PROLOGUE
Ti quitta l’auberge comme un fou, ses lieutenants sur ses talons. De quel côté pouvait-elle être allée ? Où qu’il portât son regard, des inconnus riaient, jouaient de la musique ou dévoraient ces pâtisseries à la farine de châtaigne que les marchands ambulants avaient préparées en l’honneur des Neuf Empereurs, dont on célébrait la fête cette nuit-là. Le mandarin parcourut comme un dément l’artère principale de la petite ville, sans prêter attention aux joyeux drilles qui faisaient tourner leurs crécelles, soufflaient dans leurs flûtes en bambou ou frappaient la peau tendue de leurs tambours.
Les colonnes rouge sang du temple des Douves et des Murailles se dressaient sur un côté de la place centrale. Les fidèles accrochaient ici et là une multitude de papiers découpés où les prêtres avaient inscrit souhaits et promesses à l’intention des dieux. Il fut tenté de s’y arrêter, le temps d’une prière. Seule une intervention divine pouvait encore sauver sa chère épouse.
Ma Jong et Tsiao Tai l’avertirent que les religieux avaient vu, un peu plus tôt, une dame parée de beaux atours qui correspondait à la description de madame Première. Après avoir fait ses dévotions, brûlé de l’encens et déposé une offrande, elle s’était éloignée vers la rivière, où un orchestre interprétait de la musique joyeuse. Ti tendit l’oreille. Malgré le brouhaha, on percevait effectivement les accents des luths et des flûtes.
Il jeta quelques pièces à un marchand de lampions en papier. Armé de ces seules lumières suspendues à des bâtons, ses hommes et lui se hâtèrent sur le chemin qui descendait en pente douce vers le cours d’eau. Les dernières maisons de la petite bourgade furent bientôt derrière eux. Il fallait encore quelques centaines de pas pour rejoindre l’esplanade où jouaient les musiciens. Ils s’engagèrent dans un lacet d’où l’on n’entendait plus la musique, pas plus qu’on ne voyait les lueurs de la ville. Ti perçut tout à coup une exclamation étouffée.
Comme il se retournait, il vit Tao Gan, la mine déconfite, lui apporter ce qu’il venait d’arracher à un buisson : un lambeau de soie lacéré et maculé d’un liquide rouge qui n’avait pas eu le temps de sécher.
L’épouvantable évidence frappa le fonctionnaire impérial avec la même violence que s’il avait reçu un coup à l’arrière du crâne : il tenait entre ses mains un morceau du somptueux vêtement de sa Première.
Ses pires appréhensions se confirmaient. Il crut défaillir. Pour ne pas perdre la face devant ses lieutenants, il tâcha de rassembler ses esprits. Les raisons qui les avaient conduits à cette horrible conclusion se bousculèrent dans sa mémoire.