27
À l’occasion du mercredi des Cendres, la boutique de ses parents étant fermée, Aalis trouva, en fin de matinée, dans le désordre causé par toute cette émulation, le loisir de partir en cachette pour revoir Zacharias à l’extérieur des remparts de Béziers.
Après dix jours de punition où elle n’avait plus eu le droit de sortir de la maison, tout juste du chai, ses rapports avec ses parents s’étaient quelque peu améliorés, en apparence tout au moins. Au fond d’elle, la jeune fille nourrissait toutefois une rancœur grandissante à leur endroit, mais elle faisait mine d’avoir compris la leçon, ce qui, petit à petit, lui avait donné la seule chose qu’elle voulait vraiment : un peu plus de liberté. Catherine et Maurin Nouet se montraient moins méfiants.
Il y avait toujours autant de neige dans la région de Béziers, bien plus qu’on n’en avait vu depuis fort longtemps. Sous ce grand drap de blancheur, les maisons se confondaient les unes avec les autres, les terrasses avec la chaussée et les arbres avec la pierre ; on n’eût su dire quel objet cachait tel monticule immaculé, quelle plante tel autre, et les escaliers de la ville ressemblaient à de longues rampes lisses.
Profitant que toute la ville était occupée à préparer les célébrations du soir sur le parvis de l’église de la Madeleine, emmitouflée dans son manteau de laine, Aalis traversa le bourg par le sud. Mais au coin d’une rue, alors qu’elle n’était plus qu’à quelques pas de la porte Saint-Jacques, soudain, elle sentit une main l’attraper par l’épaule.
La jeune fille poussa un cri de surprise, mais avant qu’elle n’ait eu le temps de se défendre, elle se retrouva plaquée contre le mur, et le visage de François apparut devant elle, ses yeux bleus grands ouverts.
— Qu’est-ce que tu fais ? cria-t-elle alors que le garçon, la maintenant par les poignets, se pressait contre son corps.
— Tu n’es pas venue hier soir à Carnaval, Aalis. J’aurais bien aimé t’y retrouver. Tu as raté quelque chose.
— Laisse-moi !
Le sourire étrange qui se dessina sur la figure rouge du fils du prévôt ne préludait rien de bon. Il avait bu, et il ne semblait plus tout à fait maître de lui-même.
— Allons, Aalis, ne fais pas ta petite sauvage. Je sais que tu me désires…
— Laisse-moi ! répéta-t-elle en se débattant.
Mais François avait plus de force que notre jeune fille et ne la laissa point s’échapper. Il la colla plus violemment encore contre le mur, si fort même que la tête d’Aalis heurta la paroi.
Elle poussa un cri de douleur et, sonnée, ferma les yeux un instant. Le garçon en profita pour l’embrasser à pleine bouche. Aalis tourna la tête pour échapper à ce baiser forcé. Il descendit alors vers son cou et lui lécha la peau en poussant un râle libidineux, puis, la bloquant de toute la pression de sa grande anatomie, il relâcha l’un de ses poignets et enfouit une main sous le manteau de la jeune fille. Quand ses doigts trouvèrent la courbe d’un sein, ils le pressèrent avec frénésie, jusqu’à lui faire mal.
Dans un ultime réflexe de protection, Aalis lui envoya un puissant coup de genou judicieusement placé. François, abandonnant immédiatement sa prise, mugit et, blafard, s’écroula sur le sol en se tenant l’entrejambe.
Sans hésiter, la jeune fille se mit à courir, toute tremblante, ses pieds luttant contre la lourdeur de la neige. Des larmes coulaient sur ses joues quand elle franchit la porte Saint-Jacques, et le trajet jusqu’à la capitelle lui parut irréel, comme coupé de courts moments d’absence. La blanche garrigue défilait autour d’elle comme autant de tableaux aux contours incertains. Son cœur battait à lui rompre la poitrine et sa gorge lui brûlait ; la neige lui fouettait le visage.
Quand elle fut enfin arrivée devant la petite bâtisse, elle s’immobilisa, appuyée contre le mur de pierres sèches, et attendit de reprendre son souffle.
— Aalis ? C’est toi ? appela la voix du vieux Juif à l’intérieur. Entre !
La jeune fille essuya les larmes sur son visage, prit une profonde inspiration et poussa la porte que le vieil homme avait péniblement réparée, le mois précédent, après la violente intrusion de Maurin Nouet.
— Aalis, tout va bien ?
L’intérieur de la capitelle était plus froid et plus obscur encore que les dernières fois qu’elle l’avait visitée.
— Ça peut aller, Zacharias.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Rien, rien, mentit la jeune fille.
— Allons, montre-moi s’il te plaît ce sourire qui te sied si bien et qui te fait ces deux charmantes fossettes au bord des lèvres.
Aalis s’exécuta et, de fait, ses petites joues rougies par le froid se creusèrent harmonieusement.
— Comment vous sentez-vous, Zacharias ? demanda-t-elle pour détourner l’inquiétude de son ami.
— Eh ! Comme un vieil homme, mon enfant ! Mais je suis content de te voir ! Cela n’arrive plus très souvent…
— C’est à cause de mes parents.
— Ce n’était pas un reproche. Assieds-toi un instant avec moi.
Aalis prit place à côté de lui, près de la cheminée où brûlaient péniblement les dernières flammes d’un trop petit feu.
Le vieux Buljan eut beau lui offrir son plus généreux sourire, Aalis vit bien que son état s’était beaucoup dégradé. Le froid et le manque de nourriture, sans doute, affaiblissaient le vieil homme chaque semaine un peu plus et il y avait dans son regard une résignation que la petite n’aimait pas reconnaître.
— Je vous ai apporté à manger, dit-elle en sortant le paquet qu’elle avait caché dans sa poche, mais les petites galettes étaient en miettes ; elles avaient été écrasées lors de la rixe avec François. Il faut que vous preniez des forces.
— Tu es si bonne, ma fille. Je suis bien fatigué et ta présence me réchauffe le cœur. J’aurais tellement aimé avoir mon fils Nissim auprès de moi en cet instant…
— Après l’hiver, Zacharias. Vous irez le voir après l’hiver.
Le vieil homme lui adressa un sourire mélancolique.
— Je ne crois pas que je tiendrai jusque-là, tu sais.
— Si ! Et vous aurez même la force de revenir ici quand vous l’aurez vu, à moins que vous ne décidiez de rester avec lui, et alors, ce sera moi qui aurai de la peine de ne plus vous voir.
— Que Dieu t’entende, mon enfant. Mais j’aimerais que tu me fasses une promesse, tu veux bien ?
— Tout ce qui vous plaira !
— Si je meurs avant d’avoir revu mon fils, Aalis, j’aimerais que tu le trouves, toi, et que tu lui donnes mon psantêr. Il lui revient de droit. Et ainsi il saura que tu étais mon amie.
— Vous le lui donnerez vous-même, Zacharias.
— Oui, oui. Mais promets-moi tout de même. Promets-moi.
— Je vous promets, affirma la jeune fille à contrecœur.
Mais au fond d’elle, elle refusait d’envisager que la chose puisse se passer ainsi. S’il était un seul être qu’Aalis ne voulait pas perdre, c’était bien celui-là, qui la regardait comme nul autre, l’écoutait et l’aimait comme aucun, lui racontait de si belles histoires et lui offrait de si profondes paroles que celles-ci lui faisaient oublier son malheur, et qui portait dans toute sa personne assez de bonté pour qu’elle pût croire encore que la chose existait dans ce monde.