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— J’espère, Ploiebauch, que ce que vous avez à me dire est aussi urgent que confidentiel, suffisamment, en tout cas, pour que je dusse prendre la peine de sortir du Palais. Aussi, je vous en conjure, monsieur le prévôt, parlez rapidement. En des heures aussi troubles, le roi a besoin de moi à ses côtés, et je n’ai pas de temps à perdre.
Enguerran de Marigny n’était pas un homme qu’on dérangeait sans un excellent motif. Au cours des dernières années, le chambellan était probablement devenu la deuxième personne la plus importante du royaume, et il avait fallu courage et adresse au prévôt de Paris pour obtenir cet entretien en un lieu aussi protégé que la cathédrale Notre-Dame, où les deux hommes chuchotaient en ce moment à l’abri des regards. Ploiebauch – cela n’était un mystère pour personne – avait été fidèle au clan Nogaret tout au long de sa carrière parisienne, et donc, était plutôt un ennemi de Marigny, mais à présent que le chancelier avait péri, ce conflit n’avait, sans doute, plus lieu d’être.
— Certainement, monsieur le chambellan, et je vous sais gré d’avoir accepté de me voir aussi vite, répondit le prévôt à l’ombre de l’un des immenses piliers à quatre colonnes engagées qui, à une hauteur extraordinaire, soutenait la sublime voûte.
La cathédrale, dont les travaux, encore inachevés, avaient commencé exactement cent cinquante ans plus tôt, était certainement l’un des plus beaux édifices de toute la chrétienté, et son caractère sacré se prêtait parfaitement aux précautions qu’exigeait une telle entrevue.
— Parlez.
— C’est au sujet de Nogaret.
— Je l’avais deviné, dit le chambellan d’un air las. Eh bien ?
— Avant que de mourir, le chancelier s’est confié à moi, monsieur, quelques instants même avant que le chirurgien du roi ne constate son décès.
— Il s’est confié à vous ?
— Oui. Plus précisément, il m’a confié un secret qu’il voulait que je vous communique, comme il se savait condamné.
— Au nom de Dieu, parlez !
Et ces mots furent suivis d’un regard rapide que le prévôt promena autour de lui, comme s’il eût redouté qu’on les entende.
— Le chambellan se souvient sans doute d’Andreas Saint-Loup ?
— Sans doute, je m’en souviens !
— Ce que j’ai à vous dire, monsieur, concerne ce mystérieux apothicaire, au sujet duquel le chancelier m’avait demandé d’enquêter pendant de nombreuses semaines, puis qu’il avait fait arrêter avant que, par votre commandement, il ne fût libéré.
— Et alors ? le pressa le chambellan, qui n’aimait pas le reproche caché dans ces dernières paroles.
— Et alors cette chose que je dois vous dire, M. de Nogaret estimait qu’elle devait être connue de vous seul, et que vous seul seriez juge de ce qu’il convient d’en faire, et s’il est nécessaire ou non d’en avertir le roi.
— Cessez de tergiverser, Ploiebauch, et venez-en au fait.
Ainsi, d’un air des plus graves, le prévôt de Paris confia à Enguerran de Marigny ce que Nogaret soupçonnait au sujet d’Andreas Saint-Loup et, en effet, le chambellan, blafard, ne put que reconnaître l’importance et la gravité de la chose. Il comprit aussi pourquoi Nogaret la lui avait cachée, et pourquoi, se sachant condamné, il avait finalement décidé de lui transmettre ce secret par-delà son décès.
De même, Marigny découvrit d’emblée, et à son grand mécontentement, la profondeur de l’erreur qu’il avait commise – obéissant à son demi-frère archevêque de Sens – en faisant libérer ce maudit apothicaire. Car à présent, une seule chose comptait : trouver cet homme et, certainement, l’éliminer.
— Je vous remercie, Ploiebauch. Malgré toutes les choses qui nous ont opposés par le passé, sachez que vous avez gagné à présent toute ma reconnaissance.
— Je ne fais que tenir la promesse que je fis à M. de Nogaret.
— Vous comprendrez, monsieur le prévôt, qu’en aucun cas vous ne devez répéter cela à quiconque.
— J’en ai aussi fait la promesse au chancelier.
— Tant mieux.
— Mais vous ? Le direz-vous au roi ? demanda Ploiebauch, estimant qu’en ayant respecté sa promesse il méritait au moins qu’on le tînt dans la confidence.
— La chose demande réflexion. Dans l’immédiat, je crois qu’il est préférable que nous gardions pour nous ce fâcheux secret. Ce très fâcheux secret.
— Si je puis me permettre, chambellan : s’il est une personne qui, plus que toute autre, ne doit jamais apprendre cette chose, c’est bien celle de Monsieur le frère du roi, Charles de Valois, qui est à la Cour votre plus grand ennemi, bien plus grand, malgré ce que vous sembliez croire, que ne l’était Nogaret. Et si Charles de Valois venait à apprendre cela, il ne fait aucun doute qu’il s’en servirait contre vous…
— Je le sais, Ploiebauch. Et nous allons y veiller. Encore une fois, monsieur le prévôt, je vous remercie de cette confidence, et sachez que je saurai vous témoigner ma reconnaissance.