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Bien que, plus que tout autre roi avant lui, Philippe le Bel s’efforçât, par obligation, de paraître le plus souvent possible en son palais parisien, il ne rompait toutefois pas complètement avec la vie itinérante de ses prédécesseurs, allant de domaine en domaine, de château en château, de France en Navarre, et sur une année entière il ne résidait jamais plus de trois mois dans la capitale. Mais, homme grave et laborieux, on ne lui connaissait qu’une seule fantaisie, la chasse, et celle-ci l’attirait souvent à Vincennes, à Poissy ou à L’Isle-Adam.
Nous le retrouvons donc à présent, en ce mois de mars où l’on chasse la corneille, dans son château de Fontainebleau, celui-là même où il avait vu le jour en l’an 1268 (et aussi où, par une autre ironie du sort, en se livrant à cette dévorante passion pour la traque, il trouva sauvagement la mort en 1314, mais cela est une autre histoire qui ne concerne pas notre récit). Assise dans la belle forêt de Bière, la propriété, agrandie par son grand-père, Louis IX dit Saint-Louis, était vaste et somptueuse, dominée par un large donjon anguleux, fermée par une enceinte haute flanquée de tourelles et qui abritait aussi un couvent.
Quand il se déplaçait ainsi, Philippe ne venait pas avec tout son hôtel, mais bien avec cent ou cent cinquante hommes, selon que la reine ou les princes l’accompagnaient. Il y avait là tout le personnel de la chambre, de la chapelle, de la paneterie, de la cuisine, de l’écurie et de la fourrière, mais aussi, bien sûr, de la vénerie, avec ses chasseurs, ses archers, ses fauconniers et ses valets de chiens.
Quand il n’était pas retenu à son hôtel de la rue d’Autriche, le grand chambellan, Enguerran de Marigny, était là lui aussi, qui gouvernait à ses côtés. Il en était ainsi ce jour-là.
— Un messager est venu vous porter une lettre de Guillaume de Nogaret, Votre Altesse.
Marigny avait dit cela avec une imperceptible amertume, lui qui n’appréciait guère que son rival entretînt la moindre correspondance cachée avec le roi.
Le souverain et son chambellan marchaient côte à côte, sans la foule de leurs servants, comme ils aimaient à le faire parfois pour parler des affaires du royaume, et ils étaient arrivés maintenant au-delà des jardins du château, là où le sable donnait au paysage aride des airs de grand désert. Le temps s’était adouci et l’on reprenait enfin plaisir à la promenade.
— Une lettre ? s’étonna le Capétien. Cela ne lui ressemble pas. C’est sans doute que la chose ne peut pas attendre. Voulez-vous bien m’en donner lecture, Enguerran ?
Philippe IV, qui de sa belle figure avait tiré son célèbre qualificatif, était un homme que ses contemporains disaient dur et froid, de marbre ou de fer, mais à ses plus proches conseillers il n’échappait guère que derrière cette austérité se cachaient en vérité beaucoup de sagesse et, sans doute, un soupçon de timidité. C’était un souverain rigoureux et exigeant, opiniâtre, qui ajoutait à la très haute idée qu’il se faisait de sa fonction un ambitieux dessein pour son royaume, dont il voulait grandir la puissance et l’unité. S’il pouvait se montrer dur, impitoyable même, jamais il ne laissait transparaître la moindre colère et en toute chose il demeurait calme et maître de lui-même. Avec Marigny, toutefois, le Capétien se laissait plus facilement aller. C’était, de toute sa Cour, celui avec lequel Philippe le Bel était le plus intime et le seul auquel il épargnât donc, en partie du moins, la mise en scène de sa légendaire rigidité.
— Je ne sais si je puis, Votre Altesse : la missive porte le sceau du secret.
— Allons, allons, je n’ai plus de secret pour vous, chambellan.
Le ministre du roi fit une révérence obligée, puis il ouvrit la lettre.
— La lettre est en latin, Sire.
— Traduisez, traduisez…
Marigny s’exécuta.
« Votre Royale Majesté, très noble Prince, par la grâce de Dieu roi des Français,
La faveur dont Votre Altesse nous a honoré en nous accordant lundi dernier au Palais cet entretien privé si particulier est plus grande que nous n’eussions jamais osé espérer. Depuis lors, toutefois, il est advenu à Paris quelque nouvel événement que nous nous devons de porter à la connaissance de Votre Majesté, car il concerne cette chose dont nous avons parlé ce jour-là sous le sceau du secret, comme sa portée dépassait le champ des seules affaires politiques, et nous espérons donc que Votre Altesse nous pardonnera d’avoir pris la liberté de lui faire parvenir la présente par messager.
Ainsi, nous nous devons d’avertir Votre Altesse que l’homme que nous avions mis aux fers (pour les raisons que Votre Majesté connaît), entendu Andreas Saint-Loup, maître apothicaire de la rue Saint-Denis, fut libéré ce matin sur ordre du chambellan Enguerran de Marigny – lequel, sans doute, est en train de lire cette lettre aux côtés de Votre Altesse – sans que j’en fusse préalablement informé et que je pusse intervenir. »
Marigny, piqué par la perfidie de son rival, marqua une pause dans sa lecture, puis, voyant que le roi s’impatientait, reprit sa traduction.
« N’ayant eu le temps de soumettre le pharmacien qu’à une seule et courte séance de question, nous n’avons pu obtenir de lui les aveux que nous attendions, mais avons trouvé néanmoins la confirmation de ses liens certains avec l’énigme qui a été soumise à notre intelligence.
Il semble à votre humble serviteur que le retour dudit apothicaire en la prison du Temple relève donc de la plus grande priorité, car le danger encouru par le fait de cette libération est si grand que nous ne pouvons répondre de rien, et nous nous livrons à la sagesse de Votre Altesse pour qu’elle veuille bien l’ordonner de sa royale autorité, à laquelle nul ne peut se soustraire.
Nous reposant sur cet espoir, nous adressons les vœux les plus ardents à notre Seigneur Dieu pour qu’Il daigne conserver le plus longtemps possible dans une santé prospère la personne de Votre Altesse, si essentielle au salut de tout le royaume.
Donné à Paris, le 8 mars de l’an 1313.
J’ai l’honneur d’être, de Votre Majesté, le très dévoué serviteur,
Guillaume de Nogaret. »
Dès les premiers mots de la lettre, Philippe le Bel s’était arrêté de marcher, et il regardait à présent Marigny avec une insistance et une gravité qui ne laissaient présager aucune fin heureuse à cette conversation.
— Avez-vous vraiment fait libérer cet homme ? demanda le roi d’un ton presque menaçant.
Le chambellan, encore sous le choc des nombreuses pointes qui lui avaient été adressées entre les lignes de ce courrier, mit quelque temps à répondre. Nogaret, comme il avait deviné que Marigny devrait lire lui-même cette lettre, s’était certainement délecté à l’avance de l’humiliation qu’elle lui occasionnerait.
— À la demande de mon demi-frère l’archevêque de Sens, expliqua-t-il, et selon la constatation qu’aucune charge sérieuse n’était retenue contre lui, je dois admettre, Votre Altesse, que n’ayant trouvé nulle ordonnance légale pour cette réclusion, j’ai, en effet, laissé sortir cet apothicaire ce matin même de la prison du Temple, mais…
— Enguerran, vous êtes un imbécile, doublé d’un orgueilleux, dit Philippe d’un ton distant et monocorde. Vous avez fait cela dans le seul but d’importuner Nogaret, contre lequel vous continuez de mener une ridicule bataille de pouvoir. Si vous pensez que je suis trop distrait pour voir ce qu’il se passe dans mon propre hôtel, vous faites un stratège bien moins habile que je ne l’ai toujours estimé !
— Votre Altesse, j’ignorais que l’homme avait été arrêté par le chancelier et je ne faisais que…
— Il suffit ! Votre rivalité avec Nogaret ne m’intéresse pas, elle n’est pas digne des politiciens que vous êtes l’un et l’autre. Tout ce qui compte, à présent, c’est que vous avez libéré un homme qui ne devait pas l’être.
— Mon demi-frère, alors, ne m’aura pas tout dit de cet homme qui, selon lui, n’était qu’un simple pharmacien, certes quelque peu provocateur, mais grandement respecté dans sa profession.
— Peut-être n’est-il que cela. Souhaitons-le ! Mais vous n’auriez pas dû le libérer sans chercher à savoir.
— Oui, Votre Altesse, je comprends à présent mon erreur et en assume l’entière responsabilité. Puis-je toutefois demander pourquoi, si la réclusion de ce monsieur Saint-Loup était si importante, elle n’a point été ordonnée par Sa Majesté elle-même ?
— Il n’est pas dans mes habitudes de me justifier de mes choix devant mes conseillers, mais puisque l’heure est grave, je veux bien vous répondre, Enguerran. Nous avons fait cela pour ne pas éveiller plus de soupçons que nécessaire. Or, à présent, ce souci de discrétion va tomber à l’eau, car je vais devoir faire arrêter cet homme une seconde fois ce qui, sans nul doute, aiguisera bien des suspicions.
— Mais que lui reproche Nogaret ? insista Marigny, comme si ses questions avaient pu le laver de sa faute en montrant qu’il n’était que la victime impuissante du silence dans lequel on l’avait tenu.
Le roi, qui avait repris son air songeur, se mit de nouveau à marcher.
— Je ne puis vous le dire, mon ami.
— Sa Majesté disait tout à l’heure n’avoir aucun secret pour son serviteur…
— Vous m’avez mal compris : il ne s’agit pas de vous cacher quoi que ce soit. Je ne puis vous le dire car je ne sais pas moi-même ce que Nogaret lui reproche, et je ne suis pas certain que lui-même sache en vérité de quoi cet apothicaire est coupable. Tout ce que nous savons, c’est qu’il est lié, de près ou de loin, à une étrange affaire de disparition, et que ladite disparition éveille des curiosités jusqu’au-delà des frontières de notre royaume, ce qui, vous en conviendrez, laisse supposer que se trame quelque part un complot dont nous ne pouvons ignorer l’existence.
— Certes, certes, et je suis plein de confiance dans l’insigne sagacité de Nogaret, mais je ne comprends pas pourquoi il ne m’en a pas parlé…
— Ah ! Si seulement vous oubliiez vos querelles, la chose eût pu être évitée ! Mais il en est ainsi, à présent, et il n’est plus l’heure de se lamenter mais celle de réagir promptement.
— Je suis le serviteur de Votre Altesse.
Philippe s’arrêta à nouveau et porta le poing à son menton dans l’attitude des grands penseurs.
— Nous allons renvoyer ce messager auprès du chancelier pour lui faire dire que nous faisons droit à sa requête. Et demain, je rentrerai à Paris. Faites chercher mon secrétaire.
Marigny s’excusa et partit remplir son office, non sans une rancœur renouvelée pour ce Nogaret qui, une fois de plus, avait comploté dans son dos dans l’espoir, sans doute, de prendre un peu d’avance sur lui dans leur course à la faveur du roi.