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— Maître ! Maître ! s’écria l’un des ouvriers de Maurin Nouet en entrant dans la boutique avec un air affolé. Les draps de Bruxelles, ils ont disparu !
De tous les draps que l’on fabriquait chez les Nouet, les plus beaux, et les plus rares, étaient ceux que l’on confectionnait à partir d’étoffe que l’on faisait venir de Bruxelles, et que l’on vendait, une fois l’an, et fort chers, à la foire de Montpellier, où s’approvisionnait la grande noblesse occitane. Or, cette foire, justement, allait avoir lieu le surlendemain et l’on préparait déjà la marchandise.
— Comment ?
— Tous les beaux draps ! Ils ont disparu, maître ! Comme je vous le dis ! Disparu !
Maurin bouscula son ouvrier sans ambages pour aller dans la réserve vérifier par lui-même, et de fait il put constater que l’une des armoires avait été forcée et qu’une étagère entière manquait.
Le drapier resta un instant comme statufié, la mâchoire tombante et le regard vide. Puis, avec la colère d’Achille reprenant les armes pour affronter Hector, il sortit de sa boutique sans même prendre son manteau et se précipita dans la rue en répétant « Charogne ! La charogne » !
Courant presque, Maurin traversa Béziers dans la pénombre du soir, passa la porte Saint-Jacques, puis l’Orb, et suivit le chemin qu’il avait emprunté le mois précédent et qui, comme on le sait, menait à la capitelle de Zacharias Buljan.
D’un coup de pied il enfonça, et pour la deuxième fois, la porte branlante.
— Où sont mes draps ? hurla-t-il en se jetant sur le vieil homme et en le prenant au col. Où sont mes draps, vilain Juif ?
Mais le pauvre vieux ne lui retourna que des marmonnements confus et un regard terrifié. Maurin le poussa vigoureusement en arrière et se mit à retourner avec rage tout l’intérieur de la petite bâtisse. Les quelques meubles que gardait le vieillard tombèrent, volèrent, se fracassèrent, la paille tournoya, tel objet termina dans la cheminée avec une nuée d’étincelles, tel autre dans la neige au dehors, et le drapier, grognant, fouilla longtemps encore sans trouver ce qu’il cherchait. Quand il comprit que les draps n’étaient pas là, les yeux injectés de sang, il dévisagea Zacharias, qui s’était recroquevillé dans un coin, puis il sortit de la capitelle, les poings serrés et le corps tout tremblant de colère.
Mais alors qu’il allait retourner vers Béziers, sur le pas de la porte, il aperçut du coin de l’œil des traces de pas dans la neige qui disparaissaient derrière l’édifice. Il fronça les sourcils, puis entreprit de suivre cette piste et s’enfonça de quelques enjambées dans la blanche garrigue. Là, caché derrière un talus, il trouva un coffre en bois qu’il ouvrit d’un seul coup de talon.
À l’intérieur, tachetés de petits flocons, étaient empilés ses beaux draps en étoffe de Bruxelles.