35
Le soir était déjà tombé quand, enfin, on apporta à Andreas un modeste repas. L’Apothicaire, qui était un homme sage, s’était nourri tout le jour de ses spéculations et n’avait pas laissé à la faim le loisir de le tyranniser. Il n’était pas mécontent, toutefois, de pouvoir souper un peu car il savait que, à terme, on réfléchit mal le ventre vide ; sans compter le manque de diacode qui, bientôt, allait certainement se faire ressentir.
Mais alors qu’il allait se lever pour ramasser la gamelle que son geôlier avait glissée sous les barreaux, il vit que celui-ci avait continué son chemin et il l’entendit déposer un autre plat sur le sol, après avoir fait quelques pas. Andreas, surpris, en conclut qu’il n’était pas le seul prisonnier à la tour du Temple. Pourtant, de toute la journée, il n’avait pas entendu un seul bruit.
Quand le garde fut parti, l’Apothicaire vint se coller contre les barreaux de sa cellule et appela :
— Quelqu’un est là ?
Pour toute réponse, il n’obtint que l’écho de sa voix entre les hauts murs de pierre. Comme il n’était pas homme à insister, il décida de retourner à sa place et de manger la soupe peu ragoûtante qu’on lui avait portée. Il entendit alors, plus loin, des bruits similaires à ceux qu’il faisait lui-même en dînant, et il en déduisit que son voisin souffrait peut-être de mutisme mais pas de cacositie.
Plus tard, Andreas se leva pour tenter, sur la pointe des pieds, d’observer la cellule attenante, mais les barreaux de la sienne étaient si rapprochés qu’on n’y pouvait point passer la tête. Toutefois, il leva les yeux vers une petite fenêtre, dans le couloir, qui faisait face à son cachot, et comme il y avait aussi, au milieu du mur dans son dos, une autre ouverture, il estima que la lumière du jour suivant, si elle n’était obstruée par des nuages, pourrait lui apporter quelque solution.
Il décida donc de chercher le sommeil, mais celui-ci fut bien long à venir, empêché par le froid et d’incontrôlables tremblements dont Andreas devinait la médicinale origine.
Le lendemain matin toutefois, comme il l’avait espéré, le miracle opéra. Et lux fuit[2] ! Les rayons du soleil qui pénétrèrent par l’ouverture derrière lui, soudain, frappèrent la vitre de la seconde fenêtre selon une inclinaison qui transforma celle-ci en surface spéculaire, et alors l’image du second prisonnier se réfléchit d’un seul coup, avec plus de clarté encore qu’Andreas ne l’avait espéré. Ainsi, il découvrit la silhouette d’un vieil homme barbu, vêtu d’une robe blanche et qui avait la posture d’un roi de l’Antiquité.
— C’est étrange, j’aurais juré qu’on vous avait enfermé au château de Gisors ! s’exclama malicieusement l’Apothicaire.
Aussitôt, la réflexion de l’homme, qui devait approcher les soixante-dix ans, se redressa. Il resta muet encore un certain temps puis, intrigué, ou inquiet, il finit par rompre le silence.
— Vous savez qui je suis ? dit-il avec la voix grave et rauque d’un vieil homme qui n’a pas parlé depuis longtemps.
L’Apothicaire esquissa un sourire de satisfaction.
— Eh bien, je crois vous reconnaître.
— Me reconnaître ? Et comment pourriez-vous me reconnaître sans me voir ?
— Pardon ! Il eût été plus juste de dire : comment pourriez-vous me re-connaître sans m’avoir d’abord connu ? Et pour ce qui est de vous voir… Socrate racontait dans le Théétète qu’une servante raillait Thalès parce que celui-ci, tout occupé à observer les astres, comme il avait les yeux au ciel, tomba dans un puits ; pourtant, parfois, il suffit de monter un peu le niveau de son regard pour voir mieux ce qu’il se passe sur la terre.
Dans le reflet de la vitre, Andreas vit le vieil homme lever la tête et l’apercevoir à son tour.
— Et vous prétendez me reconnaître en voyant de la sorte mon image dans une fenêtre ?
— Une magnifique barbe blanche, une belle carrure malgré les années, la couleur brune d’une peau qui a passé beaucoup de temps sous un grand soleil, et puis le fait que vous semblez regarder ces murs comme un homme qui les a connus sous de meilleurs auspices… Tout laisse penser que vous êtes un dignitaire de l’ordre déchu qui, jadis, occupait ces lieux. Oh ! je l’admets, cette prison n’ayant servi, jusqu’à ma venue, qu’à enfermer des templiers, la logique m’a mis rapidement sur la voie. Or, si vous n’avez pas encore été ni brûlé ni remis en liberté, cela ne laisse que trois choix : Hugues de Pairaud, Geoffroi de Charney ou Jacques de Molay lui-même.
Le vieil homme ricana.
— Omne ignotum pro magnifico est[3].
Andreas ne se laissa pas décontenancer par la légère moquerie.
— Hugues de Pairaud jamais ne mit les pieds en Orient ; votre peau indique le contraire. Quant à Geoffroi de Charney, il a un fort accent normand ; le vôtre, incontestablement, ne l’est pas. Dans les quelques phrases que vous venez de dire, j’ai entendu vos voyelles diphtonguées, et votre « r » s’est légèrement effacé devant la consonne, quand vous avez prononcé le mot « sorte ». Je pencherais donc pour un accent bourguignon. Cher vénérable Jacques de Molay, je suis enchanté.
— Bravo, bel esprit d’analyse. Je commence à me demander si vous ne seriez pas sergent ou inquisiteur…
— Conjecturalem artem esse medicinam[4]. Je suis apothicaire.
— Alors on met aussi ici de simples marchands ?
Plutôt que de se piquer de la condescendance de son interlocuteur, comme à son habitude, Andreas opta pour retourner l’ironie.
— Certes, mais de préférence les « marchands du Temple », n’est-ce pas ? Et donc, maître, vous n’êtes pas à Gisors ?
Jacques de Molay sembla goûter la hardiesse de son voisin de cellule et ne prit pas offense, lui non plus, de sa repartie. C’était un homme fatigué, à l’évidence, mais qui, malgré les nombreuses épreuves qu’il avait traversées, semblait avoir conservé tout son esprit et même quelque vigueur. Certes, Molay n’était pas, loin s’en fallait, ni le plus fin ni le plus valeureux des maîtres souverains que le Temple avait connus, en près de deux cents ans d’histoire, mais il en était le dernier et, dans l’espoir de sauver l’Ordre de sa dissolution, il avait dû mener, finalement, la plus dure bataille templière : non pas contre les Sarrasins, non pas sur les terres ennemies, mais contre la chrétienté elle-même, et sur son propre territoire. Cela faisait six ans, maintenant, que l’homme était en prison, et, tout en assistant, impuissant, à l’exécution sordide de nombre de ses frères, il avait eu le temps de revenir sur les aveux qu’avait tirés de lui l’Inquisiteur Guillaume Humbert, de clamer son innocence ainsi que celle de l’Ordre, et d’obtenir du pape qu’une nouvelle commission de trois cardinaux fût nommée, laquelle devait statuer sur le sort des derniers dignitaires de l’Ordre, justement, à la fin de l’année.
En somme, l’homme, qui s’était d’abord illustré par sa couardise et sa maladresse, s’était bonifié à l’épreuve ; assagi, peut-être.
Andreas, qui avait peu ou prou le même dédain pour les religieux que pour les soldats (et celui-là était les deux à la fois), n’était pas enclin à apprécier grandement cet illustre voisin, mais il devait reconnaître que l’occasion de converser avec un tel personnage, et qui avait vu tant de pays, était suffisamment rare pour ne pas passer à côté.
— On m’a transféré ici le mois dernier, expliqua Molay. La chose est drôle quand on pense que c’est dans cette tour même que l’Ordre gardait et protégeait dûment jadis la partie du Trésor royal qui nous était confiée… Mais je ne crois pas qu’il soit de bon augure qu’on veuille m’éloigner des miens.
— Parce que vous entreteniez encore quelque espoir quant à votre sort ? Vous pensez vraiment que le roi de fer laissera vivre le maître souverain de l’Ordre dont il a tant désiré la destruction ?
— Nemo est qui semper vivat et qui hujus rei habeat fiduciam melior est canis vivens leone mortuo[5].
— Un homme comme vous, qui a séjourné si longtemps en Orient, devrait pouvoir livrer cette phrase dans son hébreu originel, persifla Andreas que l’abondance de citations latines agaçait. Mais je ne vous savais pas si humble, magister, qui vous comparez à un chien…
— C’est pourtant ainsi que l’on me traite ici. Seul le pape, à présent, peut me sauver, lui qui nous a d’abord trahis.
— Malheureusement – pour vous en tout cas, car pour moi, cela ne change pas grand-chose – nous ne sommes plus au temps de Boniface VIII, qui vous aimait tant, et Clément V est trop soumis au Capétien pour oser s’opposer à lui.
— Je ne plierai pas pour autant.
— Sauf votre respect, il me semble que vous avez déjà plié, en 1307.
— Plié ? Je suppose, cher ami, que vous n’êtes jamais passé à la question d’un inquisiteur…
Andreas s’inclina.
— Certes. Il paraît que Guillaume Humbert n’est pas homme de grande tendresse.
— Monsieur est adepte de la litote ! Le Grand Inquisiteur de France ne recule devant rien, pas même devant la perspective de torturer une pauvre femme avant de l’envoyer au bûcher.
— Si vous faites référence à Marguerite Porete, je ne la qualifierai pas, moi, de pauvre femme, mais plutôt de mystique illuminée, dans le mauvais sens du terme. Toutefois, en effet, cela ne justifiait pas qu’on la brûlât. Il faut à l’Église de savantes pirouettes et de vicieux sophismes pour trouver un lien entre le message d’amour du Christ et la crémation d’une femme…
— Humbert n’est pas l’Église, monsieur ! Humbert est un monstre, plus fanatique que les hérétiques qu’il prétend juger. Ses méthodes sont telles qu’un aveugle jurerait avoir recouvré la vue pour mettre un terme à son supplice.
— Voulez-vous dire que vos frères et vous n’êtes ni sodomites ni adorateurs de Satan ? ironisa Andreas.
— Jugé par Ponce Pilate, Jésus n’a-t-il pas essuyé lui aussi de multiples faux témoignages, sans essayer de se justifier ? Christ fut accusé de blasphème et condamné à mort alors qu’il avait, comme nous l’avons toujours fait au Temple, voué sa vie à Dieu.
— Je sais que votre barbe est splendide, mais tout de même, après vous être comparé à un chien, seriez-vous maintenant en train de vous comparer à Jésus de Nazareth ?
— Je dis simplement qu’il n’était pas plus parjure que nous ne sommes sodomites…
— Oh ! vous savez, moi, je ne vois pas la sodomie comme un acte diabolique. Il m’arrive même de la recommander aux dames qui veulent se prémunir contre l’enfantement, et, pour ma part, je préfère grandement deux hommes qui s’enculent à deux qui s’entretuent. Si j’avais dû faire, moi, le procès de votre Ordre, c’est bien tout le sang qu’il a sur les mains que je lui aurais reproché, et non pas ses mœurs supposées. Nous vivons une drôle d’époque où l’on sanctifie celui qui égorge allègrement les infidèles et où l’on brûle celui qui pédique.
Dans la vitre, et à sa grande surprise, Andreas vit que le vieux templier esquissait quelque chose comme un sourire, quand il s’était attendu à le voir choqué par ces propos licencieux. L’homme, sans doute, en avait entendu de pires. Après tout, c’était un soldat. Et sans doute le drame qu’il vivait à présent lui avait donné sur le monde et la bienséance un peu de recul et d’ironie. L’Apothicaire, malgré lui, commença à trouver son interlocuteur moins antipathique.
— Dites-moi, Molay, éprouvez-vous, aujourd’hui, quelque regret ?
— Vous sentez-vous une âme de confesseur, monsieur l’apothicaire ?
— C’est que l’humain ne me fascine jamais autant que dans ses blessures. La grandeur des hommes ne m’intéresse pas beaucoup, mais ses faiblesses profondément.
— Parce qu’elles vous rassurent ?
— Parce qu’elles me touchent bien davantage. Alors, dites-moi, éprouvez-vous, maintenant que le pape et le roi vous ont sali, trahi, abandonné, quelque regret ?
— Jà. Je regrette, mais pour la survie de mes frères seulement, d’avoir refusé que mon ordre fût réuni à celui de l’Hôpital. Si j’avais accepté cette demande du pape, Philippe le Bel n’aurait sans doute pas pu obtenir notre dissolution.
— Péché d’orgueil ?
— Indiscutablement, avoua le vieux templier.
— Ma foi, les orgueilleux ont ceci de sympathique qu’ils ont, de fait, une absence totale de jalousie.
De nouveau, le vieil homme sembla goûter l’esprit de son voisin.
— Mais ce que je regrette pour moi-même, c’est d’avoir cru que la richesse, celle-là même que je cherchais pour les miens, pouvait nous préserver du malheur.
— Péché d’avarice…
— Mammon a des attraits qui font succomber les plus sages, s’excusa Molay.
— Pour ce péché-là j’ai moins de tendresse, confia Andreas. Sans doute parce que c’est celui auquel je cède le plus largement.
— Vous aimez l’argent ?
— Non. La connaissance. Et pour acquérir cette richesse-là, je le confesse, je suis prêt à bien des vilenies.