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— È ! Qui c’est, celle-là, pécaïre ?
Aalis fut réveillée en sursaut par cette forte et soudaine exclamation, se redressa sur sa couche et aperçut celui dont elle comprit aussitôt qu’il était l’époux de la bergère. C’était un solide gaillard d’une trentaine d’années, point trop grand mais bien bâti, avec de courts cheveux châtains, presque roux, de grands yeux malicieux et un air assuré.
— C’est une pichòta que Marie a ramenée ! expliqua Janine qui, assise à une table, était en train de préparer à souper.
— Òu ! C’est tout votre fille, ça, de ramener des petits moineaux blessés à la maison ! Et qu’est-ce qu’on va faire de ça, nous ? Tu m’as pas l’air bien vaillante, la gamine !
— Je… Je ne veux pas vous déranger…
— È ! Dans ce cas-là, lève ton cul de la paille, et va aider ma femme à la bergerie ! Allez ! Vía-fòra !
— Oï ! Luc ! intervint la vieille femme qui, néanmoins, semblait amusée par la rustauderie de son gendre. Elle est plagada, la pichòta ! Laisse-la donc !
— Poh, poh, poh ! Allez, gamine, lève ton cul et va aider la Marie ! Rien de tel qu’un peu d’exercice pour se remettre sur pè ! La bergerie est en bas du hameau, tu entendras bêler les chèvres et les moutons.
Aalis, qui à vrai dire n’était pas mécontente de sortir de là, se leva et se dirigea vers la sortie en boitant. Quand elle passa devant le berger, celui-ci l’attrapa par l’épaule.
— Et dis-y de ramener du fromage de chèvre, à la Marie.
Aalis hocha timidement la tête.
— Tiens, prends mon bâton, tu marches encore plus mal que ma belamaire, bondieu !
La jeune fille attrapa la haute canne que lui tendait le berger et sortit aussi rapidement de la maison que le lui permettaient ses blessures. À peine eut-elle posé un pied dehors que déjà les chiens lui tournaient autour en aboyant, enjoués, toujours prêts à aller courir la garrigue. Aalis, dans la pénombre de la nuit tombante, descendit la petite rue qui passait entre les maisons inoccupées du hameau ; c’était à croire que Marie, son mari et sa mère vivaient seuls dans ce village, qui comptait en tout cas certainement bien plus de bétail que d’habitants.
Sur le chemin, la jeune fille fut prise d’une soudaine hésitation. Malgré l’accueil chaleureux de la bergère et de sa mère, elle se demanda s’il était vraiment judicieux de rester ici plus longtemps. Si ces gens découvraient ce qu’elle avait fait à Béziers, ne risquaient-ils pas de la livrer au prévôt ? Le berger n’avait pas l’air commode. Toutefois, elle était encore mal en point et la promesse d’un bon souper ne l’incitait guère à partir. Elle décida finalement de s’en livrer à la Providence, puisque celle-ci lui avait enfin souri, et de son pas maladroit elle entra dans la bergerie où, à la lueur d’une lampe à huile, Marie était en train de soigner les bêtes.
— Bonsoir, murmura timidement la jeune fille.
— Bonsoir Aalis ! Tu as repris des couleurs, ma petite ! Voilà qui fait plaisir.
— Je peux vous aider ?
— Tu peux commencer par me tutoyer, déjà.
— Pardon.
— Luc est rentré ?
— Oui, à l’instant. Il m’a dit de vous dire… de te dire de ramener du fromage de chèvre.
— Sûr. Il ne t’a pas trop bousculée j’espère ?
— Non, non…
— C’est un drôle, mon mari, tu sais ! Un malassòrt ! Un jour, on l’a vu arriver à Cazo, un peu comme toi, dans un vilain état. Il était sale, il puait et il était maigre comme un coucou au printemps. Il n’avait pas un sou et il cherchait du travail ; c’était en plein hiver. J’ai vite compris qu’il avait fait des bêtises par le passé et qu’il voulait se donner une nouvelle chance, loin de la ville.
Aalis sourit en notant qu’en effet, leurs situations présentaient quelque similitude.
— Il voulait m’acheter des moutons pour faire son propre élevage, mais comme il n’avait pas d’argent, il a commencé par travailler pour moi. Et puis, d’affaire en affaire, on a fini par se marier. La vie est étonnante, parfois. Il était venu chercher des moutons, finalement il a trouvé une femme. Et puis c’est devenu un bon berger. È ! Il est un peu rustre, mais c’est un grand travailleur et il a un cœur en or, le grigon !
— J’en suis sûre, acquiesça Aalis.
— Tiens, regarde les agneaux qui tètent leur mère ! Je suis en train de préparer leur sevrage, c’est pour ça que je commence à leur donner à manger et à boire, du sainfoin, de l’herbe et de la farine d’orge, pour qu’ils s’habituent petit à petit à ne plus téter. Dans quelques semaines, ils sortiront de la bergerie pour aller en pâturage.
Aalis s’approcha pour regarder ces petites bêtes rousses, encore malhabiles, qui se disputaient les pis de leur mère.
— Ils sont mignons !
— Oui… Et tu vois celui-là, qui est tout seul avec l’autre brebis là-bas ?
— Oui.
— C’est un miraculé ! Sa mère est morte à l’agnelage, parce qu’il est venu mal, les pieds devant. Nous avons donné de l’antimoine à la brebis pour faciliter la délivrance, mais ça n’a pas suffi. Alors nous avons fait adopter son petit par une autre brebis qui avait mis bas elle aussi, ce qui nous a évité de l’élever au lait de vache…
— Adopter ?
— È oui ! Quand il est né, nous avons amené l’autre brebis dans la case d’agnelage avec lui. Nous avons frotté l’agneau dans le placenta d’un des petits de la mère adoptive, et elle a fini par l’accepter au bout de quelques jours. Au début, il refusait de téter, alors nous lui avons frotté les lèvres avec du lait et du saindoux, et nous l’avons porté jusqu’au pis de sa mère adoptive. Il a eu de la chance, cet anhèl.
— Je ne savais pas qu’on pouvait faire ça.
— Si. On peut même, s’il le faut, faire adopter un agneau par une chèvre. Le lait de chèvre est très bon, pour eux. Tiens, tu veux bien leur remettre un peu d’eau ?
— Bien sûr, répondit la jeune fille.
Elle prit le seau d’eau et en versa dans les auges disposées dans la case des agneaux.
Ainsi, Aalis passa le reste de la soirée à aider Marie, jusqu’à ce que fût venue l’heure du souper, et alors elle revint dans la petite maison avec elle, mangea un délicieux repas au milieu de cette accueillante famille de bergers, et à table on s’amusa beaucoup, et on la traita comme une parente.
Quand, plus tard, la jeune fille partit se coucher sur la paillasse qu’on lui avait préparée, elle se sentait beaucoup mieux et ses mauvaises pensées avaient, enfin, quitté son esprit. Pour l’heure, en tout cas. Et le lecteur, peut-être, aura noté la troublante coïncidence qui relie le sort de cette enfant à celui que connut Œdipe, lui qui, comme elle, avait tué son père et fut recueilli par un couple de bergers, mais c’est peut-être le propre des anciens mythes que de s’incarner encore et encore, et jusqu’à la fin des temps, à travers nos misérables vies.