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Le lendemain, profitant que ses parents étaient accaparés par les préparatifs pour la foire de Montpellier, Aalis avait réussi à s’absenter de nouveau pour aller visiter son ami Zacharias. Les occasions se faisaient de plus en plus rares, et avec le froid de l’hiver, elle n’aimait pas laisser le vieil homme seul trop longtemps.
Quand elle arriva près de la capitelle, elle vit qu’aucune fumée ne sortait de la petite cheminée et elle poussa un soupir, certaine que Zacharias s’était encore endormi sans rallumer son feu, comme cela lui arrivait de plus en plus souvent. Mais quand elle vit que la porte de la bâtisse avait été enfoncée, de mauvais souvenirs lui étreignirent l’estomac et elle sentit même s’affoler les battements de son cœur.
— Zacharias ! appela-t-elle en se précipitant à l’intérieur.
Aussitôt entrée, elle comprit, avec effroi, que l’heure qu’elle redoutait tant était arrivée.
Le vieil homme était étendu au milieu de la capitelle, et la position insolite de son corps ne laissait, hélas ! aucun doute : cette fois, il ne dormait pas. Il était mort.
Aalis, sentant ses forces lui échapper, s’effondra sur les genoux dans l’encadrement de la porte et éclata en sanglots. La douleur qui lui enserra alors la poitrine fut, de beaucoup, la plus grande et la plus violente de sa jeune vie. Sa gorge se noua si fort qu’elle crut qu’elle-même allait livrer son dernier souffle.
Elle resta un long temps immobile, perdue, transie, pleurant toutes les larmes de son petit corps, et les images qui assaillirent son esprit furent celles du sourire de Zacharias, de son regard si bleu et si tendre, et elle sut que si son cœur semblait vouloir ainsi les retenir, c’était qu’il avait déjà compris, lui, que plus jamais elle ne reverrait l’un et l’autre. Et sur l’heure elle éprouva le plus profond sentiment de solitude et d’abandon.
Ce fut après avoir versé bien des larmes que ses grands yeux verts, soudain, purent s’éclaircir un peu et embrasser tout entier le malheureux spectacle qu’offrait la capitelle, et alors seulement elle vit que l’homme n’avait pas succombé par la morsure du froid.
L’intérieur de la bâtisse était devant derrière : meubles renversés, fracassés, paille dispersée, et plus aucun objet n’était à sa place. Quant à Zacharias… Eh bien, Zacharias avait le visage tuméfié et couvert de sang. On l’avait frappé, et beaucoup, et fort, et jusqu’à la mort.
La tristesse de la jeune fille se mua soudain en un sentiment de rage et d’injustice, mais d’incompréhension, aussi. Qui pouvait avoir eu ainsi la cruauté de frapper un vieil homme inoffensif ? Était-ce parce qu’il était juif ?
Oui, sans nul doute.
Celui ou ceux qui l’avaient assassiné étaient probablement des habitants de Béziers, des lâches, des plus infâmes, des plus monstrueux, et, à cette pensée, la haine qu’Aalis nourrissait déjà à l’égard de sa propre ville n’en fut que décuplée. Impuissante, elle laissa un cri strident de colère s’échapper de sa poitrine, et ce cri résonna entre les murs de pierres sèches, puis s’éteignit d’un coup, comme s’était éteinte, sans doute, la flamme qui, la veille encore, avait brûlé dans les yeux de son seul ami.
Les membres tout tremblants, les yeux embués, elle se mit à avancer à quatre pattes vers le corps sans vie de Zacharias. Avec des gestes maladroits, mal assurés, elle lui toucha l’épaule, la joue, le front, puis elle se laissa retomber sur sa poitrine et l’enlaça, comme elle n’avait jamais osé le faire de son vivant. Mais le cadavre du vieil homme était glacial et dur comme la pierre, et elle ne trouva dans cette étreinte morbide nul réconfort, nul soulagement. Alors elle se redressa, puis, frénétiquement, elle se mit à fouiller la petite pièce.
Séchant ses joues d’un revers de manche, elle retourna un à un les meubles et les bibelots, ses mains grattèrent la terre gelée, soulevèrent, tirèrent, poussèrent, et enfin, derrière une étoffe vulgaire, la jeune fille trouva ce qu’elle cherchait.
Le psantêr, nappé d’un peu de paille et de terre rouge, avait le fond de sa table d’harmonie fêlé. De longues échardes effilées sortaient de l’entaille, comme de la souche d’un arbre que la foudre a brisé.
Aalis serra l’instrument contre elle et ferma les yeux un instant. Puis, sans le regarder, elle adressa au vieux Juif ces dernières paroles : « Je tiendrai ma promesse, Zacharias. »