une queue et d’un pompon – en somme, il s’apparentait au pétase grec, que l’on voit parfois sur le chef d’Hermès, et dérivait du bonnet phrygien des forgerons. Certains, en sus, portaient sur le front et sur le bras gauche des petites boîtes en cuir, que l’on nomme tefillin, et qui renferment des psaumes sur parchemins. De sous leur chemise, enfin, dépassaient des franges blanches, des tsitsit, car la Torah demande que l’homme en mette aux quatre coins des vêtements dont il se couvre.
Nous nous permettrons ici un court mais instructif détour, que le lecteur voudra bien nous pardonner, afin de lui révéler, s’il ne le sait déjà, un fait marquant qui illustre la façon dont étaient traités les Juifs en ce temps. En effet, si nous venons de voir qu’ici certains aimaient à porter quelque habit traditionnel, il était un attribut vestimentaire qui, en revanche, leur fut imposé à tous dans la plupart des villes du royaume. Depuis le XIIIe siècle, les Juifs et tous leurs biens avaient été déclarés propriété des seigneurs sur les terres desquels ils habitaient. Mais, comme si cette spoliation n’eût point suffi, on les obligea aussi à porter un signe extérieur qui permettait de les discriminer. De fait, une ordonnance du roi Saint-Louis commanda à tous les baillis, vicomtes, sénéchaux et prévôts de France de contraindre leurs Juifs à porter sur leurs habits deux rouelles, qui étaient des cocardes jaunes, de la taille d’une main, l’une dans le dos, et l’autre sur la poitrine. Ces marques humiliantes soumettaient les malheureux, chaque fois qu’ils allaient en ville, aux railleries et aux injures de la populace, qui peut être si sotte parfois. Si quelqu’un prenait un Juif dans la rue sans cet infamant stigmate, le coupable était condamné à dix livres d’amende et à la perte de son habit, lequel lui était soustrait au profit du dénonciateur. Il est de l’humble et triste avis du narrateur que ces sortes de choses sont amenées à se répéter dans l’histoire aussitôt que nous les oublions ou que nous feignons de ne point les reconnaître.
Mais revenons-en à notre jeune Occitane. Éblouie par ce dépaysement inattendu, Aalis pénétra vers le cœur de la juiverie en ouvrant de grands yeux. Là, elle observa les moult bouchers qui exposaient sur leurs étals des viandes préparées selon la tradition, et dans une rue distincte les fromagers, car la religion (qui dit que l’on ne doit pas cuire le chevreau dans le lait de sa mère) commandait que la viande et le lait ne se côtoyassent point. Ici, elle admira le calme apparent des jeunes garçons qui, les tempes garnies de papillotes, attendaient devant une bet-sefer que leurs maîtres érudits vinssent leur apprendre à lire le Talmud. Plus loin, elle vit des femmes s’engouffrer dans un bâtiment où, en sous-sol, se trouvaient des bains, que l’on appelait mikvé, et où on allait se purifier dans une eau de source une fois la semaine ou après les périodes de menstruation. Et puis il y avait des forgerons, dans l’atelier desquels on voyait de belles hanoukkia en bronze, chandeliers à neuf branches, et de belles ménora, qui en comptaient sept, et puis il y avait des relieurs, des copistes et des libraires qui faisaient venir des codices de toutes les parties du monde, car Bayonne attirait tant d’étrangers, et il y avait des médecins, des tanneurs, des drapiers et des teinturiers qui faisaient les châles de prière, les tallit, des verriers et des orfèvres, et puis ici on vendait du vin casher, et puis il y avait des bureaux de change et des usuriers… En somme, c’était un quartier commerçant comme les autres, mais qui différait par certains détails auxquels la jeune fille, se remémorant les histoires de Zacharias, ne pouvait pas être indifférente.
Comme le quartier n’était pas grand et qu’on n’avait pas le droit de l’étendre, les maisons étaient plus hautes encore que dans la ville même, et Aalis remarqua sur le linteau des portes ces petites boîtes de bois, les mezouzot, où sont nichés des rouleaux de parchemins inscrits de prières, et dont l’une d’elles avait un jour disparu de l’entrée de la capitelle où vivait le pauvre Zacharias, volée sans doute par un habitant de Béziers mal intentionné.
Malgré toute cette agitation et les sourires qu’on voyait aux lèvres de leurs habitants, ces ruelles étaient sales et tristes, l’odeur pénible, et c’était chose affligeante que de voir ces hommes parqués dans d’insalubres maisons ; toutefois, ils se consolaient sans doute de n’être pas exposés ici aux insultes et aux mauvais traitements qu’on leur réservait intra-muros.
Contrairement à l’accueil qu’on lui avait réservé en ville, ici, personne ne sembla s’offusquer des guenilles d’Aalis, mais elle remarqua que, si les femmes lui adressaient des gestes amicaux, les hommes, eux, évitaient de croiser son regard.
Elle était arrivée sur le parvis bruyant et animé de la bet-knesset quand une vieille femme, qui était laide, grasse et édentée, vint se poster devant elle avec un regard amusé, pendant que, tout autour d’eux, les gens continuaient d’accomplir ce qu’ils avaient à accomplir, qui porter un colis, qui tirer de l’eau à la fontaine, qui vendre des breloques sur une petite charrette, qui nettoyer la chaussée, qui la salir, qui papoter en groupe, qui écouter ce qui se disait ici ou là…
— Qu’est-ce que tu viens faire ici, ma belle petite goyia ?
— Je… Je cherche quelqu’un.
— Ah ! Eh bien, tu ne pouvais pas tomber mieux ! Je m’appelle Ruth, dit la vieille femme en lui tendant la main. C’est mon affaire que de trouver des hommes aux jeunes filles !
— Mais…
— Oï ! Quel dommage que tu ne sois pas juive, tu serais parfaite pour le fils de mon cousin Jacob ! Mais on doit pouvoir s’arranger, ajouta-t-elle en lui adressant un clin d’œil entendu. Tu es belle comme Bethsabée !
— Qui est-ce ?
La vieille femme attrapa les joues d’Aalis et les pinça chaleureusement en riant.
— C’était une femme si belle que le roi David a fait tuer son mari pour la séduire ! Et toi tu es si belle que ton mari aura l’impression d’être un roi !
— Mais, vous n’y êtes pas, répliqua la jeune fille que la méprise de son interlocutrice amusait malgré tout. Je ne cherche pas un mari, je cherche le fils d’un ami !
— Et alors ? Ça ne t’empêche pas de l’épouser ! Une jolie na’ara comme toi, avec de si beaux yeux verts, les garçons ici vont tous tomber à tes pieds ! Mais je te dirai, moi, lesquels sont des bons partis. Tu me fais confiance n’est-ce pas ? Ce serait dommage que tu tombes sur un m’chougga[16], et il y en a beaucoup par ici, ou sur un mauvais amant ! Et alors ? Ça compte ces choses-là ! Un mariage heureux, c’est d’abord à la couche que ça se joue… Tu es bien faite, tu mérites un garçon bien bâti, qui te donne beaucoup de plaisir !
— Je vous assure que je ne cherche pas un mari ! insista Aalis. Je cherche un homme qui s’appelle Nissim Buljan, parce que j’ai quelque chose à lui donner, de la part de son père, qui est mort, et qui était mon ami.
— Nissim Buljan ? Cela ne me dit rien ! s’exclama la vieille femme, déçue, avant que de retrouver un peu de malice. Mais je connais un Nissim ben Isaac qui est très joli garçon et qui n’est pas étranger aux mystères de l’amour ! C’est le fils du cordonnier qui, lui, est un imbécile et un m’goullal[17]. Je peux te le présenter si tu veux… Le fils, pas le père !
— Non ! C’est Nissim Buljan que je cherche.
— Et moi je te dis que je ne le connais pas ! Si je ne le connais pas, il y a peu de chances qu’il habite ici, tu sais, parce que, parole de chadkhanit[18], je connais presque tout le monde, des lieues à la ronde ! Je peux même te trouver un mari à Bordeaux ou à Narbonne, si tu veux ! Un guêvêr[19] ! Ma parole, je peux même t’en trouver un en Navarre s’il le faut !
— Non, merci, vraiment. Il n’y a personne qui puisse me renseigner ?
— Oï ! Vraiment ! Tu es intraitable !
— J’ai absolument besoin de trouver cet homme, s’excusa Aalis. J’ai fait une promesse.
La vieille femme hocha la tête d’un air triste et résigné.
— Si le rav[20] Shlomo avait encore toute sa tête, il saurait peut-être, lui, mais il ne l’a plus depuis longtemps, et de toute façon une jeune fille ne va pas parler à un rabbin. Cela ne se fait pas. Il faudrait peut-être demander à sa femme…
— Et comment puis-je la trouver ?
— Tu es sûre que tu ne cherches pas un mari ?
— Sûre.
— Bon. D’accord. Alors viens avec moi, on va aller trouver la femme de rav Shlomo. D’ailleurs, elle a un petit-fils qui vient d’avoir seize ans et qui…
— Je ne cherche pas de mari !
— Oui, oui ! Ça va ! Allez, suis-moi.
La vieille femme conduisit Aalis vers la petite fontaine qui était dans l’ombre des arbres, sur le parvis de la bet-knesset, et où d’autres vieilles femmes, assises sur le rebord d’icelle, semblaient engagées dans un grand débat. Quand elles approchèrent, le silence se fit aussitôt et tous les yeux se tournèrent vers Aalis. La marieuse fit les présentations, indiquant à la petite laquelle de ces femmes était l’épouse du rabbin.
— Et qui est cet homme que tu cherches ? demanda celle-là, qui avait de magnifiques yeux bleus et un regard bien vif pour son grand âge.
— Il se nomme Nissim Buljan, et il est le fils d’un de mes amis, qui est mort.
— Nissim Buljan… Oui. Je me souviens de lui. C’était un musicien.
— Oui ! s’exclama Aalis. C’est cela ! C’est lui ! Savez-vous où je peux le trouver ?
La vieille femme pencha la tête d’un air désolé.
— Eh, hélas, ma pauvre petite…
— Quoi ?
— Nissim est mort, il y a bien deux ans.
Aalis éprouva comme un grand coup de lame dans l’estomac. Tout l’espoir qu’elle avait eu d’honorer la mémoire de Zacharias s’effondra aussitôt, ses yeux lui piquèrent et elle eut bien de la peine à retenir ses larmes. Tant de chemin pour ne pas pouvoir tenir sa promesse ! Et ce pauvre Zacharias qui était mort sans savoir qu’il n’avait plus de fils !
— Eh… Je suis désolée, ma petite. Nissim est mort de la main des Anglais, qui sont venus dans toute la Guyenne châtier les Juifs qui n’avaient pas obéi aux décrets d’expulsion. Beaucoup ont été contraints de rejoindre la Navarre. D’autres sont morts au fil de l’épée. Ton ami en faisait partie. Je suis désolée, répéta la vieille femme.
— Merci… Merci madame, balbutia Aalis avant de se retourner et de partir en courant, parce que rester là, un seul instant de plus, sous le regard apitoyé de ces femmes, lui eût été insupportable.
D’une traite elle sortit de la juiverie et courut vers le grand pont, et alors, les yeux battus par le vent, elle sanglota, beaucoup, longtemps.