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Lorsqu’il pénétra dans la salle à manger, l’Apothicaire ne fut pas surpris d’y trouver Marguerite qui battait les linges avant de les pendre à une corde tendue devant la grande cheminée. En cette saison, la pauvre femme ne pouvait plus effectuer cette tâche quotidienne dans la cour ; c’était Andreas lui-même qui, dès le début de l’hiver, lui interdisait de se soumettre à la morsure du froid, malgré les protestations de la chambrière qui arguait qu’il n’était pas correct de faire sécher les linges dans la pièce à vivre.
— Monsieur a-t-il bien dormi ?
— Il faut croire, Marguerite, que le souper que vous nous avez préparé hier soir avait quelque vertu soporifique. Les œufs et la salade sont certes réputés pour régler la complexion et faciliter le sommeil, mais cela ne suffit pas à expliquer que j’aie dormi si tard. Vous devez avoir mis là-dedans certain ingrédient auquel je n’ai pas pensé ou dont j’ignore les propriétés. À moins que ce ne soit le sel dont vous couvrez les légumes verts pour les conserver dans ces pots…
La vieille femme secoua la tête d’un air amusé.
— C’est tout monsieur d’aller chercher de tous côtés des causes compliquées… Vous étiez fatigué, voilà tout. Avec tout ce travail que vous donne votre profession !
— Ma foi, vous me plaignez ? Mais qu’en serait-il si j’exerçais la vôtre, Marguerite ? Je ne sais si je devrais vous admirer pour cet altruisme dévoué ou avoir pitié de votre soumission imbécile aux injustices de notre monde. Mais oublions cela. Ce n’est pas de sommeil que je veux vous parler.
— Ah ! parce que monsieur veut me parler de quelque chose ?
L’Apothicaire s’installa à la grande table pour faire repas du pain, du fromage et du cidre que la chambrière y avait disposés pour lui.
— Oui. Je voudrais vous demander une chose, Marguerite, et je souhaite que vous me répondiez en toute franchise.
La vieille femme arrêta de battre les linges et se retourna vers son maître avec un air légèrement inquiet. Elle avait la mine douce des gens de cœur et son embonpoint témoignait de la façon digne dont l’Apothicaire traitait ses serviteurs. Quoique portant sur son visage et sa silhouette la marque des années, elle n’avait pas beaucoup changé depuis qu’elle était entrée au service d’Andreas Saint-Loup. C’était toujours cette paysanne robuste, aux gestes précis et au regard vif, dans les reflets duquel se lisait un mélange de bonté et de résignation. Elle était petite et forte, rougeaude, n’avait plus de sourcils sur le bas du front et cachait ses cheveux blancs sous un foulard dont Andreas se demandait si elle l’enlevait pour dormir.
— Je vous écoute, maître.
— Quand avez-vous lavé pour la dernière fois la pièce qui se trouve à mi-étage ?
Le trouble qui passa sur les traits de la chambrière suffit à confirmer à l’Apothicaire ce qu’il avait pressenti : Marguerite, tout comme Jehan et lui-même, avait tout simplement oublié la présence de cette pièce.
La femme se gratta le menton d’un air affolé.
— Eh bien… Je ne crois pas l’avoir jamais lavée, concéda-t-elle en faisant quelques pas en direction de l’escalier, comme si elle avait voulu vérifier.
— Vous vous souvenez bien qu’il y a une pièce, à cet endroit ? demanda l’Apothicaire.
La chambrière parut de plus en plus troublée.
— C’est peut-être mon âge qui me joue des tours… Ou bien l’habitude. À force de passer chaque jour devant cette porte fermée, depuis des années, je n’y fais plus attention… et je l’ai oubliée. Mais… Je peux aller la nettoyer tout de suite, maître.
— Non, Marguerite. Cela ne sera pas nécessaire.
Et c’était bien ce qui aggravait le désarroi d’Andreas, car, en effet, cela n’eût servi à rien : la pièce, telle qu’il l’avait vue ce matin, était d’une propreté irréprochable. Il n’y avait pas la moindre toile d’araignée au plafond, pas de poussière au sol, de souillure aux murs. Rien. Ce qui, pour une pièce oubliée depuis des années, ou ne fût-ce que quelques semaines, était rigoureusement impossible. Ou plutôt inexplicable, se corrigea l’Apothicaire.