41
Au matin du 8 mars, Andreas, dont la barbe avait maintenant tellement poussé qu’on l’eût à peine reconnu, fut réveillé par un bruit de clefs qui résonna entre les hauts murs de la prison. Comme on ne les visitait jamais aux aurores, il présuma que c’était Nogaret qui était venu lui poser de nouvelles questions, mais au lieu du fâcheux chancelier, ce fut un garde qui apparut soudain devant les barreaux de sa cellule.
L’homme, celui-là même qui avait glissé les feuilles de jusquiame dans l’un de ses repas, introduisit une clef dans la grande serrure de fer.
— Maître Saint-Loup, vous êtes libre.
— Je n’ai jamais cessé de l’être, répondit l’Apothicaire avec malice.
Il se leva lentement et dignement, comme si cette heureuse nouvelle ne le surprenait pas. En réalité, cela faisait plusieurs jours qu’il avait cessé de croire que l’abbé Boucel pouvait le tirer de là, et en découvrant les motifs étranges de Nogaret, il s’était demandé si son emprisonnement n’allait pas durer bien plus longtemps.
Le garde le saisit par le bras et le fit entrer dans le couloir, mais quand il voulut le guider vers la sortie, Andreas résista et se retourna vers la cellule de Jacques de Molay.
Le vieux templier, qu’il voyait véritablement pour la première fois, sans la médiation d’une fenêtre réfléchissante, était debout au milieu de son cachot, avec sa barbe et sa robe blanches pour derniers apparats de sa grandeur. Les deux hommes échangèrent un long regard entendu, empreint d’une indicible et étonnante fraternité. Ces deux figures que, une semaine plus tôt, tout séparait – naissance, opinion et philosophie – éprouvaient à présent l’une pour l’autre un respect particulier, et il y avait dans les yeux de l’Apothicaire la lumière d’une profonde reconnaissance que l’on n’y voyait que très rarement scintiller.
— Bonne chance, Jacques, dit Andreas d’une voix grave et sincère.
— Que Dieu vous garde, Saint-Loup. Venez ici, que je vous embrasse.
Andreas jeta un coup d’œil au garde. Celui-ci poussa un soupir d’approbation. L’Apothicaire parcourut les quelques pas qui le séparaient de Molay et attrapa les bras que celui-ci lui tendait.
Le moine soldat leva une main vers le visage d’Andreas, qui remarqua alors à son doigt le sceau des Templiers, l’abraxas panthée, que l’homme portait encore comme si l’Ordre existait toujours, ce qui était fort triste. Molay posa alors la paume sur le front d’Andreas, comme s’il avait voulu lui offrir quelque bénédiction – ce qu’Andreas ne voyait pas du meilleur œil – puis il se pencha vers lui, aussi près que le permettaient les barreaux de sa cellule et, s’assurant que le garde ne pouvait pas l’entendre, il murmura :
— Pour Nogaret… Je crois savoir ce qu’il cherche. Allez trouver un maître de la schola gnosticos.
Andreas, qui ne s’était pas attendu à une telle confidence, haussa un sourcil circonspect.
— Pardon ?
— La schola gnosticos, chuchota le templier. Ils auront des réponses pour vous, mon ami. Puissiez-vous alors trouver la paix !
— Mais… Mais de quoi parlez-vous ? balbutia l’Apothicaire.
Mais avant que Molay n’ait pu répondre, le garde s’était approché et, d’un geste agacé, il tira Andreas par le bras.
— Il suffit, maître Saint-Loup, sortons !
Tout en se laissant traîner vers la sortie comme un enfant qu’on emmène de force, l’Apothicaire, interloqué, ne détacha pas son regard du templier, mais dans les yeux de celui-ci il ne trouva aucune explication à ce qui venait d’être dit, et bientôt la porte se referma sur cet homme qu’il venait de voir pour la première et dernière fois et qui, un an plus tard très exactement, serait brûlé sur le bûcher de l’île de la Cité.
On mena Andreas, sans ambages, jusqu’à la rue du Temple où, devant l’enclos, l’attendait le jeune Robin. L’Apothicaire qui, par la fenêtre de sa cellule, n’avait rien vu d’autre que le ciel de Paris pendant plus d’une semaine, constata qu’il n’y avait plus un seul morceau de neige sur la chaussée détrempée. Le printemps approchait enfin.
Sans un mot de plus, le garde referma la grande porte derrière Andreas. Robin se précipita vers son maître, le visage illuminé.
— Maître ! Maître ! Quel bonheur de vous voir !
À la présence du jeune rouquin, Andreas comprit qu’il devait bien à son apprenti le génie de sa libération, et il lui adressa un sourire obligé.
— Ainsi tu es parvenu à convaincre le vieux Boucel, mon garçon ?
Le jeune homme acquiesça, mais sa modestie l’empêcha de dire qu’il avait fallu quelque astuce pour obtenir la faveur de l’abbé.
— L’abbé m’a fait savoir que c’était aux frères Marigny que vous deviez votre délivrance, maître.
— Aux frères Marigny ? Je reconnais bien là la perfidie de Boucel que d’avoir joué de l’animosité entre le chambellan et le chancelier.
— Ce qui compte, c’est que vous soyez libre à nouveau. Nous avons eu si peur !
— J’espère que tu n’y as pas trouvé le prétexte pour cesser d’étudier, Robin !
— C’est-à-dire que… Vous n’étiez pas là…
Andreas sourit.
— Là où le chat n’est pas, souris s’y révèle. Allons, dépêchons-nous de rentrer, il me tarde de retrouver la cuisine de cette chère Marguerite. Chrétien de Troyes disait très justement qu’à tout repas, la faim est la meilleure et la plus piquante des sauces, mais il n’avait jamais séjourné en prison.
Laissant derrière eux le Temple et Saint-Martin-des-Champs, ils passèrent côte à côte les murs de Paris, et Andreas éprouva quelque plaisir inattendu à retrouver l’agitation folle de la capitale, où tout le monde semblait occupé, en retard, et il sourit en voyant s’aligner la foule immense des artisans et des commerçants en ébullition, les peintres, les selliers, les libraires, les écrivains, les parcheminiers, les boutonniers, les tondeurs de draps, les tailleurs de pierres, les buffetiers, les cordeliers, les faiseurs de gants de laine, les faiseurs de chapeaux ou de bonnets, les sauniers, les armuriers, les brodeurs de soie, les courtepointiers, les crieurs, les ameçonneurs, les fillandriers, les écorcheurs, les estoupiers, les cervoisiers, les orfèvres, les vendeurs d’auges, les lanterniers, ou, bien sûr, les apothicaires, tel qui travaillait seul, tel qui n’avait qu’un ou deux apprentis, des valets, ou tel qui avait plusieurs ouvriers…
Tout en savourant ces choses qui faisaient l’air de la ville et qui, souvent, effraient les gens de la campagne par leur profusion, Andreas songea néanmoins aux dernières paroles de Jacques de Molay.
La schola gnosticos. De quoi s’agissait-il au juste ? Certes, l’expression latine évoquait un antique mouvement philosophique, le gnosticisme, mais Andreas devait reconnaître qu’il ne savait que très peu de choses au sujet de celui-ci ; pour tout dire, il pensait même que la chose appartenait à un lointain passé et n’avait plus d’existence de ce temps. Et quand bien même le gnosticisme n’eût pas totalement disparu, que pouvait-il bien avoir à faire avec la vie d’Andreas, ou avec les questions de Nogaret ?
Tout cela était bien trop énigmatique et l’Apothicaire sut d’emblée qu’il n’était pas près de mettre un terme à cet imbroglio. À peine libéré des murs de la prison, voilà qu’il retombait déjà dans les entraves des insolubles et hermétiques questions qu’avait soulevées la découverte de la pièce vide et du tableau effacé, questions qui, en outre, semblaient captiver bien plus de monde que sa seule personne.