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Comme ses parents devaient rentrer ce jour-là de la foire de Montpellier, Aalis entreprit de leur préparer le souper. Pour la première fois depuis leur départ, elle se décida enfin à sortir de la maison, signe, sans doute, que sa peine, si elle n’avait pas disparu, ne l’accablait plus autant qu’aux premiers jours.
Toutefois, pendant tout le temps de son expédition, elle ne put penser à autre chose qu’à la mort de Zacharias, car dans le regard de tous les gens qu’elle croisait elle ne pouvait s’empêcher de chercher la trace d’une culpabilité. Elle put constater alors que son inimitié pour les habitants de Béziers ne s’était pas amoindrie et que, au contraire, cet ultime drame n’avait fait que l’approfondir.
Avec l’argent que lui avait laissé sa mère, elle acheta du porc chez le boucher, car elle voulait, au moins, que ce repas de retrouvailles fût de fête. Cette semaine de solitude et de deuil lui avait laissé le loisir de penser aux rapports qu’elle entretenait avec ses parents, et, en mémoire du vieux Juif qui, l’une des dernières fois qu’elle l’avait vu, lui avait dit qu’elle n’était pas obligée d’entrer en conflit avec père et mère pour trouver sa liberté, elle était décidée à apaiser leurs liens. Se montrer plus douce avec ses parents serait, pour elle, un moyen de rendre un dernier hommage à Zacharias, même si cela ne changeait rien à son envie secrète : un jour, bientôt, elle les quitterait, comme elle quitterait cette ville, et elle deviendrait la maîtresse de sa propre vie.
Une fois rentrée chez elle, la jeune fille entreprit donc de préparer le repas. Elle alla chercher dans la réserve des fèves que l’on conservait en hiver à l’abri de la lumière dans des petits silos emplis de glace, et tout ce qu’il fallait d’épices, puis elle commença à découper la viande. Elle fit cuire des oignons et du pain grillé qu’elle broya au mortier avant de les mettre dans un récipient d’eau disposé à l’âtre. Alors, dans celui-ci elle mit la chair de porc à bouillir, en l’arrosant d’ail et de sel, puis elle ajouta les fèves. L’odeur qui se dégagea de la cheminée fut comme celle d’une présence nouvelle, venue rompre la solitude de la jeune fille, et soudain la maison parut visitée.
Aalis se surprit alors à penser de nouveau au vieux naggân qui, si souvent, lui avait raconté comment, jeune homme, il aimait cuisiner. Elle s’imagina préparer un souper pour lui, l’inviter chez elle, le faire asseoir à sa table et le regarder rire, chanter, jouer pour elle du psantêr sur le mode de la joie. Cela faisait une semaine que Zacharias était mort et, déjà, son visage s’effaçait du souvenir d’Aalis. Il avait pris dans son esprit des traits plus jeunes, sans doute parce que, au fond d’elle, la fille des drapiers regrettait, et regretterait à jamais, de ne l’avoir point connu plus tôt, du temps où il était ce musicien itinérant et libre. Comme elle aurait aimé, alors, tout quitter pour le suivre sur les routes et vivre avec lui la vie des voyageurs !
Voyant que la viande était cuite, Aalis l’ôta du feu quand, soudain, on frappa à la porte. La jeune fille se mit sur la pointe des pieds pour essayer de voir, par la fenêtre, si c’était déjà ses parents, mais elle reconnut la chevelure brune de François.
Elle poussa un soupir, hésita, puis, songeant à ce que sa mère lui eût dit, elle se décida à ouvrir, non sans lui adresser un regard plein de mépris.
Le fils du prévôt, surpris sans doute qu’on lui ouvre enfin, sembla comme illuminé d’un soleil intérieur.
— Aalis ! Tu vas mieux ! Tu étais malade ?
— Non.
— Ah ? Et pourquoi ne m’ouvrais-tu pas la porte, alors ?
Aalis, qui regrettait déjà d’avoir ouvert, haussa les épaules.
— Je n’avais envie de voir personne. Que veux-tu ?
— Eh bien, comme le printemps arrive… je voulais te proposer une promenade sur les bords de l’Orb.
Aalis ne put retenir une grimace où se mêlaient lassitude et miséricorde.
— François ! Mon pauvre François ! Tu ne veux donc vraiment pas comprendre ?
— Comprendre quoi ?
— Que je n’ai pas envie.
— Envie de sortir ?
— Envie de toi.
Les joues du garçon se teintèrent de rouge.
— Tu dis ça parce que… la dernière fois… j’ai été maladroit. J’étais ivre. J’aimerais que tu me pardonnes. Je n’étais pas moi-même. Alors tu as eu une mauvaise image de moi. Mais je vaux bien mieux que ça, Aalis.
— Peut-être. Mais je ne voulais pas de toi avant, je ne veux toujours pas de toi, et je ne voudrai jamais de toi.
La gêne sur le visage du jeune homme se transforma en humiliation.
— Mais… Comment peux-tu le savoir ? Tu ne me connais pas vraiment !
— François… Pourquoi insistes-tu ? Trouve-toi une autre fille. Une fille qui t’aimera.
— Mais c’est toi que je veux.
— Et moi je ne te veux pas, répliqua prestement la jeune fille avec une voix de plus en plus agacée.
— Tu ne peux pas me résister, Aalis.
À ces mots, la jeune fille ne put retenir un éclat de rire. Elle s’en voulut aussitôt.
— Tu te moques de moi ? s’exclama François avec un regard de courroux.
— Non. Mais tu dois comprendre…
De toute évidence, le jeune homme n’en était pas capable. Sans doute, comme il était le fils du prévôt, n’avait-il pas été habitué à la contradiction, et la fureur dans ses yeux avait quelque chose de terrifiant.
— Tu ne riras pas autant quand je te dirai ce qui est arrivé à ton vieux Juif ! cracha-t-il sur le ton de la revanche et du défi.
— Pardon ?
La figure du garçon se métamorphosa.
— Ah ! tu vois ! Tu ne ris plus, maintenant, n’est-ce pas ?
— De quoi parles-tu, François ?
— Ton vieux Juif ! Ce vieux suppôt du diable que tu allais voir à la sortie de la ville, il est mort, et je sais, moi, comment il est mort !
— C’est ton père qui l’a tué, c’est ça ? demanda Aalis alors que ses jambes, soudain, s’étaient mises à trembler.
Une grimace de suprême dédain se dessina sur les lèvres du jeune homme.
— Mon père ? Oh ! non… Tu n’y es pas du tout, ma pauvre Aalis ! Ce n’est pas mon père qui l’a crevé, ton vieux Juif. C’est le tien.