10
Malgré le froid, il y avait devant l’église de l’hôpital Sainte-Catherine – qui était à l’angle méridional formé par les rues Saint-Denis et des Lombards, et où se tenaient toutes les cérémonies officielles de la confrérie des apothicaires – il y avait, disons-nous, un remarquable attroupement. À cette vue, Andreas poussa un soupir las. D’un seul coup d’œil, il avait reconnu la plupart des visages qui s’étaient tournés comme il approchait avec Jehan. Les apothicaires des environs – et ils étaient nombreux – leurs apprentis, leurs compagnons, leurs valets et même le censier de Bourg-l’Abbé. Tous étaient venus, la plupart de mauvais gré sans doute, car la renommée d’Andreas Saint-Loup était telle qu’on se dût d’assister au rituel de maîtrise de son apprenti. Il lui sembla même distinguer un sergent de ville.
— C’est ton heure de gloire, Jehan, murmura l’Apothicaire en se penchant vers son élève. Profites-en.
Le jeune homme se tourna vers lui.
— Eh bien ! On dirait que cela vous réjouit, dit-il avec ironie.
— Tu connais mon amour pour les mondanités. Tu as devant toi l’une des plus belles démonstrations de l’hypocrisie humaine. Aucun des hommes que tu vois ne veut ton bien, tous passeront leur vie à te jalouser et à espérer ton malheur. C’est sans doute la dernière chose que je peux t’apprendre, Jehan : les hommes sont égoïstes. Toujours. Tous.
— Vraiment ? Tous ? Et donc, même vous ? demanda le jeune homme, provocateur.
L’Apothicaire haussa un sourcil.
— Moi plus que personne, mon garçon ! Serais-je aussi fâché de te voir partir si je pensais à autre chose qu’à mon propre intérêt ?
L’apprenti ne put retenir un petit ricanement.
— Ainsi donc vous reconnaissez être fâché ? Je crois, moi, que vous êtes heureux pour moi, mais que vous ne voulez pas l’avouer.
— Détrompe-toi. Je te souhaite tout le malheur du monde. Si tu étais capable de réfléchir un peu, tu saurais que, fondamentalement, il n’y a rien de plus triste que de mourir heureux.
Jehan secoua la tête et s’avança vers la foule qui les attendait.
Les hommes et les femmes qui étaient assemblés là s’écartèrent sur leur passage, formant comme une haie d’honneur qui guida les deux hommes vers le maître de métier, debout devant le portail de l’église, où était sculptée une magnifique sainte Catherine.
Maître Malingrey était le doyen des apothicaires du quartier de Bourg-l’Abbé et celui qui, avant l’arrivée d’Andreas, y avait joui de la meilleure réputation. C’était un homme grave, cérémonieux, sans doute l’un des plus âgés de la profession. Petit et rond, il avait d’épais cheveux blancs coiffés à la romaine mais ne portait pas, contrairement à ses confrères, la longue et lourde cape bleue. En effet, ayant été nommé parmi les six gardes parisiens du métier d’apothicaire, tels les juges et les consuls des villes municipales, il portait la robe de drap noir, bordée de velours, à collet et à manches pendantes.
Jehan vint se placer devant lui et lui adressa un salut révérencieux avant de sortir de sa bourse un petit pot qui contenait son « chef-d’œuvre » : un onguent, à la confection particulièrement complexe, et qui contenait du camphre, de l’amidon, de la citrine et du marbre blanc passés au mortier, et d’autres ingrédients encore qui, malheureusement, ont échappé à notre mémoire.
Le maître prit le baume et l’inspecta longuement d’un air circonspect, le renifla et en caressa la surface du bout de son auriculaire avant de refermer négligemment le pot.
— C’est là votre chef-d’œuvre ? demanda-t-il en haussant un sourcil. Un onguent citrin ? La chose est détaillée en profondeur dans l’antidotaire Nicolas. Votre manque d’inventivité, jeune homme, est étonnant de la part de l’élève d’un maître aussi renommé que M. Saint-Loup.
En retrait, Andreas n’avait pas bougé. Impassible, il regardait la scène comme si elle lui eût été totalement indifférente.
Jehan baissa les yeux.
— C’est que… Ce n’est pas tout à fait le même onguent que celui de l’antidotaire, maître. J’y ai apporté quelques petites modifications.
Malingrey fit un sourire moqueur.
— Auriez-vous l’orgueil de vouloir faire mieux que Nicolas ?
— Ne venez-vous pas de me dire que vous attendiez un peu d’inventivité ? risqua le jeune homme en espérant ne pas paraître trop impertinent.
— Certes. Mais encore faudrait-il que les vertus de votre chef-d’œuvre soient avérées, et il eût fallu pour cela nous l’apporter plus tôt…
Le maître de métier hésita, puis posa un regard circulaire sur l’auditoire silencieux.
— Talmon ! lança-t-il à l’un des apothicaires venus assister au rituel. Dites à votre valet d’approcher un peu.
Un murmure courut par toute l’assemblée, puis un vieil homme fit quelques timides pas en avant. Le dos voûté, le crâne dégarni, le pauvre bougre avait la peau aussi abîmée qu’un lépreux, les joues et le front couverts de pustules purulentes, de squames et de plaques rouges.
— Venez ici, mon brave, afin que l’on éprouve, de première main, l’onguent de cet apprenti qui demande la maîtrise.
Le valet, épouvanté, adressa un regard suppliant à son patron derrière lui. Mais celui-ci riait autant que tous les autres.
Malingrey, qui prenait visiblement beaucoup de plaisir à la double humiliation à laquelle il semblait vouloir se livrer, tendit le petit pot à Jehan.
— Tenez, jeune homme. C’est votre onguent, après tout. Je vous laisse le soin d’oindre la peau de ce vilain afin que nous puissions observer le miracle.
Jehan, la figure empourprée, se tourna brièvement vers Andreas dans l’espoir de trouver un peu de réconfort, mais celui-ci ne lui adressa en retour aucune espèce d’encouragement. Dans ses yeux se lisait plutôt une sorte d’amusement qui ramena au souvenir de l’apprenti ses dernières paroles : « Aucun des hommes que tu vois ne veut ton bien. Tous passeront leur vie à te jalouser et à espérer ton malheur. »
Jehan frissonna. Essayant de masquer les tremblements qui avaient gagné ses mains, avec l’hésitation de la peur, il enleva le capuchon, prit une noisette d’onguent et commença à l’étaler sur le visage scrofuleux du vieux valet, avec une grimace de dégoût qui déclencha une cascade de rires alentour.
— L’effet n’est pas immédiat, balbutia l’apprenti en refermant le pot.
— Manifestement, répliqua Malingrey tout sourire.
Les yeux rivés au sol, le valet resta ainsi, penaud, livré aux regards moqueurs de cette cruelle congrégation. L’état de son visage, évidemment, ne changea pas du tout : il resta toujours cet assortiment disgracieux de peaux mortes et de furoncles écarlates.
Quand il estima que la farce avait assez duré, le maître de métier s’approcha de lui d’un air ingénu.
— Alors, vieil homme ? Vous sentez quelque différence ? Car pour nous autres, votre peau semble aussi infectée qu’elle l’était tout à l’heure.
Les lèvres du valet se mirent à remuer, mais il ne parvint à prononcer aucune parole.
— Allons ! Répondez ! Vous sentez quelque bienfait ?
— Eh ben… Je n’sais pas… Oui… Peut-être. Comme qui dirait : ça gratte un peu moins.
De nouveaux éclats de rire s’élevèrent dans la ruelle. Jehan serra les poings. Il enrageait. Il ne lui échappait pas que, à travers lui, c’était Andreas Saint-Loup que Malingrey tentait d’humilier. L’expérience à laquelle le maître de métier venait de le soumettre ne faisait pas partie du rituel. D’ordinaire, on acceptait sans délibérer le chef-d’œuvre de l’apprenti, quand celui-ci avait reçu la caution de son maître. Mais Malingrey, sans doute, avait des comptes à régler avec l’Apothicaire, comme la plupart de ses confrères, d’ailleurs. C’était le prix que devait payer un esprit rebelle quand il avait acquis telle renommée.
Toutefois, l’apprenti ne dit pas un mot. Et plutôt que d’en vouloir à Andreas de lui faire porter le poids de la jalousie des autres maîtres, il préféra éprouver la fierté d’avoir été instruit par le meilleur d’entre eux.
— Bien, reprit Malingrey d’un ton condescendant, disons que cet onguent sera accepté par cette vénérable assemblée comme votre chef-d’œuvre, jeune homme, et finissons-en. Je vous écoute, Jehan.
L’apprenti vint à nouveau se placer devant le maître de métier et commença à réciter le texte qu’il avait déjà appris depuis bien longtemps, comme il avait attendu ce jour avec impatience – impatience dont il se demandait à présent si elle était bien justifiée tant l’épreuve était pénible.
— Maître, j’ai fait et accompli mes six années.
Malingrey se tourna alors vers le coutumier, qui avait pour charge de percevoir les amendes et redevances du métier dans cette partie de la ville.
— Pouvez-vous en témoigner ?
Le coutumier opina du chef.
— Jehan, votre échantillon, s’il vous plaît.
Le maître de métier saisit alors le bâton que le jeune homme lui tendait et l’inspecta pour s’assurer qu’il portait bien six encoches.
— Maître Saint-Loup, attestez-vous de l’authenticité de ces six entailles ?
Andreas, qui ne s’était pas approché, répondit depuis le milieu de la rue.
— Protagoras disait que l’homme est la mesure de toute chose. La vérité n’est jamais que l’aspect sous lequel le monde nous apparaît. Il m’apparaît que ce bâton porte six encoches et que chacune d’elle fut faite lors d’une année d’apprentissage du jeune Jehan. De là à vous dire qu’elles sont authentiques, ce serait renoncer à ce scepticisme que j’ai toujours élevé, pour ma part, au rang de religion.
Tous les regards se tournèrent vers l’Apothicaire et le silence qui suivit fut si long que Jehan crut un instant que la cérémonie n’irait jamais jusqu’à son terme. Il ferma les yeux d’un air abattu, maudissant pour lui-même l’irrévérence pathologique de son mentor.
— Andreas, lâcha finalement Malingrey d’une voix irritée, le rituel exige de vous que vous répondiez simplement par « oui » ou par « non » à cette question…
— Étant entendu que ledit rituel n’exigeait pas que vous tourniez mon apprenti en ridicule, alors qu’il a confectionné un onguent dont la subtilité vous a visiblement échappé, j’estime avoir à mon tour quelque licence dans la formulation de mes réponses, et, partant, celle-ci restera la mienne.
Le maître de métier poussa un soupir las.
— Soit. Nous la prendrons donc pour un « oui ».
Malingrey, les traits tendus, se tourna de nouveau vers le jeune apprenti.
— Puisque tout est en ordre, Jehan, et que maître Saint-Loup a jugé que votre apprentissage était terminé, vous pouvez à présent prêter le serment des apothicaires.
Le jeune homme ne put s’empêcher de penser au sermon qu’Andreas, le matin même, lui avait livré sur les canons de la rhétorique, et en particulier sur la memoria, si chère à Thomas d’Aquin. Au fond de lui-même, cependant, il n’était pas inquiet. Il connaissait parfaitement le texte de son serment. Mais pour la première fois, ces mots si souvent répétés, tels qu’il allait les dire, devaient prendre tout leur sens. Ce ne serait plus un poème ou un exercice qu’on dit sans y penser, mais des phrases habitées d’une promesse qu’il voulait sincère. Il redressa la tête, leva la main droite et planta ses yeux dans ceux du maître de métier.
— Je jure et promets devant Dieu, auteur et créateur de toutes choses, unique en essence et distingué en trois personnes éternellement bienheureuses, que j’observerai de point en point tous les articles de mon serment.
Un silence profond gagna à nouveau les spectateurs, soulignant la solennité de l’instant. Jehan eut l’impression de sentir sur sa nuque la quinzaine de regards, et en particulier celui d’Andreas, mais il ne se laissa pas déconcentrer et continua son serment.
— Premièrement, je jure et promets de vivre et mourir en la foi chrétienne. D’honorer, respecter et faire servir, en tant qu’en moi sera, non seulement aux docteurs médecins qui m’auront instruit en la connaissance des préceptes de la pharmacie, mais aussi à mes précepteurs et maîtres pharmaciens sous lesquels j’aurai appris mon métier. De ne médire d’aucun de mes anciens docteurs, maîtres pharmaciens ou autres qu’ils soient.
La teneur des différents articles trahissait qu’ils avaient été rédigés par des médecins et non par des apothicaires. Les docteurs s’y étaient accordé un rôle bien plus important que celui qu’ils tenaient dans les faits. Deux ans plus tôt, Philippe le Bel avait confirmé le statut des apothicaires à Paris et les avait partiellement débarrassés du joug des médecins, mais cette ordonnance avait surtout eu pour objet de distinguer les pharmaciens des épiciers et de confirmer leur exemption de guet : le métier d’apothicaire faisait en effet partie des rares métiers parisiens où les maîtres étaient affranchis des jours de guet que chacun devait effectuer chaque mois sur les remparts de la ville. Il restait encore – au grand regret d’Andreas Saint-Loup – de nombreuses traces de la domination des docteurs sur la profession.
— De rapporter tout ce qui me sera possible pour l’honneur, la gloire, l’ornement et la majesté de la médecine. De n’enseigner aux idiots et ingrats les secrets et raretés d’icelle. De ne faire rien témérairement sans avis des médecins, ou sous l’espérance de lucre tant seulement. De ne donner aucun médicament, purgation aux malades affligés de quelque maladie que premièrement je n’aie pris conseil de quelque docte médecin.
En disant ces mots, Jehan se demanda s’il serait capable de toujours tenir cette promesse, ayant vu son maître la trahir en de fort nombreuses occasions. L’idée, lui avait un jour affirmé Andreas, était de saisir l’esprit de ce serment plutôt que d’en respecter la lettre…
— De ne découvrir à personne le secret qu’on m’aura commis. De ne toucher aucunement aux parties honteuses et défendues des femmes, que ce ne soit par grande nécessité, c’est-à-dire lorsqu’il sera question d’appliquer dessus quelque remède. De ne donner jamais à boire aucune sorte de poison à personne, et de ne conseiller jamais à aucun d’en donner, non pas même à ses plus grands ennemis. De ne jamais donner à boire aucune potion abortive. De n’essayer jamais de faire sortir du ventre de la mère le fruit, en quelque façon que ce soit, que ce ne soit par avis du médecin.
Là aussi, Jehan se souvint avoir vu Andreas manquer plusieurs fois à cette parole quand une pauvre femme s’était présentée à lui en démontrant son incapacité à garder l’enfant qui lui était promis. Mais lui-même, si un jour il devait se trouver devant pareil dilemme, aurait-il la hardiesse de trahir son serment ?
— De désavouer et fuir comme la peste la façon de pratique scandaleuse et totalement pernicieuse de laquelle se servent aujourd’hui les charlatans, empiriques et souffleurs d’alchimie, à la grande honte des magistrats qui les tolèrent. De donner aide et secours indifféremment à tous ceux qui m’emploieront, et finalement de ne tenir aucune mauvaise et vieille drogue dans ma boutique.
Ces trois derniers points, en revanche, nul doute qu’Andreas les avait toujours respectés avec un zèle qui lui faisait honneur.
— Le Seigneur me bénisse toujours, tant que j’observerai ces choses, termina Jehan, le regard brillant.
Malingrey, impressionné sans doute par l’aisance avec laquelle le jeune homme avait récité son texte et la profondeur qu’il avait semblé lui donner, ne put retenir un sourire bienveillant.
— Nous prenons acte de votre serment, Jehan. Vous devez aussi jurer de ne faire ni fraude ni mensonge, de mettre à jour votre antidotaire selon les corrections des maîtres pharmaciens et des médecins, et de ne servir que des poids reconnus bons par vos visiteurs.
— Je le jure.
— Jehan, j’ai l’honneur, en présence de cette vénérable assemblée et en vertu des pouvoirs qui me sont conférés, de vous affranchir.
Une salve d’applaudissements résonna entre les façades des hautes maisons.
— Vous pouvez désormais exercer librement votre métier de maître apothicaire. Je vous souhaite, au nom de tous ici, la bienvenue dans notre profession. Mes amis, je vous invite à entrer en l’église Sainte-Catherine pour partager le vin en l’honneur de notre nouveau confrère !
Avec force acclamations, maîtres et valets entrèrent dans le lieu saint et se pressèrent autour du jeune apothicaire, qui pour le féliciter, qui pour lui donner une tape amicale sur l’épaule. Bousculé par tant d’enthousiasme, Jehan, tout sourire, chercha des yeux le visage d’Andreas.
Mais il comprit bientôt que celui-ci était parti, et le jeune homme – bien qu’il sût combien il était pénible à son maître de pénétrer dans une église – éprouva dès lors une profonde tristesse.
Le reste de la matinée fut l’occasion d’une belle fête dans une dépendance de l’hôpital, à laquelle ne manquait que Saint-Loup, dont l’absence n’échappa à personne. Il y eut beaucoup de mets avalés et plus de jarres vidées encore. On échangea des nouvelles, on partagea des avis, et on s’amusa beaucoup, même si la perfidie de certains, lovée dans de faux compliments, commença déjà à apparaître au nouvel initié.
Mais notre relation des faits serait incomplète si nous ne révélions pas les deux épisodes qui achevèrent leur dénouement.
D’abord, quand la fête fut finie, le visage du valet de Talmon, que Jehan avait oint, était presque entièrement débarrassé de ses pustules et rougeurs ; mais Malingrey se garda bien de relever le prodige.
Ensuite, comme il quittait les lieux pour aller trouver ses parents à Coulombe (un petit bourg au-delà de la ferme de Nully qui ne manquait pas d’un certain agrément pittoresque), et leur annoncer la merveilleuse nouvelle, Jehan trouva dans son manteau une bourse qui, il en était certain, n’y avait pas été le matin même.
À l’intérieur il découvrit, perplexe, soixante livres, une véritable fortune, suffisamment d’argent en tout cas pour installer sa première boutique à Paris. Du fond de la bourse dépassait aussi une petite note que Jehan, les doigts tremblants, déplia pour la lire. Elle ne comptait qu’une seule phrase, que le jeune homme reconnut pour être de Thomas d’Aquin : « Beaucoup de biens ne se produiraient pas s’il n’y avait pas de mal dans les êtres », et elle était signée Andreas Saint-Loup.