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Cela faisait plusieurs soirs de suite qu’Aalis n’avait plus vu ses poursuivants quand elle arriva devant la ville de Pau, écrin de beauté entre mer et montagnes, place forte dominée par son château et contrôlant le gué du Gave, et comme elle avait grand’ faim et qu’elle était à présent bien loin de Béziers, elle décida de prendre le risque de passer les murs pour entrer à l’intérieur du bourg.
Elle n’avait pas mis les pieds dans une ville depuis longtemps, et même si Pau n’était pas aussi grande que Béziers, elle dut admettre, pour elle-même, qu’elle éprouvait quelque plaisir à fouler ses rues encore animées en cette fin de journée. Les commerçants fermaient boutique, rangeaient les ouvroirs, et les gens rentraient chez eux, mais Aalis continua sa promenade à travers la ville, comme pour se gorger de civilisation.
Quand elle arriva devant l’échoppe d’un boulanger, elle s’immobilisa, les yeux écarquillés par la gourmandise. Il y avait là de belles galettes dorées au beurre, et elle eût donné n’importe quoi pour croquer dedans à pleine bouche.
— Combien elles coûtent, vos galettes ? demanda la jeune fille au boulanger alors qu’il commençait à les ranger.
— Un denier la pièce. Et si tu en veux une, dépêche-toi, car je vais fermer.
La poitrine d’Aalis se souleva.
— C’est que… je n’ai pas d’argent, dit-elle timidement.
— Pourquoi me demandes-tu le prix, alors, si tu n’as pas d’argent ?
— Je me suis dit que, peut-être, vous voudriez bien en échanger une ou deux…
— Et contre quoi ?
— Contre une petite sculpture, répondit Aalis en fouillant dans son sac.
Elle montra à l’artisan l’une de ses œuvres, qu’elle avait réalisée en chemin, et qui représentait une bergère avec un bébé dans les bras.
— C’est toi qui as fait ça ? demanda le boulanger, étonné sans doute par la beauté de l’ouvrage.
— Oui.
— C’est… C’est très beau, mais que veux-tu que j’en fasse ?
— Eh bien, je ne sais pas… Pour décorer votre maison !
— Et tu crois que cela va me faire vivre, de décorer ma maison ?
Le visage d’Aalis se rembrunit. Elle s’apprêtait à repartir quand une main se posa sur son épaule. La jeune fille sursauta et, se retournant, découvrit un homme, de vingt à vingt-cinq ans, qui avait fière allure et des habits de seigneur.
— Elle est très belle, ta sculpture, dit-il.
— Merci.
— Et tu dis que c’est toi qui l’as faite ?
Aalis acquiesça.
— Tu es très douée. Je t’en donne, moi, cinq deniers.
La jeune fille fronça les sourcils.
— Qui êtes-vous ?
L’homme lui adressa un sourire, alors que le boulanger, derrière eux, se raclait la gorge, visiblement embarrassé par la scène qui se jouait à son huis.
— Pourquoi me demandes-tu cela ? Tu étais sur le point d’échanger cette sculpture contre une galette avec un homme que tu ne connais pas non plus, non ?
— Oui, mais lui, je sais qu’il est boulanger. Alors que vous, je ne sais pas.
— Cela a-t-il vraiment quelque importance ?
— Je ne vends pas mes sculptures à n’importe qui ! répliqua Aalis.
Cette fois-ci, l’homme éclata véritablement de rire.
— Eh bien ! On peut dire que tu as du tempérament, ma petite ! Je suis Gaston Ierde Foix, vicomte de Béarn. Et toi, qui es-tu ?
Prise à son propre piège, la jeune fille inventa rapidement un mensonge.
— Je m’appelle Janine, dit-elle, car le prénom de la mère de Marie fut le premier qui lui vint à l’esprit.
— À en juger à ton accent, tu n’es pas d’ici.
Aalis sentit le rouge monter à ses joues.
— Non. Je suis en voyage. Pour aller voir mes cousins. À Bayonne.
— Eh bien, maintenant que nous nous connaissons, acceptes-tu de me la vendre, cette sculpture ?
La jeune fille regarda la statuette, hésita, puis la tendit au vicomte, qui chercha cinq deniers dans une bourse.
— Merci, mademoiselle.
— C’est moi qui vous remercie.
Le vicomte glissa la sculpture sous son bras.
— Mais dis-moi, où donc vas-tu loger ce soir ?
Aalis haussa les épaules.
— Je… Je ne sais pas. Dans une auberge.
— Toute seule ? À ton âge ? Et avec cinq deniers tu crois vraiment que tu pourras te loger et te nourrir ? insista-t-il d’un air moqueur.
La jeune fille ne répondit pas. Elle était à la fois gênée par le mensonge dans lequel elle s’enlisait et troublée par cet homme élégant et assuré. Il était grand, les cheveux foncés, ras, mais ce qui donnait à son fin visage une troublante singularité, c’était ses yeux, d’un bleu plus bleu que celui du ciel même.
— Tiens. Je te propose quelque chose : en échange d’une autre de tes sculptures, tu peux venir dormir au château, si tu le souhaites. Tu seras bien reçue par mes serviteurs, et bien nourrie.
Aalis s’en trouva comme pétrifiée. Au château ? C’était beaucoup trop beau pour être vrai ! Elle commença à se demander si ce n’était pas un piège. Et si ce vicomte l’avait reconnue ? Et s’il la livrait au prévôt de Béziers ? Mais dans ce cas, pourquoi ne l’aurait-il pas fait arrêter sur-le-champ ? Peut-être, tout simplement, se moquait-il d’elle. Les nobles, disait-on, avaient cette fâcheuse habitude de se rire des manants.
— Je n’ai pas ma place dans un château, finit-elle par dire d’une voix qui trahissait sa grande gêne.
— Tu y as ta place puisque je t’y invite.
Aalis resta muette, incapable de juger la vraisemblance de cette proposition.
— Soit. Je n’insiste pas. Si tu changes d’avis, présente-toi tout à l’heure au château avec une autre statuette, et je promets que tu seras dignement reçue.
Le vicomte lui adressa un petit geste amusé de la tête, fit volte-face et retourna vers ses gens, qui l’attendaient plus bas dans la rue.
Aalis resta un instant bouche bée au milieu de la chaussée, jusqu’à ce que le boulanger la tire de sa perplexité.
— Alors, tu en veux une, de galette ?
La jeune fille, encore tout à sa stupeur, mit quelque temps à répondre.
— Euh… Oui, dit-elle en lui tendant l’un des deniers qu’elle venait de gagner. Mais, dites-moi, cet homme… C’était vraiment…
— Le vicomte de Béarn, oui, et à ta place, je ne refuserais pas son invitation. Ce n’est pas le genre de miracle qui arrive tous les jours. Je donnerais cher, moi, pour aller passer une nuit au château !
— C’est bien ce qui me fait peur, répliqua Aalis. Quel prix vais-je devoir payer, moi ?
Le boulanger poussa un petit rire sournois.
— Eh bien, il te l’a dit : une autre statuette, non ?
Et sur ces mots il ferma boutique en souriant, abandonnant la jeune fille à son indécision.
Aalis finit par se remettre en route ; se délectant néanmoins de sa galette, elle passa le reste de la soirée à se promener dans les rues de Pau dans une drôle de perplexité. Où que ses pas la menassent, elle ne pouvait s’empêcher de jeter des coups d’œil au château d’un blanc immaculé qui, perché sur une colline au centre même de la ville, dominait celle-ci de ses trois fières tours quadrangulaires, si bien qu’il ne se dérobait jamais à la vue. Son esprit vagabondait, faisait des allers et retours entre deux conjectures, tantôt « c’est un piège », tantôt « oui, mais c’est un joli garçon », car après tout, Aalis avait bien le droit d’être une jeune fille comme les autres.
Quand la nuit fut tombée, après moult hésitations, cédant à l’appel de la Providence, ou au goût du risque, peut-être, elle se dirigea tout droit vers la place forte, monta le long de la colline et se présenta à l’entrée de la tour dite du Moulin. Timidement, elle montra l’une de ses petites sculptures en bois aux gardes qui se tenaient devant la porte.
— Je suis venue apporter ça à monsieur le vicomte, balbutia-t-elle maladroitement.
Les deux soldats échangèrent des regards interdits.
— Pardon ?
— Je… Le vicomte m’a demandé de lui apporter ceci.
— Mais qui êtes-vous ?
— Je… Je me prénomme Janine.
Le garde qui avait posé la question poussa un soupir, puis il lui fit signe d’attendre et partit à l’intérieur du château.
Debout, les bras croisés devant la gigantesque bâtisse, Aalis se sentit soudain complètement ridicule et se mit à regretter d’être venue, mais il était trop tard pour faire demi-tour, ou du moins était-ce ce dont elle essayait de se convaincre afin d’avoir quelque raison de rester. Car pour parfaire équitablement le dessin de ses sentiments, il convient d’ajouter qu’elle était toujours fort aiguisée par une sorte de coupable curiosité.
— Suivez-moi, dit le garde en revenant, et il la conduisit dans la cour intérieure du château.
Éblouie par la beauté des façades sculptées et par l’élégante rigueur de ces hauts murs blancs, la jeune fille se laissa guider jusqu’à l’aile nord où une petite femme rondelette l’accueillit sans grande amabilité.
— Votre chambre est à l’étage.
Aalis lui emboîta le pas sans mot dire. Elles montèrent un magnifique escalier en bois ouvragé puis, en haut des marches, on lui ouvrit une porte qui donnait sur une petite pièce aux murs tapissés et au fond de laquelle se trouvait un lit. Un véritable lit à baldaquin, avec ses courtines, ses draps et coussins. Aalis sourit. Si, chez ses parents, elle avait eu maintes fois l’occasion de participer à la fabrication de luxueux draps, jamais elle n’aurait imaginé dormir un jour dedans.
— Je vous apporterai votre repas ici tout à l’heure. Vous aurez la discrétion de bien vouloir rester dans votre chambre, mademoiselle. Il y a un bassin près du lit où vous pourrez vous laver.
— Merci. Et… Monsieur le vicomte ? Je ne vais pas le voir ?
— Non, répondit sèchement la petite femme.
— Mais… J’ai cette sculpture à lui donner.
— Je la lui donnerai pour vous, répliqua-t-elle en prenant la statuette en bois.
À l’évidence, cette femme, qui devait être l’intendante, n’était guère enchantée de devoir loger une jeune paysanne en guenilles en pareil endroit. Sans doute exprimait-elle la jalousie provoquée par cette drôle d’injustice. Elle referma la porte assez brutalement, et alors Aalis ne put s’empêcher de rire. La situation, il fallait bien le reconnaître, ne manquait pas de cocasserie.
Lentement, elle se promena dans sa petite chambre, admirant les tentures murales aux motifs raffinés, les soieries, les bibelots, verreries, porcelaines, elle s’attarda sur les boiseries, bien sûr, étudiant leur sculpture comme pour en tirer quelque enseignement, puis elle se laissa tomber de tout son long sur l’immense lit, et elle rit de nouveau, car de toute sa vie, elle ne s’était jamais couchée ailleurs que sur un sac de toile empli de paille.