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Elle était encore si étonnée par cette drôle de situation qu’Aalis, bien qu’elle fût dans le plus confortable des lits, ne parvenait pas à s’endormir.
Il devait être fort tard quand, soudain, elle entendit qu’on frappait à sa porte. Et avant même qu’elle n’ait eu le temps de réfléchir à ce qu’elle devait faire, le vicomte de Béarn entra dans sa chambre. La jeune fille se redressa sur le lit, quelque peu décontenancée par cette irruption tardive.
— Bonsoir… Janine.
— Bonsoir, répondit-elle alors que le rouge montait à ses joues.
Gaston Ier de Foix s’approcha lentement, les bras croisés dans le dos. Il y avait dans sa démarche une imprécision et dans ses yeux une brillance qui trahissaient qu’il avait bu.
— Janine, répéta-t-il. Janine… Tu es bien sûre que c’est ton nom ?
Aalis ne répondit pas et serra les poings sous ses draps. Le vicomte avait-il découvert la vérité ?
— C’est amusant… Tu ressembles tellement à cette jeune fille dont on m’a parlé.
Cette fois, il n’y avait plus la moindre ambiguïté dans ses propos, et Aalis regretta aussitôt d’avoir été si stupide. Comment avait-elle pu croire un seul instant que cette invitation ne cachait pas un sombre traquenard ? Sans doute s’était-elle laissé abuser par les charmes indéniables de ce jeune vicomte, mais cela n’était pas une excuse à ses yeux. C’était peut-être pire.
— Une jeune fille qui a mis le feu à la ville de Béziers, continua son hôte en s’asseyant au bord du lit. Il y a un homme, pas loin d’ici, à quelques maisons d’ici, même, qui paierait très cher pour savoir où se trouve cette jeune fille.
Avec un horrible sourire aux lèvres, le vicomte posa délicatement une main sur les draps, à l’endroit même où se trouvait la jambe d’Aalis.
La jeune fille se décala aussitôt sur le côté.
— Que voulez-vous ? demanda-t-elle, mais elle savait déjà parfaitement ce qu’attendait l’homme.
— Ce que je veux ? répondit-il en s’approchant encore un peu. Mais ce qu’une jeune fille a à offrir, bien sûr. Tu me dois bien ça, n’est-ce pas ?
Cet homme qui, quelques heures plus tôt, lui avait semblé si plaisant, troublant même, lui paraissait maintenant comme une bête odieuse.
— Laissez-moi !
Avec une brusquerie inattendue, le vicomte attrapa Aalis par la gorge et, remontant vers elle de tout son poids, la fit s’étendre sur le lit, puis il l’enjamba et approcha lentement son visage du sien.
— Tu as beaucoup de chance d’être ici, tu sais, dit-il alors que sa bouche, respirant l’odeur de l’alcool, effleurait sa peau. Et si tu ne veux pas que je te livre à ton petit prévôt, tu ferais bien de ne pas jouer les vierges effarouchées…
De nouveau, un sourire narquois apparut sur son visage.
— À moins… À moins que… Non ? Serais-tu encore pucelle ? Une petite paysanne comme toi ?
Il éclata de rire.
Aalis, coincée par le drap qui entourait tout son corps, la gorge serrée par les mains du vicomte, resta silencieuse, et tout ce qu’elle put faire fut de retenir les larmes qui montaient à ses paupières.
— C’est encore mieux, murmura-t-il. Une petite pucelle.
Tout en maintenant son cou d’une main, de l’autre, le vicomte dénuda lentement l’épaule de la jeune fille, la frôla de la paume, puis il descendit encore et caressa sa poitrine, pressa avidement ses petits seins alors que dans ses yeux s’allumait la lueur de la concupiscence.
— Laissez-moi ! cria de nouveau Aalis en se débattant, mais elle était trop faible et mal disposée pour renverser l’homme qui la paralysait.
Le vicomte plongea sa tête dans le cou de la jeune fille et se mit à l’embrasser, la lécher, et ce faisant il grognait comme un animal.
Aalis donna plusieurs coups de reins pour tenter de se débarrasser de lui, mais elle parvenait à peine à le faire bouger et, plutôt que de le repousser, la chose semblait l’exciter encore davantage. La main qu’il avait encore sur sa poitrine descendit vers son ventre, de plus en plus ferme, de plus en plus brutale, puis, à travers les draps, glissa entre ses jambes. Aussitôt, Aalis releva la tête et, telle une bête à son tour, elle lui mordit férocement la joue.
Le vicomte poussa un petit cri de douleur et se dégagea de la morsure. Du sang coulait à présent vers son menton. Il se redressa, leva la main au-dessus d’elle et lui administra une gifle, qui était presque un coup de poing. Puis avec une hargne et une vitesse bestiales il se recula, enleva le drap, retourna sur le ventre la jeune fille qui se débattait et lui croisa les deux bras dans le dos, tout en la maintenant fermement à l’aide de son coude.
Aalis, paralysée, éreintée, peinait à respirer, le visage enfoncé dans le lit, puis elle entendit dans son dos l’homme enlever ses derniers vêtements. Elle essaya de hurler plus fort, mais sa position l’en empêchait et elle ne parvint à pousser que quelques cris de désespoir étouffés. Et alors, dans un instant d’horreur, la jeune fille sentit le contact de la peau de son bourreau qui se pressait contre elle, cherchant à la pénétrer.
Dans un ultime effort, elle releva la tête en arrière et poussa un hurlement terrifié.
Au même moment, la porte de la chambre s’ouvrit brusquement, et tout devint confus. Du coin de l’œil, Aalis vit une silhouette s’approcher. Une femme. L’intendante. Un bâton dans les mains. Le regard rouge de rage. Le bâton s’éleva. S’abattit d’un coup. Il y eut un terrible bruit de craquement. Sec et sonore. Le corps du vicomte s’écroula sur le lit, par-dessus elle. Lourd. Inerte.
Pétrifiée, Aalis eut l’impression qu’elle allait s’évanouir. Le sang battait dans ses veines. Puis elle sentit qu’on l’attrapait par le poignet. Qu’on la tirait du lit. Elle essaya de se tenir debout. Tituba. La pièce tournait autour d’elle.
— Va-t’en, petite. Va-t’en, dit la voix de l’intendante, comme un écho distant.
Les gestes que fit alors Aalis ne furent pas de volonté mais d’instinct, comme dictés par un esprit qui n’était plus le sien. Un commandement de survie. Elle enfila ses vêtements qui traînaient au sol, attrapa son sac et sortit de la chambre sans même en avoir pleine conscience. Et si, quand elle s’échappa du château sous le mutisme froid des gardes, et de la ville même, son regard resta fixe et droit, les paupières grandes ouvertes, c’est qu’elle ne voyait plus vraiment, car elle vivait l’un de ces moments où l’âme rejette ce que le corps reçoit.
La longue course qu’Aalis dut accomplir au cœur même de la nuit pour s’éloigner de Pau lui rappela alors de bien mauvais souvenirs et fit revenir à sa mémoire toutes ces images qu’elle aurait aimé oublier. Pendant les quelques jours passés chez les bergers de Cazo elle avait cru enfin en la possibilité du bonheur, mais à nouveau le monde se drapait de ses plus sombres atours. Il était mort d’un vieux Juif, incendies à Béziers, fureur d’un prévôt et ignominie d’un vicomte.
Quand, à bout de forces, elle alla se coucher près de la souche d’un arbre, la jeune fille serra son sac contre elle comme un enfant serre sa poupée, car il contenait les deux seules choses qui donnaient encore un sens à sa vie, le psantêr de Zacharias et les outils de Luc, et quand elle s’endormit elle pleurait encore.