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En se réveillant au milieu de la paille, Aalis découvrit, à la lumière du jour, la grange où elle avait si profondément dormi. Et quelle ne fut pas sa surprise, alors, de trouver, juste à côté d’elle, disposés sur une petite planche, un pot de lait, du pain et du miel, comme des offrandes tombées du ciel au milieu de la nuit !
La jeune fille, abasourdie, se redressa et regarda de tous côtés autour d’elle ; mais il n’y avait personne, seulement de grands ballots de paille et quelques outils alignés sur un mur. Elle resta un moment immobile, certaine que la personne qui avait déposé ces vivres auprès d’elle l’espionnait encore, cachée quelque part, mais la faim finit par l’emporter sur la méfiance, et elle se mit à boire et à manger avec appétit.
Quand elle eut terminé tout le lait et le morceau de pain, qu’elle avait abondamment trempé dans le miel, la jeune fille se leva péniblement, encore empêchée par ses nombreuses blessures et par la fatigue qu’avait occasionnée la marche à travers la garrigue.
Lentement, elle s’approcha de la partie de la grange qui était ouverte sur l’extérieur et, à quelques pas de là, elle reconnut la bergère qu’elle avait vue la veille et qui, son bébé toujours coincé contre elle, était en train de faire descendre un seau dans le puits. Aalis eut aussitôt un geste de recul pour se cacher à l’intérieur, mais c’était peine perdue : la femme l’avait entendue et, sans même se retourner, la salua.
— Bonjour mademoiselle ! Tu as bien dormi ?
Aalis, tétanisée, n’osa pas répondre et resta blottie dans la grange, se demandant de quel côté fuir.
— Dis donc, tu ne voudrais pas venir m’aider à remonter ce seau, au lieu de faire ta timide ?
La jeune fille oscilla encore un instant, puis elle se résolut à sortir au grand jour, comprenant qu’il était devenu inutile et ridicule de se cacher. Elle s’approcha de la bergère et l’aida à remonter le seau.
— Ah ! Merci, mademoiselle.
— C’est… C’est vous qui avez mis de la nourriture à côté de moi ? balbutia Aalis sans même oser regarder la bergère dans les yeux.
— Et qui d’autre ? s’amusa la femme en lui caressant la joue. È ! Pécaïre ! Tu as mauvaise mine, ma paureta !
La bergère, qui tenait la tête de son enfant dans sa paume, fronça les sourcils en découvrant les nombreuses blessures d’Aalis que, sans doute, elle n’avait pas vues plus tôt dans l’ombre de la grange.
— Comment as-tu fait ton compte pour te trouver dans un pareil état ?
La jeune fille ne sut que répondre, puis il lui sembla que la vérité n’était peut-être pas un si mauvais choix.
— C’est mon père qui m’a battue.
— Eh bien ! Tu devais en avoir fait de belles ! Et c’est pour ça que tu es ici ? Tu t’es enfuie ?
Aalis ne répondit que d’un haussement d’épaules.
— Je vois : tu n’es pas une grande bavarde ! Ou peut-être n’aimes-tu pas parler avec les étrangers ? Moi, c’est Marie, et toi ? dit-elle en ramassant le seau.
Les traits doux, elle avait un sourire lumineux, et à sa manière de regarder Aalis on voyait qu’elle débordait d’une tendresse toute maternelle.
— Aalis, répondit la jeune fille en essayant de prendre le seau des mains de la bergère pour l’aider.
— Allons, allons, je suis bien capable de porter ce seau toute seule, et je n’en dirais pas autant de toi.
— Mais, votre bébé…
— Oh ! j’ai l’habitude, tu sais ! Deux jours après sa naissance, je gardais déjà le troupeau. Sois la bienvenue à Cazo, mademoiselle Aalis. Lui, c’est Nicolas ; il a un mois.
— Il est mignon.
— Quand il dort, oui. Dis-moi, Aalis, tu as de bien vilaines blessures, tu ne veux pas aller te reposer un peu chez moi pour aujourd’hui ? Ma mère est là qui s’occupera de te soigner.
— Non, non… Je… Je dois m’en aller.
— Ne dis pas de bêtises ! la coupa la bergère. Tu n’es pas en état d’aller où que ce soit. Allez, viens !
Aalis suivit docilement la fermière vers le hameau désert, jusqu’à une petite maison en pierres brutes devant laquelle se mirent à aboyer deux beaucerons aux poils courts, noir et feu. Marie invita la jeune fille à l’intérieur, où une vieille femme, assise sur un banc, était en train de confectionner ce qui ressemblait à un petit collier en bois. La pièce, au plafond très bas, avait le sol couvert de paille et respirait l’odeur du bétail.
— Mère, je vous présente Aalis.
Au ton soudain plus élevé qu’avait adopté la bergère pour se faire entendre, on devinait que la vieille femme entendait mal.
— È ! Qui c’est, aquela ? Elle n’a pas l’air en forme, la gojata !
— Aalis, je te présente Janine, ma mère. Elle reste avec nous tous les hivers, pendant que mon père est dans les montagnes.
— Viens m’embraçar, pichòta.
La femme avait un fort accent de vieille Occitane, elle parlait rudement, et comme elle n’avait presque plus de dents elle prononçait les mots d’une drôle de manière, si bien qu’Aalis peinait à la comprendre. La tête coiffée d’un foulard, elle avait les yeux injectés de sang, le visage ridé, le dos courbé, mais on devinait dans son regard la même chaleur que dans celui de sa fille.
Aalis traversa la pièce et embrassa craintivement la vieille femme.
— È ! Perdeu ! Elle est toute abridolada, la pauvrette…
— C’est pour ça que je l’amène, expliqua Marie en souriant. On va la coucher et vous allez vous occuper d’elle pendant que je retourne soigner les bêtes, n’est-ce pas, mère ?
— Qué ?
— Vous allez vous occuper d’elle pendant que je retourne soigner les bêtes ! répéta-t-elle plus fort.
— Atrasajadament, qu’on va s’en occuper, de la pichòta ! Et ton marit, qué fa, ce godal ? Il dort encore ?
— È ! Maman ! Il retire les cailloux des parcelles pour faire les murs ! Allez, à tout à l’heure, Aalis, il faut que j’aille donner à boire et à manger aux animaux. On a des petits agneaux de trois semaines, je te les montrerai ce soir, si tu vas mieux.
— Merci madame…
— Marie.
— Merci Marie.
La bergère sortit de la petite maison, et alors la vieille femme se leva péniblement.
— È ! Elle est partie, ma fille, et avec ses bêtes ! Se n’es anada al paradís, ambe sas cabras, comme dit la chanson.
Aalis, plantée au milieu de la pièce, gênée, ne savait que faire de ses mains. Soudain, elle commençait à regretter de s’être laissé entraîner jusqu’ici tellement elle était intimidée, mais Janine ne lui laissa pas le temps d’y penser davantage.
— Allez, viens la pichòta, dit-elle d’un ton caressant en lui attrapant la main et en la conduisant à petits pas dans la pièce voisine, où elle la fit s’allonger sur une couche épaisse, près de la cheminée. Tu restes ici, la meuna paparèla, m’en vais chercher des herbes pour te percurar un pauc.
Et en effet, la vieille femme revint quelques instants plus tard avec des herbes et des huiles, s’assit à côté d’Aalis et lui prodigua des soins tout en lui disant des mots qu’elle ne comprenait pas.
Sur le visage de la jeune fille, éblouie par autant de bienveillance, un sourire se dessina lentement qui l’avait depuis trop longtemps déserté, et alors Janine se mit à chanter tout bas, et sa voix se révéla étonnamment douce, si douce, même, qu’Aalis – qu’une nuit de sommeil n’avait certes pas suffi à rétablir – ne tarda pas à s’endormir.
Quand lo boièr ven de laurar
Quand lo boièr ven de laurar
Planta son agulhada
A, e, i, ò, u !
Planta son agulhada.
Tròba sa femna al pè del fuòc
Tròba sa femna al pè del fuòc
Trista e desconsolada…
Se sias malauta digas-o
Se sias malauta digas-o
Te farai un potatge
Amb una raba, amb un caulet
Amb una raba, amb un caulet
Una lauseta magra.
Quand serai mòrta enterratz-me
Al pus fons de la cava
Los pés virats a la paret
La tèsta a la rajada
Los pelegrins que passarán
Prendrán d’aiga senhada.
E dirán « Qual es mòrt aicí ? »
Aquò es la paura Joana.
Se n’es anada al paradís
Se n’es anada al paradís
Al cèl ambe sas cabras.