X

Une chambre au trésor livre son secret ; Ti fait une curieuse cuisine avec du sel, des pots et une communauté de moines.

 

 

La première pensée du juge Ti, le lendemain matin, fut d’aller vérifier que la nuit de sa Première s’était mieux terminée qu’elle n’avait commencé. Il fut rassuré de voir sa chère compagne installée devant une collation de crêpes frites, qu’un valet de l’auberge était allé lui chercher. La petite Roseau, en revanche, n’avait pas reparu. Dame Lin ignorait comment elle allait agencer le chignon compliqué de sa coiffure. Elle en tirait des considérations désabusées sur la fidélité du personnel et le manque de vertu de l’être humain :

— Elle a eu très peur, hier. Elle m’aura quittée à la première occasion. Voyez comme on est récompensé des bontés qu’on a pour les gens !

Les hommes du mandarin avaient pour consigne de se relayer sur son seuil. Ti lui interdit de quitter l’étage sans le prévenir. Elle haussa les épaules. Dans l’état où elle était, hirsute, contrainte de se maquiller elle-même devant un miroir en bronze où il lui semblait qu’un monstre la dévisageait, vêtue d’habits froissés, elle aimait mieux périr sous le poignard d’un assassin que paraître en public.

Le lecteur entra à petits pas, son livre sous le bras. Il portait une robe impeccable et venait à l’évidence cueillir sa récompense, sourire aux lèvres :

— J’ai pensé que l’honorable épouse de mon maître serait heureuse de profiter de cet enseignement.

— Mais bien sûr ! répondit celle-ci. Je n’ai rien à refuser à mon sauveur.

Son époux songea qu’elle ne savait pas à quoi elle s’engageait de cette manière inconsidérée. Il fit signe au balafré de s’asseoir sur un tabouret et se recueillit en prévision du pensum. L’employé du censorat ouvrit le manuel sur ses genoux et commença sa lecture :

— « Quand l’enquêteur se trouve face à une énigme insoluble, c’est en général qu’il a négligé de prendre en compte la duplicité de la nature humaine, où se cache la solution à toute chose. Ce qui paraît blanc de prime abord se révèle noir lorsqu’on gratte la surface. De même, il se gardera des faux dévots, qui dissimulent leurs vices sous un vernis de religiosité, et plus encore des vrais dévots, chez qui la foi prend le pas sur la conscience morale. »

Madame Première était stupéfaite. Il lui était difficile d’imaginer quelle lubie était venue au Yushitai pour infliger à son mari l’utilisation d’un tel manuel, alors qu’il avait arrêté tant de criminels par la seule force de son intelligence. C’était tout le paradoxe de leur civilisation, qui estimait davantage un grimoire rédigé par des lettrés que les efforts empiriques d’un homme de terrain.

— Eh bien ! Vous voilà bardé ! lança-t-elle gaiement à son conjoint, dont la sombre figure valait tous les spectacles de marionnettes.

Ti se leva. Le devoir l’appelait au yamen pour son enquête, et cela tombait bien, car il avait de l’acrimonie à dépenser contre les malfaiteurs.

Il commença par frapper à la porte de la loge occupée par Tao Gan. Ce repris de justice lui paraissait tout indiqué pour l’assister :

— J’ai une affaire de vol ! annonça Ti quand la face ensommeillée de son secrétaire apparut dans l’entrebâillement. C’est l’occasion de me faire oublier tes frasques de l’autre jour !

Il prit la direction du tribunal, suivi de son assistant. Celui-ci s’arrêta deux ou trois fois pour acheter des gâteaux des Neuf Empereurs, qu’il négocia à la moitié du prix, au motif que la fête était passée.

Le yamen de Liquan était encore plus charmant en début de journée qu’aux flambeaux. Ti s’aperçut qu’on avait tout repeint depuis peu et qu’une extension avait été ajoutée. Dans la cour, des jardiniers déchargeaient une carriole de plantes en pots. On aurait dit le palais de quelque noble plutôt que le siège d’une administration cantonale. Il se demanda avec regret si les chambres d’amis étaient aussi confortables qu’il le supposait.

Il fut reçu par le trésorier. Zi Liang, gêné, demanda s’il devait faire réveiller le sous-préfet, qui se remettait des « fatigues imposées par ses fonctions ». Ti devina qu’il payait ses excès de la nuit. Ces sortes de libations, un jour de fête qui plus est, pouvaient se prolonger jusqu’à l’aube. Le mandarin en avait même connu qui duraient trois jours. Il n’avait guère envie, de toute façon, d’entendre un juge migraineux lui expliquer que sa ville était un « modèle de tranquillité ».

Ti voulait voir le lieu du vol. On le conduisit à une énorme double porte garnie de fer.

— C’est un endroit secret où ne sont admises que des personnes de confiance, lui assura le trésorier en décrochant de sa ceinture une grosse clé qu’on ne pouvait guère lui dérober sans qu’il s’en aperçût.

Ti jeta un coup d’œil à Tao Gan, imperturbable malgré l’expression « personnes de confiance », qui n’était certainement pas faite pour le décrire. L’argentier du district aurait eu un malaise s’il avait su quel genre d’individu il faisait pénétrer dans son sanctuaire inviolable.

La pièce était petite mais haute, et plongée dans la pénombre, étant donné l’absence de fenêtre. Les deux seules façons d’y pénétrer étaient de défoncer l’une des parois, ce qui aurait laissé des traces évidentes, et par la porte. Tandis que Zi Liang lui montrait les coffres, Ti ordonna à son secrétaire de palper les pierres du mur une par une pour débusquer un éventuel passage secret. Le plafond garni de grosses poutres pouvait être éliminé d’office, ainsi que le sol, recouvert de dalles épaisses. On aurait pu entreposer dans ce réduit les exemplaires originaux des Classiques du Tao sans craindre pour la perpétuation de la foi.

Le mandarin se pencha sur les serrures des coffres pendant que son secrétaire jouait les araignées le long des murs. Il s’agissait de caisses ferrées comme Ti en avait utilisé lui-même dans chacune des villes qu’il avait administrées : elles répondaient aux critères précis imposés par le ministère. Le trésorier en ouvrit une, qui était pleine de sabots d’argent, puis une seconde, remplie de rouleaux de soie couramment employés pour les grosses transactions.

— Nos concitoyens s’acquittent le plus souvent en sacs de grains, en épices rares, en animaux de la ferme et en étoffes tissées. Nous convertissons tout cela afin de livrer à Chang-an une somme commode et cohérente.

Ti en déduisit que ce fonctionnaire prenait son métier à cœur. Nombre de cités n’en usaient pas avec autant de zèle. Le problème en était d’autant plus épineux : comment pouvait-on piller une salle du trésor dont seul un homme honnête possédait la clé ?

— Qui entre ici pour déposer les fonds ? demanda Ti.

Zi Liang fit une mine d’enterrement.

— C’est moi, seigneur. Je supplie Votre Excellence de croire en mon innocence. Je suis prêt à expier mon inconséquence sous la hache s’il le faut.

— J’ai vérifié toutes les pierres à ma portée, annonça Tao Gan en tirant sur son habit pour lui rendre un aspect convenable.

— Eh bien, monte sur quelque chose et recommence, rétorqua son patron.

Afin d’atteindre les mœllons les plus élevés, son secrétaire grimpa sur un coffre qu’il lui fallut déplacer de mètre en mètre, un travail fastidieux.

— Qui vous assiste dans ces dépôts ? demanda Ti.

— J’ai deux comptables, qui sont les seuls autorisés à manipuler les fonds. Les transferts importants s’effectuent en présence de Son Excellence Ning, évidemment, surtout depuis que ces disparitions ont jeté une ombre déshonorante sur ma moralité. J’ai la chance que notre bon juge se montre clément envers mon incommensurable bêtise, mais je ne saurai supporter longtemps la honte qui s’abat sur moi. Seule la pensée d’abandonner une épouse, deux concubines aimantes et trois enfants, sans compter les filles, me retient de mettre fin à mes jours.

Il renifla pitoyablement. Ti détestait l’idée de laisser un bon fonctionnaire, mari de quelques femmes et père de trois enfants, sans compter les filles, se sacrifier pour les forfaits d’un voleur sans scrupule. Il le pria de mimer les gestes qu’il effectuait, en lui indiquant la place de chacune des personnes présentes.

Le trésorier suspendit à son cou une écritoire portative qui tenait par une lanière de cuir, et y posa le registre des entrées et sorties. Chaque fois qu’un de ses comptables tirait un objet de son sac, il devait en énoncer la nature à haute voix et attendre que Zi Liang eût coché la ligne correspondante, puis il le rangeait dans le coffre, sous les yeux du juge Ning. Une fois l’opération terminée, le trésorier refermait les caisses avec sa clé. La porte de la salle était alors verrouillée jusqu’à la séance suivante.

Ti reconstitua mentalement la scène tout en lissant d’un geste machinal les longs poils de sa barbe mandarinale.

— Je suppose que les sommes disparues concernent uniquement les sabots d’argent ? dit-il.

Zi Liang était ébahi.

— En effet, seigneur.

Le mandarin venait de comprendre de quelle manière avait été commis le vol et, donc, qui s’en était rendu coupable.

— N’ayez pas peur, Zi Liang. Votre affaire est entre de bonnes mains. Je vous promets de vous rendre justice avant de quitter cette charmante petite ville, dont les particularités locales sont de plus en plus intéressantes. Refermez bien cette grosse porte et ne vous inquiétez plus de rien.

L’intéressé s’inclina très bas avant de raccompagner les visiteurs, l’air aussi abasourdi que reconnaissant.

Ce qui intriguait le plus Ti, c’était qu’il y eût quelque chose à voler dans une bourgade située à l’écart des grandes voies commerciales, où l’agriculture n’offrait rien d’exceptionnel – ni rizières, ni grosses exploitations de vers à soie, par exemple. Elle n’exportait que de grosses potiches en terre cuite, il n’y avait pas de garnison, ce n’était pas un lieu de villégiature pour la noblesse… Autant dire que les dieux de la fortune, pour une raison inexplicable, avaient touché de leurs doigts bienveillants un trou perdu sans le moindre intérêt. Deux vasques en poterie locale trônaient dans le vestibule.

— Ainsi votre belle cité tire sa richesse de ses ustensiles et de son sel ?

Le trésorier hésita.

— Euh… Oui, seigneur. Depuis que notre magistrat s’est installé ici, tout le monde s’est enrichi miraculeusement. Nos produits partent pour la capitale et l’argent coule à flots.

— Les prières de vos prêtres vous auront sans doute apporté la bénédiction divine. J’imagine que vous avez ici quelque monastère d’une grande élévation spirituelle ?

Si les dieux avaient fait de Liquan leur terre d’élection, ce n’était pas le cas des propagateurs de leurs religions.

— Hormis le temple des Murs et des Fossés, dit M. Zi, nous n’avons qu’une petite communauté installée sur la route de l’Ouest.

— Des bouddhistes, peut-être ? Ils sont partout, de nos jours.

— Non, non, fit évasivement le fonctionnaire.

— Des disciples de Lao Tseu, dans ce cas ? Je suis content de voir que le taoïsme est toujours bien implanté, si près de la capitale.

Zi Liang hocha la tête :

— Du tout.

Ti était à court d’idées. Le trésorier se décida à l’éclairer :

— Si Votre Excellence aime les cultes anciens, elle va être enchantée. Ces gens vénèrent d’antiques déités de notre religion populaire.

— Comme c’est intéressant, dit le mandarin. J’espère avoir le temps de leur rendre une petite visite.

— Je ne saurais trop vous conseiller de les prévenir à l’avance, seigneur. Ils reçoivent très peu, hormis les enfants qui leur sont confiés pour l’éveil à la conscience mystique.

Le mandarin remercia M. Zi de ces intéressantes précisions et prit congé. Une fois dans la rue, Tao Gan remarqua, dans l’œil de son patron, une lueur caractéristique.

— Votre Excellence a dissipé le mystère, n’est-ce pas ?

— Ah, mon bon Tao ! Si toutes les affaires étaient aussi limpides, mon travail serait pareil au champ de pavots où vivent les Huit Immortels.

Son assistant le supplia de lui donner un indice.

— Les vols ont commencé depuis que le juge Ning est entré en fonction, dit Ti ; c’est depuis cette époque que la ville connaît l’opulence. En traçant la ligne qui unit ces deux points, tu trouveras aisément la solution du problème.

Tao Gan, qui n’avait pas, comme lui, remporté de concours impérial dans la section des mathématiques, était complètement dépassé. Son maître finit par accéder à ses prières.

— C’est évident, voyons ! Par un moyen qu’il me faudra bien déterminer un jour, Ning Yutang est parvenu à changer en peu de temps ce coin de province en une contrée florissante. Il a souhaité récupérer une large part des richesses qu’il engrangeait pour l’État. Il lui fallait donc la prélever avant le départ des fonds. L’honnêteté un peu niaise de son trésorier lui fournissait la meilleure couverture possible. Les deux comptables ne sont hélas pas aussi incorruptibles. Voici ce qui se passe lorsqu’on dépose l’argent dans la salle hermétique. Zi Liang a le nez dans ses écritures. Pendant qu’il est occupé à cocher la bonne ligne, les sabots d’argent passent de main en main. Mais, au lieu de finir leur trajet dans la caisse, certains d’entre eux atterrissent dans la doublure de l’épaisse robe de brocart que porte notre ami Ning. Les rouleaux de soie, trop encombrants, restent sur place. La capitale reçoit la somme habituelle, et si quelqu’un dépose une réclamation, le bon M. Zi est prêt à se sacrifier à la place des voleurs !

Tao Gan était éberlué tant par la simplicité du vol que par l’ingéniosité de son patron. Il ne put se défendre d’un certain regret. Comme il leur aurait été facile de s’enrichir eux aussi, si Ti avait été moins imprégné de ses devoirs !

— Pourtant, ma démonstration a un point faible, dit ce dernier.

— Lequel, seigneur ?

— Je n’ai aucun moyen de prouver son exactitude.

— L’infâme Ning Yutang va s’en tirer, alors ? s’exclama le secrétaire.

— Mon bon Tao, répondit le mandarin, si Confucius nous apprend quelque chose, c’est que les méchants sont toujours piégés par le poids de leurs mauvaises actions. Ning a alourdi sa conscience de ses méfaits. Je serais fort surpris qu’elle ne l’entraîne vers l’abîme d’une façon ou d’une autre. Surtout si un magistrat tel que moi se trouve là pour l’y aider un peu. Pour l’instant, j’aimerais voir d’un peu plus près en quoi consiste l’étonnante prospérité de Liquan !

Ils s’achetèrent des chapeaux de jonc tressé, quelques provisions et des calebasses pleines d’eau, et s’en allèrent faire quelques pas dans la campagne.

Il ne leur fut pas nécessaire de s’éloigner beaucoup pour rencontrer les premières exploitations de sel. Ti avait déjà visité les grandes mines des montagnes, où des condamnés perçaient des galeries qui s’enfonçaient profondément dans les entrailles de la terre, à la recherche du précieux condiment. Les installations qu’il avait sous les yeux étaient plus rudimentaires, quoique d’un usage tout aussi fastidieux. Les paysans tiraient l’eau de puits creusés près de la rivière. Ils l’emportaient chez eux dans des barriques en bois et la versaient dans leurs cours, qui se changeaient en bassins. Ils laissaient la saumure se concentrer, puis la répandaient dans leurs champs, où l’eau s’évaporait sous le soleil pour laisser un résidu blanc qu’il suffisait de ramasser. Tao Gan avait une théorie sur l’origine de cette matière :

— On dit que ce sel est le même que celui de la mer ; que, à une époque reculée, les eaux recouvraient toutes les terres, et que les hommes d’alors avaient des écailles et des queues de poisson.

— C’est vrai, confirma Ti. De plus, ils étaient muets, ce qui reposait les oreilles de leurs magistrats.

Il se baissa pour prendre une poignée de cristaux et la fit glisser entre ses doigts.

— Hum. Qualité courante. Ce n’est même pas ce précieux sel rose que l’on trouve sur cette montagne de l’Ouest que les barbares appellent Himalaya. Il doit falloir en vendre beaucoup pour faire fortune !

Un peu plus loin, ils tombèrent sur la carrière de terre glaise, avec ses ateliers de poterie et ses fours gigantesques. C’était de là que les potiches remplies de sel partaient pour l’exportation sur des chars à bœufs. Pour l’heure, tout était arrêté, l’endroit était désert en ce lendemain de fête. Un énorme pot attendait sous un auvent. Ti avisa des caisses en bois, qu’il empila. Puis il se munit d’un outil à long manche.

— Aide-moi à monter ! ordonna-t-il à Tao Gan.

Son secrétaire posa les deux mains sur l’auguste postérieur de son maître pour lui permettre de s’élever jusqu’au sommet de l’assemblage. Le juge atteignit le couvercle de la potiche, l’ôta et enfonça son bâton à l’intérieur. Ça ne passait pas.

— Il y a quelque chose, là-dedans, dit Ti.

Il descendit de son promontoire. Les deux hommes s’arc-boutèrent contre la céramique et poussèrent de toutes leurs forces. Comme la base était assez étroite, elle finit par se renverser, malgré son poids. Le sel commença de s’en écouler. Et, au milieu du flot de sel, une main apparut, puis un bras, qui se déplia.

Après être restés un moment pétrifiés par l’horreur de ce spectacle, les enquêteurs saisirent le membre et tirèrent dessus pour dégager le cadavre.

— Oh, mais nous nous connaissons ! dit Ti. C’est l’honorable policier de troisième rang Lu Pei !

Une fois que son maître eut ôté une partie de la matière blanche dont le visage était couvert, Tao Gan reconnut à son tour l’espion rencontré dans le restaurant du cousin Ma.

— Nous ne saurons jamais quelle piste il suivait, finalement, remarqua-t-il.

Ti était très admiratif du procédé. Les assassins du pauvre Lu avaient répondu à la principale difficulté qui se présente aux meurtriers : que faire du cadavre ?

— Pourquoi s’en débarrasser, alors qu’on peut simplement le conserver chez soi dans la saumure ? Quel progrès pour l’art du crime !

— Jamais plus je ne mangerai de sel, noble juge, jura Tao Gan. Pourquoi ne l’ont-ils pas simplement enterré quelque part ?

Ti commençait à croire que la présence de cette dépouille n’était pas le résultat du meurtre, mais bien sa motivation :

— Si je te tuais, maintenant, d’un coup de couteau, j’aimerais bien qu’on me fournisse un défunt mort d’une chute, par exemple ; surtout si ce décès est plus récent et m’offre un alibi ! C’est magnifique ! Ceux qui exportent ces vases ont haussé le meurtre au niveau d’une industrie !

Il était encore plus enthousiaste que le jour où il avait découvert la finesse de la pensée confucéenne. Tao Gan en était presque effrayé.

— Je ne sais pas qui est derrière tout cela, dit Ti, mais c’est un adversaire à ma mesure.

— Le sous-préfet Ning, certainement, suggéra son assistant.

Ti balaya l’hypothèse d’un geste. Un homme qui se préoccupait tant de cuisine, de femmes et de métaux précieux ne pouvait être, à son avis, un assassin de génie.

— Ning Yutang est la plus grosse potiche de cette ville, assura-t-il.

A la grande surprise de Tao Gan, son maître reprit sa promenade dans la campagne.

— Ne devrions-nous pas rentrer en ville pour alerter les autorités ? s’étonna-t-il.

— Nous n’allons alerter personne, répondit placidement le mandarin. Je tiens avant tout à savoir quelle est cette communauté mystérieuse qui s’est établie un peu plus loin. Tu peux rester m’attendre ici, si tu préfères.

Tao Gan hésita, puis le rattrapa en trottinant : il ne tenait nullement à tenir compagnie aux cadavres.

Ils atteignirent un bâtiment entièrement ceint de murs peints à la chaux. Sur le fronton du portail, on avait représenté en bas-relief une tête de bœuf, symbole de puissance et de ténacité.

— C’est la bonne adresse, dit Ti, qui se souvenait très bien d’avoir vu la même figure sur le collier en ivoire pendu au cou de l’assassin de sa femme. J’ai des raisons de croire que ces lieux abritent des bandits d’une virulence inusitée.

Il jeta un coup d’œil alentour, à la recherche d’un point élevé.

— Tu as bien fait de venir, mon bon Tao. Ma robe n’est pas du tout commode pour grimper aux arbres.

Tao Gan, bien qu’il eût lui aussi passé l’âge de ce genre de plaisir, se hissa parmi les branches, tandis que son maître lui criait « plus haut ! plus haut ! » chaque fois qu’il s’arrêtait pour jauger avec effroi la distance qui le séparait du sol. Parvenu aussi près de la cime qu’il était possible, il se tourna vers l’espèce de monastère dont les bâtiments se dressaient à ses pieds. Au centre, devant l’entrée d’une pagode, on avait érigé un dieu de pierre, vêtu d’une peau de bête, avec six bras, quatre yeux, une tête de métal de forme bovine et des sabots. À ses pieds reposait un petit tas de pierres.

— Ce doit être Chiyou, un ancien dieu de la guerre dont parlent des récits antiques, commenta le mandarin.

— Je vois un groupe d’enfants qui marchent en file.

— Sans doute les garçons qu’on leur confie pour les initier aux enseignements religieux.

— Drôle de religion, dans ce cas ! dit Tao Gan.

Il les voyait s’attaquer les uns les autres sous l’œil attentif de leurs maîtres. Des prises de combat à main nue, ils passèrent au lancer de couteau sur des cibles de forme humaine. Le secrétaire du magistrat en eut froid dans le dos. Le thème général de la leçon était très clair. Il s’agissait des mille manières efficaces d’assassiner son prochain. Il se baissa vers le mandarin et chuchota :

— Les maîtres sont en pantalon et veste noirs, comme notre tueur d’hier.

Ti se rembrunit.

— Dans ce cas, nous avons un problème bien plus grave que toutes les salaisons de cadavres du monde. Tu peux revenir.

Son assistant tomba de son arbre plutôt qu’il n’en descendit. Il était bien de l’avis de son patron.

— J’ai deux nouvelles de différentes natures, seigneur, annonça-t-il. La bonne, c’est que vous aviez raison : nous sommes bien entourés de brigands sanguinaires. La mauvaise, c’est qu’ils ont une parfaite maîtrise des arts martiaux !

 

Guide de survie d’un juge en Chine
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