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C’est précisément en ce moment – mais dans un autre pays – que bascula la vie d’un second homme. Certes, le lecteur ne pourra pas, d’emblée, percevoir le lien entre ces deux événements distincts, mais si nous menons à bien la tâche qui nous est impartie et qu’il veuille bien lire cette histoire jusqu’à son terme, il découvrira sans doute la secrète causalité de leur coïncidence.
Cet autre homme, donc, allait du nom de Juan Hernández Manau et vivait à Pampelune, au cœur du royaume de Navarre (qui était alors uni à la couronne de France par son roi Louis Ier, fils aîné de Philippe le Bel et de Jeanne de Navarre).
Cet homme, qui devait avoir près de soixante-cinq ans, était un sage et il appartenait à une société fort énigmatique, dite schola gnosticos, que nous présenterons plus en détail à un point ultérieur du récit.
Comme tous les membres de cette confrérie, érudit, lettré et polyglotte, il était homme de sciences et philosophe, passionné par les mystères de la Création et par ses arcanes, que certains nomment à tort sciences occultes. Son savoir s’étendait de la théologie aux mathématiques, de l’astrologie à la chimie, et il n’était pas un seul domaine des sciences auquel il ne se fût intéressé au moins une fois. On raconte que nombreux étaient ceux qui venaient le consulter, chercher son conseil dans cette obscure maison qu’il occupait au centre de Pampelune, fussent-ils notables ou doctes, et l’on cite même parfois, parmi ceux qu’il éclaira de son savoir, les noms d’illustres rabbins comme Itzhak ben Menir ou de nobles figures politiques comme Don Guillermo de Navarra.
L’homme, en somme, était grandement respecté dans tout le pays avoisinant. Il faisait forte impression mais ne se laissait pas, lui, facilement émouvoir. Il était de ces figures assurées, qui oncques n’exhibent la moindre faiblesse, qui ont réponse à toute chose et ne quittent en aucun cas le masque de leur sapience reconnue.
Ce jour-là, pourtant, nous le découvrons assis à sa petite table, le visage livide et les yeux grands ouverts, ses mains ridées posées devant lui, parfaitement immobiles, et ce que nous lisons dans son regard ressemble singulièrement à un sentiment de peur.
Les deux hommes qui étaient entrés dans sa petite maison, quelques instants plus tôt, étaient vêtus avec un luxe et une élégance qui ne ressemblaient pas à la mode de Navarre, ni même à celle de Castille ou d’Aragon. Il y avait quelque chose d’exotique et d’inquiétant dans leur figure et dans leur tenue, et ils se ressemblaient tant qu’on eût dit deux jumeaux. Habillés de noir de la tête jusques aux pieds, ils portaient tous deux le même pourpoint à col haut et manches fendues, la même ceinture, la même chemise, et des hauts-de-chausses, noirs eux aussi, assortis à cet étonnant uniforme. Leur carrure laissait penser qu’ils étaient hommes d’épée, mais ils ne portaient, visiblement, aucune arme.
Malgré la finesse de leur accoutrement, malgré la blondeur de leurs chevelures bouclées, la délicatesse de leurs gestes et la parfaite distinction de leurs propos, Hernández songeait qu’il y avait quelque chose dans leur sourire qui achoppait.
— Vous savez ce qui me fascine, chez les gens de votre monde ?
Celui qui parlait était le plus grand des deux. Assis devant le vieux sage, il avait les jambes croisées et les mains posées sur la cuisse avec une désinvolture qui semblait volontairement déplacée. Le dos droit et la tête haute, il donnait le sentiment de posséder la pièce, où il était pourtant étranger et où il n’avait pas été invité.
Son complice se tenait quelques pas en retrait et faisait mine de ne pas écouter, de n’être là que pour le decorum, examinant la pièce avec nonchalance, comme s’il se fût agi d’un monument que l’on visite pour la beauté de la chose.
Hernández, qui avait compris que la question n’était que pure rhétorique, n’y répondit pas, mais se demanda ce que l’intrus entendait par « les gens de votre monde » et, en conséquence, à quel monde appartenaient donc ces deux improbables individus.
— Ce qui me fascine, voyez-vous, c’est de voir où se niche parfois votre étonnante inventivité.
L’étranger, en disant ces mots, avait adopté un air ébloui, presque ingénu, mais auquel il manquait sensiblement toute authenticité.
— Je veux parler ici des moyens de torture, dit-il d’un ton monocorde.
À ces mots, Hernández sentit tout son corps se raidir. Il s’efforça, toutefois, de ne rien laisser paraître de l’appréhension qui, de plus en plus ardente, s’était insinuée en lui depuis l’entrée de ces deux quidams. Sans pouvoir s’en expliquer la cause, il jugeait le calme et la froideur avec lesquels son interlocuteur discourait plus effrayants même que l’eût été un acte de violence physique. Or, si, tout au long de sa vie, il avait été confronté souventes fois à la contradiction, à la dispute, jamais Hernández n’avait connu la violence, la véritable violence, et il n’était pas sûr de pouvoir la supporter.
— Je veux parler de leur incroyable diversité, mais aussi de la formidable ingéniosité dont font preuve vos contemporains dans le perfectionnement de ceux-ci. Quel raffinement ! Vous savez combien il existe de moyens de torture différents, à ce jour, maître Juan ?
Le vieux sage ne répondit toujours pas.
— Eh bien, pour être tout à fait honnête, reprit l’inconnu, je ne les connais pas tous, mais j’en ai moi-même dénombré plus de trois cents. Trois cents façons différentes pour l’homme de torturer l’homme. Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais j’y vois, moi, une forme de poésie. Oui. N’ayons pas peur des mots : une forme de poésie. Vous n’avez pas l’air convaincu ? L’imbécile voit dans la torture la marque d’une sauvagerie ou d’une animalité qui serait indigne de l’homme, alors qu’en réalité, elle est justement la plus éclatante affirmation de la singularité de l’espèce humaine, ne trouvez-vous pas ? La chose est tout simplement prodigieuse : l’homme a certainement consacré plus d’intelligence et de science au développement de la torture qu’il n’en a consacré, par exemple, à celui de la médecine.
Hernández, toujours immobile et silencieux, peinait de plus en plus à voiler son énervement et son inquiétude grandissante.
— Vous n’êtes pas d’accord ? demanda l’intrus d’un air faussement offensé. Allons ! La médecine, de nos jours, est une véritable plaisanterie ! Combien de malades meurent entre les mains de leurs médecins quand ceux-ci sont censés pouvoir les guérir ? Les médecins n’y connaissent rien, à la médecine. Alors que les bourreaux, eux, s’il vous plaît ! Il est fort rare qu’un client reparte insatisfait, concédez-le !
L’homme ouvrit un large sourire, puis il laissa passer un instant de silence, tout en parcourant la pièce du regard. Ses yeux s’arrêtèrent sur un panier de fruits posé près du foyer. Le silence s’éternisa, comme si l’étranger avait attendu quelque chose, puis il reprit la parole.
— Je n’ai pu m’empêcher de remarquer, en entrant dans votre charmante demeure, ces magnifiques oranges, dit-il en les désignant du doigt. Serait-ce abuser de votre hospitalité que de vous en demander une ? J’affectionne grandement ces fruits.
Hernández sentit sa mâchoire se serrer. Il hésita un instant, puis comme l’homme continuait de le regarder d’un air interrogatif, il prononça enfin ses premières paroles :
— Je vous en prie.
L’étranger se leva, l’air enchanté, et partit se servir. Ayant pris sous sa chemise un fin couteau à la lame étincelante, jusque-là dissimulé, il revint à sa place et commença à éplucher lentement l’orange, comme si tout cela avait été parfaitement à-propos.
— Elles sont vraiment magnifiques, dit-il d’un air admiratif. Je ne savais pas qu’il poussait d’aussi belles oranges au royaume de Navarre.
— Je les fais venir de Sicile.
— Ah ! fit-il. Je comprends mieux. Splendides ! Vraiment splendides !
Il croqua dans le fruit à pleines dents, et dans ses yeux brillait la lumière de l’enfant qui a trouvé un trésor. De fait, ses cheveux clairs et bouclés lui donnaient un faux air enfantin. Le bruit de sa mastication enthousiaste emplit toute la pièce, et quelques gouttes de jus orangé coulèrent sur son menton sans qu’il prît la peine de les essuyer.
— Et les noms de certains de ces instruments de torture ! reprit-il sans cesser de mâcher et sans quitter cet air de provocante satisfaction. Les noms ! Certains sont un véritable enchantement, vous ne trouvez pas ? Le berceau de Judas, par exemple. Vous savez, cette pyramide en bois au-dessus de laquelle on hisse le sujet, puis sur laquelle on le laisse tomber plusieurs fois afin qu’il s’y empale par l’anus, ou par le vagin lorsqu’il s’agit d’une femme ? Vous avez déjà vu cela ? C’est un peu rudimentaire, j’en conviens, mais ne trouvez-vous pas que le nom recèle quelque drôlerie ?
Hernández resta de marbre tandis que l’orateur continuait de broyer entre ses dents, avec force bruits, l’orange qu’il tenait négligemment dans la main droite.
— Tenez, puisque nous sommes dans les fruits, il est un instrument de torture qui me captive particulièrement : c’est la poire d’angoisse. Vous connaissez la poire d’angoisse ? Oh ! une merveille d’inventivité, croyez-moi ! C’est une espèce de petite boule – en forme de poire, vous l’aurez deviné – sertie de piques de métal, et qui, par un ingénieux système de ressorts, s’ouvre et s’élargit à souhait. On l’introduit dans la bouche, le vagin ou l’anus du supplicié – selon qu’il a péché par l’un ou l’autre de ces trois orifices – puis on en augmente progressivement le volume. C’est d’une efficacité édifiante. Bien sûr, quand on s’en sert dans la bouche du sujet, il faut prendre garde à ne pas trop ouvrir la poire, au risque de voir son crâne céder sous la pression. À moins, bien sûr, que cela soit l’effet désiré, ce qui est tout à fait envisageable…
L’homme en noir se leva soudain, essuya sa bouche d’un revers de manche, fit quelque pas vers Hernández, sourit, puis s’approcha de la cheminée où il jeta les pelures du fruit.
— Un jour, dit-il en retournant s’asseoir, toujours avec cette aise inconvenante, j’ai assisté à une séance de question définitive, menée par un inquisiteur français dont l’habileté et l’imagination, il faut bien l’admettre, forçaient le respect. C’était à Toulouse. Je crois me souvenir qu’on reprochait à un homme, qui devait avoir une vingtaine d’années, d’être hérétique et d’avoir commis un meurtre. L’histoire ne dit pas s’il était vraiment coupable, mais cela n’a, pour notre exemple, aucune espèce d’importance, n’est-ce pas ? Ainsi, donc, je vois le bourreau lier les mains et les pieds de l’homme dénudé et lui couper les cheveux d’un grand coup de lame. Il le place ensuite sur une échelle. Je me rappelle encore le regard terrifié de ce pauvre garçon, car il savait sans doute tout ce qui l’attendait. Quand on connaît l’opiniâtreté de l’espèce humaine, il n’y a rien de plus effrayant que d’être entre les mains d’un homme qui a la liberté de vous faire souffrir, n’est-ce pas ? Et voilà donc que le bourreau verse de l’alcool sur la tête de l’accusé et y met le feu afin que ce qu’il reste de cheveux disparaisse totalement. Je me souviens que l’odeur de chair et de cheveux brûlés était assez incommodante, mais ce n’était que le début.
Plus l’étranger avançait dans son récit, plus le visage de Juan Hernández Manau blêmissait. Quant au deuxième intrus, il n’avait toujours pas bougé, de son côté de la pièce.
— Ensuite, le bourreau a placé ce qui m’a semblé être des morceaux de soufre sous les bras et autour du cou de son sujet, et les a enflammés eux aussi. Alors que l’homme poussait d’horribles cris de douleur et suppliait qu’on l’épargnât, il lui a attaché de très lourds poids sur le corps et l’a élevé jusqu’au plafond par un habile système de poulie. Il l’a laissé dans cette position fort inconfortable pendant plusieurs heures, il me semble, avant de l’asperger à nouveau d’alcool et de l’enflammer une troisième fois. Je ne sais pas si vous avez déjà senti l’odeur d’un homme qui brûle, mais c’est très proche de celle du cochon, voyez-vous. Quand les hurlements du supplicié se sont enfin tus, l’Inquisiteur lui a placé le dos à vif contre une planche hérissée de pointes, lui a comprimé les pouces et les gros orteils dans des vis et lui a, par plusieurs fois, frappé les bras avec un bâton, jusqu’à ce que les os se brisent. À ce stade de la question, je peux vous assurer que les plaintes et les pleurs du supplicié sont assez éprouvants pour le spectateur, et le sang commence à couler abondamment. Après une seconde pause assez longue, pendant laquelle l’homme était toujours suspendu, le bourreau lui a pressé les jambes à la vis, avec un mécanisme tout simplement diabolique. Comme le malheureux n’avouait toujours pas ses crimes, il a été décidé de passer à la seconde phase de la torture, bien plus délicate car ayant peu de chance d’avoir une fin heureuse, il faut en convenir : la roue.
À cet instant, l’étranger se leva pour la troisième fois et alla s’asseoir sur le bord de la table, tout proche du vieux sage navarrais, lequel ne bougeait toujours pas. Les deux mains posées près de celles du maître des lieux, le grand blond reprit son histoire, mais avec dans la voix un ton nouveau, bien plus grave, presque menaçant.
— Après l’avoir détaché, l’Inquisiteur a conduit l’homme, déjà fort éprouvé, vers une pièce voisine, dans laquelle était dressé un échafaud. Au milieu de celui-ci était fixée, à plat, une croix de Saint-André. Vous voyez ce qu’est une croix de Saint-André, n’est-ce pas, maître Hernández ? Il s’agit de deux solives obliques, qui se croisent en leur milieu, et sur lesquelles sont creusées des entailles à hauteur des jambes et des bras. Allons, je suis sûr que vous vous la figurez bien : c’est la croix sur laquelle fut crucifié André, le premier apôtre de Jésus – ce qui explique qu’on la nomme de la sorte. Bref, le bourreau a donc fait étendre et attacher l’accusé sur cette croix, le visage tourné vers le plafond et la tête calée contre une pierre polie. Ensuite, il s’est saisi d’une large barre de fer carrée et a donné un coup violent entre chaque ligature, vis-à-vis des entailles, afin que les os soient brisés net. Avec un tel mécanisme, il n’est pas rare que l’os traverse la peau, et le flot de sang qui en jaillit est alors formidable. Aux trois premiers coups, l’homme a crié beaucoup. Au quatrième, il a perdu connaissance. Mais l’Inquisiteur n’avait pas terminé sa besogne et est alors passé, par la même méthode, à l’écrasement de la cage thoracique. Vous pourriez penser qu’à ce stade notre pauvre garçon avait perdu la vie, mais non, mais non, il n’en était rien ! Quel solide gaillard, tout de même ! Malgré tous ces os brisés, broyés, malgré tout ce sang perdu, ces brûlures, l’homme vivait encore, accroché à son dernier souffle, tel Christ crucifié au Golgotha. Oh ! bien sûr, il n’était plus dans un état de conscience tout à fait intègre, mais il vivait, il vivait ! Le corps du criminel a donc été porté, comme il se doit, sur une petite roue de carrosse placée horizontalement sur un pivot. Profitant de la brisure des os, on lui a plié les cuisses, de telle manière que ses talons touchaient l’arrière de son crâne, et on l’a lié à cette roue où il est resté quelques heures encore avant de mourir enfin. Et vous savez le pire ? Le sot n’avait rien avoué.
L’étranger se redressa sur la table et poussa un long soupir.
— Prodigieux, n’est-ce pas ? dit-il avec cynisme tout en plongeant son regard dans celui du vieil homme.
Ils restèrent ainsi un long moment, face à face, dans un silence empli de sous-entendus et de suppositions. Puis l’étranger retourna sur sa chaise.
— Mais assez bavardé. Mon associé et moi-même ne voudrions pas vous déranger. Je m’égare, je me laisse emporter par la saveur du récit, et nous savons que votre temps est précieux. Nous ne sommes pas là pour vous raconter de vieilles histoires.
Les mains d’Hernández se crispèrent sur la table.
— Non. Mon associé et moi-même sommes venus ici simplement pour vous poser une question. Une question très simple, qui plus est.
— Je vous écoute, murmura le Navarrais dans un souffle, comme s’il était pressé d’en finir.
L’homme en noir marqua une pause, puis fronça les sourcils.
— Un homme est venu vous voir ici il y a quelques années. C’était en l’an 1304, pour être précis. Un Français. Il était apothicaire. Vous vous souvenez sûrement de lui, il paraît que l’homme fait forte impression. Or, voyez-vous, mon associé et moi-même cherchons cet homme. Et nous voudrions simplement connaître son nom. Rien de plus.
À cet instant, tout le corps de Juan Hernández Manau, cet homme d’habitude pourtant si ferme, se mit à trembler. Son front brillait de petites gouttes de sueur.
— Voilà. C’est tout ce que nous vous demandons, maître. Voulez-vous bien nous dire quel était le nom de cet homme ?
Les lèvres du vieux sage frémirent, et son visage fut secoué de petits spasmes incontrôlés.
— Il… Il s’appelait Andreas. Andreas Saint-Loup.