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— Ne fais pas de bruit, murmura l’Apothicaire. Ils doivent être tout près. Ils auront vu la lumière de ma torche tout à l’heure et nous cherchent sûrement près de la tanière. Sans l’alerte que nous a donnée la louve, ils nous auraient sans doute surpris. Brave animal.
Il y avait autour du feu de camp de nombreuses traces de pas qui n’étaient pas les leurs.
— Viens, il faut faire vite.
Maître et apprenti contournèrent la clairière pour ne pas se mettre à découvert et ils s’approchèrent des quatre chevaux attachés ensemble. Au même moment, Andreas aperçut une lueur de l’autre côté du bois.
— Ils arrivent !
Le jeune rouquin monta sur celui des chevaux qui était le leur tandis que l’Apothicaire détachait les trois autres. Aux deux premiers il donna une grande tape sur la croupe afin de les faire déguerpir à travers bois, et il grimpa sur le troisième.
— Va ! cria-t-il à son apprenti à l’instant même où Humbert et ses deux suivants les avaient repérés et couraient vers eux en poussant des cris.
Les deux chevaux se lancèrent au galop dans la forêt obscure, et l’Apothicaire – comme ils passaient à quelques pas de l’Inquisiteur – éprouva une bien compréhensible satisfaction, qu’il accompagna d’un « adieu » moqueur et revanchard.
La joie d’avoir joué un vilain tour au sinistre Humbert donna à nos deux compagnons l’énergie pour galoper jusque tard dans la nuit, et quand ils décidèrent de s’arrêter enfin, la ville de Saintes se profilait déjà à l’horizon. Ils éprouvèrent un plus grand amusement encore en découvrant que sur le cheval qu’ils avaient dérobé se trouvaient un sac de vivres bien rempli ainsi qu’une bourse fort lourde. Sans prendre cette fois le risque d’allumer un feu, ils choisirent de dormir en retrait du sentier pendant quelques heures seulement, car dès que le soleil se fut levé, l’un et l’autre n’eurent d’autre envie que de trouver, au plus vite, le fameux Denis de Tourville.
Andreas et Robin étant toujours activement recherchés dans tout le pays, ils présumèrent que leur description était affichée sur la plupart des murs de l’antique cité.
— Nous ne pouvons pas prendre le risque d’entrer dans Saintes et demander au premier venu de nous conduire auprès de notre homme, affirma Andreas alors qu’ils attachaient leurs chevaux près d’une petite ferme en ruine, non loin de la ville.
— Mais comment le trouver, alors ?
— Je ne sais pas, Robin. Nous n’allons sûrement pas avoir une nouvelle fois la chance de tomber sur un bon Samaritain, un templier déchu ou un maître de carrière reconnaissant. Il va falloir user de ruse, ce dont l’un de nous deux au moins ne manque pas d’ordinaire, mais pour l’heure, celui-là n’a pas encore d’idée.
— Que voulez-vous faire, alors ?
— Eh bien, réfléchir. Et de même que l’on prétend que l’appétit vient en mangeant – ce qui est parfaitement ridicule, car chacun sait qu’il vient en ne mangeant pas – il se peut que les idées viennent en marchant. Partant, marchons.
Adoncques ils déambulèrent le long de la très vieille enceinte, vers l’ouest de cette ville nichée dans une boucle du fleuve Charente. Par-delà la muraille on pouvait apercevoir la cime du palais épiscopal et de la cathédrale, ainsi que le château fort, dominant l’ensemble depuis le sommet de la colline du Capitole. Et c’est en observant celui-là qu’Andreas fut frappé par une évidence qui lui tira un beau sourire.
— Comment ai-je pu être aussi bête ? chuchota-t-il pour lui-même.
— C’est sans doute que je suis d’une néfaste influence, répondit Robin sur le ton de la plaisanterie.
— Regarde le château.
— Je le regarde.
— Que vois-tu flotter à son sommet ?
— Un drapeau, maître.
— Et que représente-t-il, ce drapeau ?
— Eh bien, trois lions dorés sur fond rouge.
— Oui. Nous dirons plutôt de gueules aux trois léopards d’or, selon l’usage en héraldique. Et sais-tu à qui appartient ce blason ?
— Maître… Non. Je n’ai pas cette éducation-là, vous le savez bien.
— Et je ne t’en tiens pas rigueur, car moi-même je n’ai pas songé à cette évidence, distrait que j’étais, sans doute, par le souvenir de cette louve et de ses petits… À quelques pas d’ici commence le duché de Guyenne, Robin. Nous venons d’entrer en territoire anglais, et le drapeau que tu vois est celui du roi Édouard II d’Angleterre, prince de Galles et fervent défenseur des magnifiques universités d’Oxford et de Cambridge.
— Ce qui signifie ?
— Ce qui signifie que c’est un brave homme et que les Anglais excellent dans l’étude des philosophes grecs.
— Mais non, maître, ce n’est pas ce que je vous demande ! Quelle importance tout cela a-t-il pour nous, aujourd’hui ?
— Eh bien, réfléchis, Robin ! Si nous sommes en territoire anglais, l’ordonnance de Philippe le Bel nous concernant n’a ici aucun effet, et ces bons bourgeois de Saintes ignorent très probablement que nous sommes recherchés.
— En somme, nous sommes tranquilles ?
— J’ai bien peur que nous ne le soyons jamais, mon garçon, mais au moins, nous pouvons entrer dans la ville sans devoir nous cacher. Avant que Guillaume Humbert ne nous rattrape, tel que nous l’avons laissé, sans monture, nous avons, je crois, la journée devant nous. Mais ne traînons pas pour autant.
Ergo, le jeune rouquin et le moins jeune chauve s’en allèrent reprendre leurs chevaux et entrèrent, temporairement apaisés, dans la belle ville de Saintes, où ils trouvèrent une écurie pour y laisser leurs montures. Là, comme on se souvient qu’ils le firent en Artenay, ils demandèrent au maître si l’on connaissait Denis de Tourville, et on leur dit que non, lors ils demandèrent à un passant, qui leur dit que non, lors à un boucher, qui leur dit que non, puis à une vieille dame, qui n’en savait pas plus, et c’est au patron d’une auberge qu’il leur fallut s’adresser pour trouver enfin leur renseignement.
— Vous ne le trouverez pas dans la ville, puisqu’il est le gardien de l’amphithéâtre, et que celui-ci est ex-muros, non loin de la basilique Saint-Eutrope.
— Et pouvez-vous nous indiquer où celle-ci se trouve ?
— Rien de plus aisé : il vous suffit de suivre les pèlerins de Saint-Jacques qui, tous, vont s’y recueillir devant les reliques du martyr.
Alors ils durent à nouveau sortir de Saintes et en faire le tour par l’ouest pour rejoindre cet incroyable vestige de l’époque romaine qui, encastré dans un vallon, semblait appartenir à la nature même. On eût dit que les flancs de la colline avaient été creusés pour lui faire place – et il se pouvait bien que cela fût le cas – ce qui donnait à l’ensemble une étonnante harmonie. Ce que l’on pouvait voir des anciens gradins couvrait la verdure du mont en arcs de cercle, et ici et là les vieilles pierres taillées paraissaient sortir de la terre et avec elle ne faire qu’un.
Andreas et Robin, ébahis par la majesté ancestrale des lieux, avançaient lentement vers le centre de l’arène, dévorant le décor du regard quand la silhouette extraordinaire d’un homme apparut de derrière un mur de grand appareil.
— Il n’est nul édifice qui ait autant à nous dire sur le monde que celui qui est en ruines, n’est-ce pas ?
Les deux compagnons se tournèrent vers cet étrange philosophe, dont la parole avait été portée jusqu’à eux par la parfaite acoustique de l’amphithéâtre.
C’était un colosse approchant les soixante ans peut-être, une sorte de sauvage des mers du Nord, corpulent, aux cheveux épais, mi-longs et mal coiffés, qui avaient encore quelques derniers reflets blonds. Il avait des mains de forgeron, une démarche herculéenne et le bleu de ses yeux venait parfaire son allure de guerrier normand.
— Je me suis battu pour que l’on cesse d’utiliser cet endroit comme une simple carrière de pierres, voyez-vous ? Saccager un lieu tellement chargé d’histoire !
— Vanité du monde moderne…
— Vanitas vanitatum et omnia vanitas[15]. Cet amphithéâtre remonte à l’époque du Christ lui-même, vous comprenez ?
— Je vois l’importance de la chose, répondit Andreas. L’histoire est lumière de vérité.
— Vous voyez, ici, les différents niveaux des gradins ? Chacun était réservé à une classe différente. Les hommes riches et importants occupaient les premiers rangs, et plus on s’élevait, plus les spectateurs étaient pauvres. Il faut croire que ces choses-là ne changeront jamais.
— Et quel spectacle venait-on voir ici ? demanda Robin.
— Pour contenter ceux qui vivaient dans la misère, Rome donnait aux peuples qu’elle avait envahis de la farine pour se nourrir et des jeux pour se divertir. Panem et circenses, disait-on. Ici se battaient les gladiateurs. Des hommes contre des hommes, ou des hommes contre des bêtes, et pour seule issue la mort. Il y a derrière ces murs une nécropole où l’on jetait les vaincus. Et vaincu, on finissait toujours par l’être. Plus le sang coulait, plus le peuple applaudissait.
— C’est horrible, s’indigna l’apprenti.
— Crois-tu que le pilori soit un plus beau spectacle ? intervint Andreas. N’as-tu jamais vu à Paris les foules qui se pressent devant le gibet de Montfaucon ?
— Mais l’on n’y met que les criminels…
— Le plaisir que l’on retire à voir pourrir le corps d’un criminel n’est-il point criminel, lui aussi ? Et toi qui as vu – et de fort près – les méthodes de l’Inquisition, ne penses-tu pas que parmi les corps déchiquetés qui se balancent au bout de ces cordes se comptent aussi quelques innocents ?
Robin baissa le front.
— Ici se croise ce que l’homme a fait de pire et de meilleur, reprit le grand colosse. Voyez le savoir-faire de nos anciens dans ces arcs et ces voûtes en berceau… De grands bourreaux, mais aussi de fins bâtisseurs, ne pensez-vous pas ?
— Si fait, répondit Andreas en soupirant. Mais dites-moi, monsieur, vous qui semblez savoir tant de choses sur ces lieux, seriez-vous ce Denis de Tourville dont on nous a parlé ?
Le géant posa les mains sur les hanches dans une posture qui ressemblait au défi.
— C’est le nom que l’on me donne ici.
Andreas adressa à son apprenti un clin d’œil satisfait, puis il leva la tête vers leur interlocuteur.
— Alors vous êtes l’homme que nous sommes venus voir.