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Le lecteur nous pardonnera à présent si, pour le bénéfice de la narration, nous choisissons d’accélérer – mais un instant seulement – notre relation des faits, et brossons en quelques pages ce qu’il advint pendant les quarante-cinq jours qui suivirent ce qui vient de lui être rapporté.
Pendant tout ce temps, maître Saint-Loup, en proie à cette inextinguible perplexité, continua en lui-même de chercher à expliquer les deux mystères survenus dans sa demeure. En vain. Aucun raisonnement ne vint à bout de ses vicissitudes.
Un jour il alla même visiter l’atelier du peintre Honoré, qui lui avait offert ce tableau devenu aujourd’hui l’objet de ses tourments, mais celui-ci ne put lui donner la moindre explication, car celui de ses disciples qui avait exécuté le portrait avait quitté le pays pour rejoindre à Florence un maître italien fort réputé. Honoré, toutefois, dut reconnaître que la chose était étrange et affirma qu’il n’avait pas souvenir d’avoir vu le tableau sortir ainsi de son atelier.
Andreas lutta contre l’envie de décrocher cette peinture qui, dans la salle à manger, rappelait chaque jour à son souvenir l’insulte qu’elle faisait à la raison, et décida pareillement de ne point utiliser la pièce vide tant qu’il ne serait pas en mesure de résoudre l’énigme de sa vacuité.
Lambert et Marguerite comprirent fort vite que le sujet troublait leur maître et se gardèrent bien de l’évoquer, mais l’on peut supposer que, le soir, dans l’intimité, le vieux couple lui aussi se posait moult questions, au moins au sujet de cette pièce qu’eux-mêmes avaient oubliée.
Comme le lecteur l’aura compris, Andreas prit donc à son service le jeune Robin Meissonnier, lequel, malgré quelques problèmes de concentration, se révéla un excellent apprenti, moins rapide que Jehan, certes, car moins érudit, mais beaucoup plus inventif, ce dont l’Apothicaire ne s’était pas encore plaint.
Le maître commença la première semaine par lui enseigner, tout en travaillant, les vertus des nombreux ingrédients que comportait sa boutique ; mais il lui montra aussi comment ranger ceux-ci à leur place, vérifier qu’aucun ne venait à manquer et assurer leur bonne conservation.
Une fois ces premières bases assimilées – même s’il faudrait encore de nombreuses années au jeune homme pour posséder vraiment une connaissance solide de toute la pharmacopée, et surtout des plantes orientales – Andreas lui apprit ensuite à utiliser convenablement les outils propres aux apothicaires, les pilons, les mortiers, l’alambic, puis il lui inculqua les différentes techniques de préparation, la lotion, la coction, la distillation, le bain-marie, la filtration goutte à goutte, et les modes d’administration, les cataplasmes, les pulvérisations, les emplâtres, les clystères, les collyres, les juleps, les poudres, les baumes, les onguents, les loochs, les électuaires, et bien d’autres encore que notre plaisir de l’énumération nous pousserait à rapporter s’il n’était plus important, à ce moment, de faire avancer le récit.
Le soir, le jeune Robin travaillait à mémoriser l’antidotaire Nicolas, dans cette secrète version annotée qu’Andreas conservait au laboratoire et qui n’était pas tout à fait celle des maîtres du métier. La tâche était plus difficile pour ce fils de paysan qui, n’ayant pas fait d’études à la faculté des arts mais seulement appris à lire auprès d’un curé, n’avait pas les mêmes facilités qu’un apprenti ordinaire. Le jeune homme, soucieux de bien faire, s’efforça toutefois de parcourir aussi les textes d’Hippocrate, de Galien et d’Avicenne, et il parut qu’il en tirait même un certain plaisir.
Après un mois, Robin était non seulement capable d’assister Andreas dans la tenue de sa boutique mais aussi de préparer, et tout seul, plusieurs drogues et onguents, bien que, lunaire, il lui arrivât encore parfois d’oublier tel ou tel ingrédient, comme il avait oublié, le soir de leur rencontre, quel vin Andreas lui avait commandé à La Mule. C’était un garçon silencieux, taciturne, patient, assez en tout cas pour ne contrarier que très rarement ce vieil ours d’apothicaire. De même, le jeune rouquin avait vite séduit Lambert et Marguerite, qui le traitaient sinon comme un fils, au moins comme un parent.
Ainsi, un soir de février, alors que les quatre occupants de la maison tentaient de se réchauffer près de la cheminée, Andreas eut l’occasion de mesurer les progrès rapides effectués par le jeune homme et de se réjouir, ainsi, du choix osé qu’il avait fait en prenant pour apprenti un garçon qui n’était pourtant pas destiné à l’être, ni par l’âge ni par l’instruction.
Marguerite était en train de raconter à son mari comment la fille de la cousine de la sœur d’une amie, qui vivait sur la rive gauche, agonisait sur sa couche après avoir donné naissance à deux magnifiques jumeaux. Magnifiques par le poids, tout au moins.
— Enfanter en février est un vrai malheur ! assura la vieille chambrière tout en reprisant le manteau de son époux.
— Enfanter tout court est un vrai malheur, répliqua Andreas, de l’autre côté de la pièce. La douleur, toutefois, est peut-être une juste punition pour ces mères inconscientes qui osent encore mettre bas dans un monde aussi désespérant que le nôtre.
La vieille femme secoua la tête.
— Vous feriez mieux de nous raconter comment aider cette pauvre femme, plutôt que de dire des sottises, maître !
— Il eût plutôt fallu lui enseigner les vertus de la contraception, railla l’Apothicaire. Le concubinus masculinus, par exemple, est un procédé fort efficace, mais peu amusant pour la femme, j’en conviens. L’amplexus reservatus, quant à lui, l’est peu pour l’homme, encore qu’il soit en Asie – paraît-il – le signe d’un extrême raffinement. La continence périodique me paraît hasardeuse, et ne parlons pas des substances ridicules que les herboristes vendent à prix fort sous le manteau et qui sont à peu près aussi efficaces que cautère sur jambe de bois ! Non, ma préférence va au coitus interruptus, lequel permet en outre de recueillir, une fois l’affaire terminée, la semence masculine, dont chacun sait qu’elle fait un onguent admirable pour les femmes qui veulent rester jeunes de peau. Mais je dois avouer qu’à long terme, cette pratique peut entraîner chez l’homme une douleur testiculaire des plus contraignantes…
Lambert et Marguerite ne purent retenir un rire franc, mais Robin, lui, sembla n’avoir pas tout compris de l’humour de son maître, ni même être certain qu’il s’agissait bien d’humour.
— Allons, plus sérieusement, vous ne pourriez pas me conseiller un remède efficace pour cette femme ? insista la chambrière.
Andreas, saisissant l’occasion, se tourna vers son nouvel apprenti.
— Robin, peux-tu nous dire s’il y a dans l’antidotaire un remède qui te semblerait convenir à la fille de la cousine de la sœur d’une amie de Marguerite, qui ne se remet pas après l’enfantement ?
Le jeune homme, pris de court, réfléchit un long moment. Les craquements du bois dans l’âtre semblèrent alors mesurer le temps, ou l’allonger peut-être.
— Antidotum hemagogum ? proposa timidement le garçon.
Andreas sourit.
— Pour provoquer le flux menstruel ? Oui. C’est une solution. Ce n’est pas la meilleure, et il faudrait un diagnostic plus poussé, mais soit, admettons. Après tout, nous ne cherchons pas à faire de toi un médecin, mais bien un pharmacien. Peux-tu me dire alors comment l’on fabrique cet antidote ?
— Il faut de l’asaret, mais en très faible quantité, car la plante est vénéneuse. De l’acorus d’Orient. Une drachme de jus de fenouil et deux d’anis. Une plante aristoloche…
— Pourquoi l’appelle-t-on ainsi ? le coupa Andreas d’un ton professoral.
— Je ne sais pas, maître.
— En grec, aristos signifie « meilleur », et locheia « enfantement ». Les vertus des plantes aristoloches se valent avant et après l’accouchement. Tu comprends maintenant pourquoi je voudrais que tu apprennes le grec et le latin ?
— Je n’aurai jamais le temps, soupira Robin.
— Tu as huit années devant toi. Quoi d’autre ?
— Trois… non, deux drachmes d’armoise.
— Laquelle est utilisée dans quels autres cas ?
— Pour soulager les douleurs de l’intestin et pour lutter contre les accès de danse de Saint-Guy qui attaquent certains enfants.
— Bien. Continue.
— Une drachme de grande centaurée et une d’hellébore noire.
Andreas hocha la tête en signe d’assentiment.
— Quels sont les autres noms de cette plante ?
— La rose de Noël ou l’herbe aux fous.
— Entre autres. On l’appelle aussi le pied de griffon, la patte d’ours ou la rose de serpent. Ensuite ?
— Une drachme et demie de feuilles de laurier, une de réglisse et une de pivoine. Une drachme de semence de rue et une autre de jus de genévrier sabine.
Robin ferma alors les yeux, cherchant péniblement la fin de la recette dans les tréfonds de sa mémoire.
— Alors ? le pressa Andreas.
— Enfin… Enfin il faut deux drachmes de girofle, une de câpre et une autre de cumin !
Il rouvrit les yeux et adressa un regard inquiet à son maître. L’Apothicaire le toisa longuement, sans qu’on pût lire sur son visage s’il était satisfait ou non par son élève.
— Es-tu sûr de n’avoir rien oublié, Robin ? demanda-t-il finalement.
— Je… Je ne sais pas. Ai-je oublié quelque chose ?
— Je ne te demande pas de me demander à moi ce que tu aurais oublié, je te demande si tu as le sentiment, toi, de n’avoir rien oublié.
— Je ne sais pas, maître.
— Un bon apothicaire doit sentir cela, Robin. Il doit sentir que son œuvre est achevée. La mémoire ne suffit pas, vois-tu. Il faut aussi comprendre le remède que l’on fabrique, suffisamment pour être certain qu’il est parfait quand on l’a terminé. Tu dois apprendre à reconnaître ce sentiment, celui du travail accompli. Ainsi, je te le demande une troisième fois, Robin, as-tu le sentiment que ta recette est complète ?
Les joues du jeune homme s’empourprèrent.
— Je ne sais pas. Que vous me posiez la question m’en fait douter. Mais je me dis que vous me la posez peut-être volontairement, justement, pour me faire douter, dans le but d’illustrer votre propos sur l’importance de ce sentiment d’achèvement. Alors peut-être n’ai-je en réalité rien oublié.
— C’est audacieux que de vouloir raisonner en essayant de deviner mes intentions, et en l’occurrence c’est déplacé. Je n’attends pas de toi que tu analyses mes méthodes d’enseignement, mais bien que tu maîtrises ton propre savoir.
— Je comprends. Je crois que je ne suis pas encore assez sûr de moi, maître.
— En effet, répondit Andreas d’un air déçu. Si tu veux un jour devenir apothicaire, tu vas devoir maîtriser parfaitement les trois étapes de la pharmacie : l’élection, la préparation et la mixtion. L’élection consiste à choisir les drogues simples dont on fait les remèdes, et tu devrais pouvoir le faire toi-même, sans l’aide de l’antidotaire, en fonction de leur origine, du climat, du voisinage, du temps, de la substance, de l’odeur, du goût et, bien sûr, de leur vertu. La préparation, comme tu le sais, consiste à laver les ingrédients, les monder, les sécher ou les humecter, les faire macérer ou digérer, puis les faire cuire. La mixtion, enfin, consiste à les mélanger et les unir ensemble pour en faire des compositions. Ces trois étapes, qui sont aussi celles d’un discours bien ordonné, tu dois les ressentir, les accomplir comme si elles étaient innées, naturelles, évidentes. Et, dans ce processus, il n’y a pas de place pour le doute.
— Ai-je oublié quelque chose ? demanda de nouveau Robin, penaud.
Mais plutôt que de répondre, l’Apothicaire se leva et commença à ranger les affaires qui traînaient sur la grande table. Rapidement Lambert et Marguerite l’imitèrent. Ensemble, ils accomplirent en silence les tâches nécessaires à la fermeture de l’officine et du laboratoire.
— Il est grand temps d’aller dormir, maintenant, ordonna le maître des lieux, et tous gravirent le petit escalier qui menait aux deux chambres, passant sans s’arrêter devant la pièce vide à mi-étage.
Arrivé en haut des marches, Andreas attrapa Robin par l’épaule avant que celui-ci n’entre dans la chambre des deux valets.
— Tu as oublié le miel, Robin. Sans miel, tu ne trouveras aucune femme pour avaler cette drogue, mon garçon. Mais j’oubliais que tu ne connais pas encore grand’chose aux femmes… Bonne nuit, jeune homme.