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Ce jour-là les bergers proposèrent à Aalis de sortir les bêtes toute seule. N’osant point décevoir ses hôtes, la jeune fille accepta, mais en ouvrant la bergerie pour libérer chèvres et moutons, le bâton maintenu fermement dans son petit poing serré, elle n’en ramenait pas large.
Heureusement, les bêtes suivaient, par la force de l’habitude, le trajet qu’elles effectuaient chaque jour jusqu’au plateau. Imitant Marie, criant des « Derrière ! Derrière ! » aux chiens, levant son bâton de-ci, de-là, Aalis parvint tant bien que mal à guider le troupeau vers le point culminant de la colline de Cazo, où elle le laissa paître l’herbe verte et grasse qui, au mois de mars, colorait toute la garrigue.
Le ciel était d’un bleu sans fêlure et le soleil au zénith. Au cœur du plateau, chèvres et moutons se nourrissaient avec frénésie pendant que les chiens, étendus sur le flanc, langue pendante, les surveillaient de loin, prêts à bondir au moindre écart. Rassurée, Aalis partit s’asseoir au pied d’un olivier puis, sans vraiment y penser, elle ramassa une longue et solide branche et prit un couteau dans le sac de berger que Luc lui avait confié. Et alors, comme poussée par l’instinct, elle se mit à tailler le bois.
Le poignet souple, sa main droite se promena le long de la branche, imprimant des gestes précis, comme mille fois répétés, et petit à petit des formes apparurent sous les coups de lame. Certes, il ne s’agissait pas d’une sculpture réfléchie, de figures spécifiques, mais il y avait dans cet enchevêtrement de courbes, de feuillages et d’ornements une grâce naïve et harmonieuse à la fois, si bien que quand elle eut terminé, Aalis s’étonna elle-même du résultat, d’autant qu’elle n’avait jamais fait cela auparavant.
La jeune fille sourit. En sculptant le bois, elle avait éprouvé un plaisir inconnu, un plaisir qu’elle ne pouvait nommer mais que le lecteur aura reconnu comme étant celui de l’accomplissement. C’était comme si une voix céleste lui avait soufflé les gestes à exécuter et que, dès lors, ils lui avaient paru évidents.
Alors, lentement, elle reprit son ouvrage. En y réfléchissant cette fois, elle affina les entailles, assura les traits, termina ici une courbe, là une pointe, un creux, et ainsi elle resta un long moment à achever ce qui se révéla être un magnifique bâton de marche.
Le soleil avait fort descendu derrière la ligne des montagnes quand la jeune fille se leva enfin, satisfaite, glissa le bâton sous son bras et ordonna aux chiens de rassembler les bêtes.
Le chemin du retour fut un peu plus compliqué que l’aller, et il lui fallut courir plusieurs fois pour empêcher le troupeau de se disperser. Devant la bergerie, elle trouva Luc qui compta les bêtes et les fit rentrer.
— È ! Tu t’es bien débrouillée, la pichòta ! Il n’en manque pas une seule !
— Ce sont tes chiens qui sont bien dressés, répondit humblement Aalis, mais il y avait sur son visage un sourire qui ne manquait pas de fierté.
Luc referma la bergerie et ensemble ils se mirent en route vers la petite maison où Marie et sa mère les attendaient pour souper.
— Tiens… C’est pour toi, expliqua la jeune fille en lui tendant le bâton qu’elle avait sculpté.
— Perdeu ! Où est-ce que tu as trouvé ça ?
— Je ne l’ai pas trouvé ! Je l’ai fait là-haut, à Peyremal.
— Cet après-midi ? demanda le berger, qui peinait à y croire.
— Oui, en gardant les bêtes.
— Tu te moques ?
— Non.
Luc, sincèrement impressionné, inspecta l’œuvre d’Aalis, passant ses doigts sur les fins ornements qu’elle avait sculptés.
— Tu fais souvent cela ? demanda-t-il.
— Non. C’est la première fois.
— Alors, c’est que tu as un don, la pichòta !
La jeune fille haussa timidement les épaules.
— Ce serait dommage de ne pas l’exploiter, tu sais ! Tiens, ça me donne une idée. Viens avec moi, à mon tour de te faire un cadeau.