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— Je vais aller me coucher, annonça Andreas à la fin du souper, laissant comprendre à Magdala et Robin qu’il voulait monter avant eux pour profiter d’un peu de solitude.
— C’est ça, va te coucher mon lapin, on te rejoint dans quelques instants avec le petit, ironisa la Ponante, et l’Apothicaire s’en alla vers l’étage en secouant la tête.
— Je suis inquiet pour mon maître, murmura Robin sur le ton de la confidence, quand celui-ci eut disparu.
— Allons, ne t’en fais pas, mon crapaud, tu sais ce qu’il est monté faire, hein ?
— Oui. Prendre son looch. Encore que je ne sois pas sûr de savoir pourquoi il prend chaque soir et chaque matin cette médication. Depuis le temps qu’il la prend, il devrait être guéri…
— Tu parles ! Andreas fait partie de ces gens que rien n’inquiéterait plus que la guérison.
— Pourquoi dites-vous cela ?
— Dis donc, le chiard, tu vas me voussoyer encore longtemps ?
— Pardon, répliqua Robin en jetant des coups d’œil alentour, affolé à l’idée que les pèlerins encore à table ne surprennent leur conversation, qui détonnait quelque peu avec leurs déguisements de jacquets et leur statut supposé de mère et fils…
— Tu sais, c’est parfois plus facile de s’inventer une douleur physique, histoire d’en oublier une autre, qui est dans la tête, expliqua la prostituée, et elle semblait parler en connaissance.
— Mais quelle est-elle, cette douleur qu’il veut oublier ?
— À ton avis, cabèce ?
— Son histoire d’amour ?
Elle sourit.
— Qu’est-ce qu’il y a d’autre pour faire autant souffrir un bonhomme ?
— Il vous… Il t’en a déjà parlé ? se corrigea le jeune apprenti, qui voulait tant connaître son maître.
— Pas vraiment. Mais on ne la fait pas à une vieille ponifle. Les hommes, moi, c’est ma besogne, je les connais aussi bien que lui connaît les drogues. Il s’est fait briser le cœur, le Saint-Loup, et il s’en est jamais recollé, voilà tout.
Robin hocha la tête.
— De toute façon, ce n’est pas de ça dont je voulais parler. Je voulais dire que je suis inquiet pour lui, là, depuis quelques jours.
— Forcément, mon rouquin ! Ses valets ont cané sous ses yeux, sa cambuse a cramé et il a tous les diables du royaume qui lui courent aux fesses ! Tu voudrais pas qu’il rigole, quand même ? Mais t’en fais pas pour lui, gamin. Il est solide, l’Apothicaire.
— J’espère. Je… Je l’aime beaucoup.
La Ponante ricana en serrant chaleureusement la joue du jeune homme entre ses doigts comme on le fait à un enfant.
— Eh ! Tu n’es pas seul, mon lapin !
Malgré le sourire sur les lèvres de Magdala, Robin crut lire dans sa voix une pointe de tristesse. Du bout des doigts, elle jouait avec l’émeraude qu’Andreas avait dérobée aux coquillards d’Étréchy, la faisant lentement tourner autour de son annulaire.
— Vous… Tu… Tu l’aimes beaucoup, toi aussi ? demanda le jeune homme, mais ce n’était pas vraiment une question.
— Tu crois que je serais là, si…
Robin sourit tristement à son tour.
— Pourquoi tu ne lui dis pas ?
— Je lui dis pas quoi ? Eh, il sait très bien !
— Mais alors…
— Mais alors quoi ? Tu crois qu’un pharmacien va s’acoquiner avec une pute ? Le joli spectacle !
— Je ne pense pas que c’est le genre de détail qui dérangerait mon maître.
— Et moi, là-dedans ? Tu crois quand même pas que j’ai tapiné pendant vingt-cinq ans pour finir par me faire entretenir par un bourgeois ? Je suis une femme indépendante, j’ai ma fierté !
— Mais tu… Tu ne vas… Je veux dire, tu ne vas peut-être pas faire ça toute ta vie, si ?
La Ponante frotta affectueusement la tête du jeune homme.
— Je pourrais être heurtée par ce que tu viens de dire, mon garçon. Mais au fond, tu as raison. Un jour, peut-être, quand mon cul ne vaudra plus lourd sur le marché, et si je ne finis pas Mère comme la dame Izia que j’ai vue tout à l’heure, j’irai peut-être terminer ma vie chez ce vieil ours…
— Je te le souhaite, Magdala. Et je le lui souhaite à lui aussi.
— Tu es mignon, mon loup, murmura la prostituée avec une douceur attendrie. Mais les choses sont bien comme elles sont, va. Allez, allons nous coucher, il a dû finir son affaire, le potard.