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Luc guida la jeune Occitane de l’autre côté de Cazo, là où, au milieu des monts, serpentait la route qui menait à Sanch Inhan, et ils entrèrent ensemble dans un bâtiment de pierres sèches près duquel étaient rangés la plupart des ustensiles qui servaient à travailler la vigne. À l’intérieur, le berger alluma une lampe à huile attachée à l’un des murs, et Aalis découvrit alors dans la lumière ocre ce qui se révéla être un petit atelier.
Il y avait là réunis autant d’outils, peut-être, que dans la boutique d’un artisan, et ils avaient la beauté simple des outils de jadis : marteaux plats ou pointus, maillets, planes, rabots navette ou à feuillure, scies à cadre ou à guichet, serpettes, tenailles, tarières et vilebrequins, rangées de ciseaux et de limes de toutes tailles, jabloir de tonnelier, équerre et compas, tous soigneusement ordonnés au-dessus d’un établi en chêne à casiers, et sur celui-là, Aalis, perplexe, aperçut son psantêr.
La jeune fille écarquilla les yeux et s’approcha du vieil instrument de Zacharias. La table d’harmonie était plus belle encore qu’elle ne l’avait été avant d’être cassée par son père ; la fêlure avait disparu et on ne pouvait remarquer la réparation tant elle était bien faite.
— C’est… C’est toi qui l’as réparé ? demanda-t-elle, incrédule.
— È ! Perdeu ! Qui d’autre ? s’amusa le berger. Je voulais te faire la surprise, pichòta. J’espère que tu ne m’en veux pas de l’avoir pris dans tes affaires…
— Non ! Pas du tout, murmura-t-elle en caressant le psantêr alors que des larmes montaient à ses yeux.
Le souvenir de Zacharias emplissait tout son esprit, et avec lui celui de la promesse qu’elle avait faite d’apporter le psantêr à son fils. Un jour, elle allait donc devoir partir d’ici pour tenir parole, et ce geste, sans doute, lui permettrait de couper le dernier fil qui la reliait à son passé.
— Je ne connais rien à la musique, s’excusa Luc, alors je ne sais pas s’il fonctionne bien, mais à la menuiserie, j’y connais quelque chose.
— C’est… C’est très gentil, Luc. Je ne sais pas comment te remercier. Cet instrument est très important pour moi, tu sais…
— È ! Oui, j’ai cru comprendre. Mais ce n’est rien, je l’ai fait avec plaisir. Et ce n’est pas là le cadeau que je veux te faire, pichòta.
Le berger se dirigea alors vers l’établi et fouilla en dessous, dans les casiers, parmi une foule d’objets, de boîtes et de planches. Il en sortit un sac en tissu qui était enroulé et noué à l’aide d’une ficelle.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Aalis.
Luc ne répondit pas, mais ses yeux étaient un sourire. Il posa la pochette sur l’établi, tira sur la ficelle et déroula délicatement l’ensemble, comme s’il se fût agi d’un trésor, et de fait on eût pu dire que c’en était un. Aalis put alors admirer une douzaine de vieux ciseaux à bois à la belle facture, un assortiment de lames droites ou obliques, de gouges contre-coudées, de cuillères et de burins.
— Ce sont les outils de mon père, expliqua Luc avec dans la voix une tonalité nouvelle qu’Aalis reconnut comme étant de la nostalgie. Mon père, comme toi, était très doué pour sculpter le bois. Quand j’étais petit, je passais des heures caché dans son atelier à le regarder travailler. Quand il est mort, j’ai voulu garder cette trousse, parce que c’était finalement le seul bon souvenir que j’avais de lui. Et c’est aussi tout ce que j’avais sur moi, quand je suis arrivé à Cazo. Et maintenant, je veux te le donner, Aalis.
— Oh ! non ! s’exclama la jeune fille, embarrassée. Je ne peux pas… Si c’est tout ce qu’il te reste de ton père, je ne peux pas le prendre !
— È ! Puisque je te le donne ! Ne fais pas de manières, Aalis. Ces vieux outils se meurent, oubliés ici. Je ne m’en sers jamais. En te les confiant, je sais que tu vas leur redonner vie, toi, et c’est plus important pour moi que de les garder. Un peu comme nous avons redonné vie à l’instrument de musique de ton ami. Allez. Prends-les, et fais-en bon usage.
Aalis, encore plus émue qu’elle ne l’était déjà, effleura les outils du bout des doigts. À l’évidence, il s’agissait d’objets anciens et de grande valeur ; les manches en bois étaient somptueux, taillés dans un assemblage de plusieurs essences différentes.
— Tu sais, Aalis, tout ce qui n’est pas donné est perdu.