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-C'est le 6A?

-Oui...

-    Qu'est-ce qu'il a ?

-           J'en sais rien, crise de nerfs... Y te reste des glaçons? répondit-elle à sa collègue qui patientait de l'autre côté du chariot.

Quelque part au-dessus de l'océan, un de leurs passagers avait débouclé sa ceinture de sécurité.

Sanglotait et se cachait tout entier derrière sa main.

-   Are you ail right? s'inquiéta sa voisine.

Il ne l'entendit pas, submergé qu'il était, malmené dans sa propre zone de turbulences, se leva, l'enjamba, se retint aux appuie-tête, passa de l'autre côté du rideau, avisa une rangée vide et s'y effondra.

Fin de la business class.

Se colla au hublot et le couvrit de buée.

On lui envoya un steward.

-Vous avez besoin d'un médecin, monsieur?

Charles leva la tête, tenta de lui sourire et dégaina sa botte secrète de merde :

-    La fatigue...

L'autre fut rassuré et on le laissa en paix.

Rarement expression fut si mal employée.

En paix ? Mais quand avait-il vécu en paix ?

La dernière fois, il avait six ans et demi et remontait la rue Berthelot avec son nouvel ami.

Un garçon de sa classe qui s'appelait Le Men en deux mots et qui venait d'emménager juste à côté. Il l'avait remarqué dès le premier jour parce qu'il portait la clef de sa maison autour du cou.

C'était quelque chose à l'époque, d'avoir la clef de sa maison autour du cou. Ça vous posait un homme en cour de récré...

Il était déjà venu goûter chez lui plusieurs fois mais ce jour-là c'était son tour et Alexis avait dit, en se déchaussant :

-Tu sais, y faut pas faire de bruit parce que y a ma mère qui dort...

-Ah?

Charles fut impressionné. Ça pouvait dormir l'après- midi, une maman ?

-    Elle est malade ? demanda-t-il tout bas.

-           Non, elle est infirmière, mais comme elle part très tôt le matin, souvent elle fait la sieste... Regarde, la porte de sa chambre est fermée... C'est notre code...

Tout cela lui parut terriblement romanesque. Parce que c'était un jeu, de jouer ainsi. De faire rouler leurs petites voitures sans les percuter, de chuchoter en se retenant par la manche et de se découper eux-mêmes leurs tranches de pain d'épice.

Tous les deux, seuls au monde, et sursautant au moindre pschitt de limonade...

Oui, la paix déjà, n'était plus si évidente car à chaque fois qu'il passait devant cette porte, il sentait son cœur battre.

Un peu.

C'était comme si la Belle au bois dormant, ou alors une princesse extrêmement lasse, condamnée, défigurée peut- être? se cachait là-derrière... Il marchait sur la pointe des pieds, retenait sa respiration et progressait vers la chambre de son ami en calant ses pas sur les lattes du parquet pour ne pas tomber.

Ce couloir était un pont suspendu au-dessus des crocodiles.

Il revint plusieurs fois et, toujours, cette porte close le fascinait.

Devait se demander si elle n'était pas morte, en vrai. Peut-être qu'Alexis lui mentait... Peut-être qu'il se débrouillait tout le temps tout seul et ne mangeait que des gâteaux...

Peut-être qu'elle ressemblait à ces statues dans leur livre d'histoire ?

Qu'elle était recouverte d'un voile dur et que ses pieds dépassaient de l'autre côté ?

Mais non pourtant, puisque la table de la cuisine était toujours en désordre... Des bols de café et des mots croisés à moitié terminés, des cheveux pris dans une barrette, la peau d'une orange, des enveloppes déchirées, des miettes...

Et Charles observait Alexis nettoyer tout cela comme si c'était la chose la plus naturelle du monde, de vider les cendriers de sa maman et de lui plier ses chandails.

Son ami, alors, n'était plus celui que la maîtresse avait envoyé au coin quelques heures auparavant, c'était...

C'était bizarre. Même son visage changeait. Il se tenait plus droit et comptait les cigarettes fumées en fronçant les sourcils.

Ce jour-là par exemple, avait secoué la tête et rompu le silence :

-    Pff... C'est dégoûtant.

Trois mégots étaient enfoncés dans un yaourt à peine entamé.

-            Si tu veux, ajouta-t-il confus, j'ai un nouveau calot... Un mammouth... Il est sur ma table de nuit...

Charles ôta ses souliers et partit en expédition.

Oh, oh... La porte était grande ouverte... Détourna le regard à l'aller, mais, au retour, ne put s'empêcher d'y jeter un cil.

Le drap avait glissé et l'on voyait ses épaules. Et même la moitié de son dos. Il s'immobilisa. Sa peau était si blanche et ses cheveux, si longs...

Il devait s'éloigner, il fallait s'éloigner, il allait s'éloigner, lorsqu'elle ouvrit les yeux.

Comme elle était belle... Belle comme dans les histoires du catéchisme... Silencieuse et immobile, mais comme avec une sorte de lumière tout autour.

-            Hé... Salut toi... fit-elle en se redressant légèrement pour caler sa paume sous sa nuque.

-   Tu es Charles, n'est-ce pas ?

Il ne put lui répondre car on voyait un bout de son... Enfin de ses...

Il ne put répondre et partit en courant.

-    Qu'est-ce que tu fais ? Tu t'en vas ?

-     Oui, balbutia Charles qui s'énervait sur sa languette, dois faire mes devoirs.

-    Hé ! s'exclama Alexis, mais c'est mercredi de... La porte avait déjà claqué.

Oublions cette histoire de paix ravie ou condamnée. Affirmation beaucoup trop vigoureuse pour être honnête. Bien sûr que Charles, une fois dans la rue, s'était agenouillé, avait renfilé convenablement sa chaussure, fait passer la grande boucle autour de la petite et était reparti du bon pied.

Bien sûr.

D'ailleurs il en souriait à présent. Tu parles d'une Sainte Vierge...

S'amusait de ce petit garçon qu'il était alors, illuminé et touché par la grâce mais perplexe cependant. Oui, perplexe. Qui vivait entouré de filles mais n'aurait jamais imaginé que c'était d'une autre couleur, vers le bout...

Non, il n'avait pas perdu la paix, il avait gagné une forme d'agitation, un trouble, qui grandirait avec lui et s'allongerait en même temps que ses bas de pantalon. Qui cacherait ses écorchures, lui ceindrait les hanches et s'élargirait vers le bas. Serait aplati par le fer de sa mère et désapprouvé par l'élégance de son père. S'effilocherait plus tard. Serait roulé en boule et couvert de taches. Puis gagnerait en maturité, en qualité donc, prendrait un pli impeccable, des revers aussi, exigerait d'être nettoyé à sec et finirait froissé dans les graviers d'un cimetière borgne.

Inclina son dossier en bénissant le ciel.

C'était une chance de se trouver dans un avion finalement. De voler si haut, de s'être shooté, d'être à jeun, de les avoir retrouvés, de se souvenir du parfum de vieille cocotte de Nounou, de les avoir connus, de s'en être fait aimer, et de ne s'en être jamais remis.

À cette époque, c'était une dame, mais aujourd'hui il sait bien que non. Aujourd'hui il sait qu'elle devait avoir vingt- cinq ou vingt-six ans et cette histoire d'âge - qui l'avait tellement hantée - lui donnait enfin raison, à lui : cela n'avait jamais eu la moindre importance.

Anouk n'avait pas d'âge parce qu'elle n'entrait dans aucune case, et se débattait beaucoup trop pour se laisser circonscrire.

Se comportait comme une enfant souvent. Se roulait en boule au milieu de leurs Meccano et s'endormait sur le passage d'un convoi. Boudait quand c'était l'heure des devoirs, imitait la signature de son fils, implorait des mots d'excuse, pouvait rester des jours sans parler, tombait amoureuse n'importe comment, passait des soirées à attendre que le téléphone sonne en le couvrant d'un œil noir, les exaspérait à force de leur demander s'ils la trouvaient belle, non, mais... vraiment belle, et finissait par les engueuler parce qu'il n'y avait rien à dîner.

Et puis d'autres fois, non. D'autres fois, elle sauvait des gens, et pas seulement à l'hôpital. Des gens comme Nounou et tant d'autres qui la vénéraient comme la plus solide des idoles.

N'avait peur de rien ni personne. Faisait un pas de côté quand le ciel lui tombait sur la tête. Encaissait. Ferraillait.

Écopait. Battait des cils, serrait les poings ou levait son majeur selon l'ennemi, finissait par comprendre que la ligne avait été coupée, raccrochait, haussait les épaules, se remaquillait et les emmenait tous au restaurant.

Oui, l'âge, ou la différence d'âge, était bien les seuls chiffres qui avaient résisté à ce bon élève. Une inéquation laissée dans la marge... Trop d'inconnues... Pourtant il se souvient comme son visage l'avait marqué la dernière fois. Mais ce n'étaient pas ses rides ou ses racines blanches qui l'avaient décontenancé, c'était... son désistement.

Quelque chose, quelqu'un, la vie, avait éteint la lumière.

On lui proposa un café, une lavasse infâme qu'il accepta avec joie. Téta le plastique brûlant en posant son front contre la vitre, observa les tremblements de l'aile, essaya de démêler les étoiles des autres long-courriers, recula les aiguilles de sa montre et continua de fendre sa nuit.

La seconde photo, c'est lui qui l'avait prise... Il s'en souvient parce que son oncle Pierre venait à l'instant même de le lui offrir, ce petit Kodak Instamatic dont il rêvait depuis si longtemps, et il avait roulé la manche de son aube pour pouvoir l'inaugurer.

Alexis et lui venaient de faire leur première communion et tout le monde s'était réuni dans le jardin familial. Sous le cerisier que l'on avait abattu la semaine précédente justement... Son oncle devait être en train de lui casser les pieds à lui répéter qu'il fallait d'abord lire la notice, et vérifier la lumière, et le chargement, et... t'es-tu lavé les mains d'abord? mais Charles ne l'écoutait pas : Anouk était déjà en train de poser.

Avait coincé une mèche de cheveux entre son nez et sa lèvre supérieure et, grimaçant ainsi, semblait lui envoyer un énorme baiser moustachu de dessous son chapeau de paille.

S'il avait su qu'il loucherait ainsi sur ce cliché plusieurs vies plus tard, aurait davantage écouté les conseils du tonton... C'était mal cadré et la mise au point laissait à désirer, mais enfin... C'était bien elle... Et si c'était flou, c'est parce qu'elle faisait le pitre...

Oui, elle faisait le pitre. Et pas seulement pour la photo. Pas seulement pour sauver Charles de l'autre binocle. Pas seulement parce qu'il faisait beau et qu'elle se sentait en confiance dans un viseur qui l'aimait. Riait, léchait son verre quand la mousse débordait, leur catapultait des dragées et s'était même fabriqué des dents de vampire en nougatine, mais c'était... pour faire diversion... Oublier, et surtout, leur faire oublier à tous, que sa seule famille ce jour- là, les seuls êtres humains avec lesquels elle pourrait dire plus tard «Mais si... C'était à la communion du petit, tu sais bien...» et qui s'étaient improvisés parrain et marraine au moment de signer les registres, étaient une collègue de travail et un vieux cabot plus choucrouté que jamais...

Ah, justement. Le voilà... Le magnifique Nounou... Encadré de ses deux chérubins, fier comme Artaban et à peine plus grand qu'eux malgré ses talonnettes et sa mise en plis en accordéon.

- Ouh là, mes bichons ! Mais faites donc attention avec vos cierges ! Avec tout ce que la Jackie m'a laqué, je vais exploser, moi ! Touchez, voir...

Ils avaient touché, et en effet, c'était exactement comme les machins en sucre au-dessus de leur pièce montée.

-           Qu'est-ce que je vous disais... Bon, allez, souriez maintenant !

Et ils souriaient sur cette photo. Ils souriaient. En s'agrip- pant à lui tendrement pour essuyer leurs doigts sur ses manches en alpaga.

Alpaga... C'était la première fois que Charles entendait ce mot... Ils étaient tous sur le parvis de l'église, abasourdis par le boucan des cloches et scrutant l'horizon en tortillant leurs cordelières parce que Nounou était en retard.

Mado en perdait son latin et au moment où, tant pis, il fallait y aller, ils le virent descendre d'un taxi comme d'une limousine à la Croisette.

Anouk était partie d'un grand éclat de rire :

-    Mais mon Nounou... Mais, mais... Tu es splendide!

-            Je t'en prie, répondit-il un peu pincé, ce n'est qu'un petit costume d'alpaga, voyons... Je me l'étais fait faire pour la tournée d'Orlanda Marshall en...

-           Qui c'était? demandai-je alors que nous nous dirigions vers la sacristie.

Grand soupir à la coup d'éventail et vase brisé.

-             Oh... Une bonne amie à moi... Mais elle n'a pas percé... La tournée a été annulée... Encore une histoire de cuisses si vous voulez mon avis...

Puis, embrassant son index et effleurant leurs fronts (son Rouge Baiser, le meilleur des saints chrêmes) :

-           Allez mes Jésus, zou... Et si vous voyez de la lumière, pas de blague, vous baissez la tête, hein ?

Mais non, Charles avait récité son Notre-Père les yeux grands ouverts et il l'avait bien vue, qui souriait tout de travers en serrant très fort la main de son voisin.

Sur le moment, ça l'avait un peu agacé. Hé. Pas maintenant. Pouce. Elle n'allait pas encore se mettre à chialer quand même? Mais aujourd'hui... Cette émotion qui est aux deux... Que son nom soit sanctifié et que sa volonté soit faite. C'était la première communion de son unique enfant, journée pleine de grâce, petite trêve officielle dans une vie bien épineuse, et son seul passé, sa seule épaule, les seuls doigts qu'elle pouvait broyer pendant les glouglous de l'orgue, étaient ceux de la vieille copine d'Orlanda Marshall avec ses bottillons vernis et ses chapelets en sautoir sur son costume parme...

Ce n'était rien.

Et pourtant c'était beaucoup.

Mais c'était n'importe quoi.

C'était sa vie.

Il lui avait offert un stylo, qui avait appartenu à «Monsieur Maurice Chevalier s'il te plaît», mais dont on ne pouvait plus ôter le capuchon.

-           Et alors?Ton cœur ne fait pas boum? avait-il ajouté en avisant le sourire embarrassé de Charles.

-    Euh... si...

Et quand le petit s'était éloigné, c'est à la moue d'Anouk qu'il se sentit obligé de rendre des comptes :

-    Pourquoi tu me regardes comme ça, toi ?

-           Je ne sais pas... La dernière fois, tu m'avais dit qu'il avait appartenu àTino Rossi ce foutu stylo...

-   Allons Trésor...

Grande lassitude d'alpaga.

-            C'est le rêve qui compte, tu le sais bien... Et puis, je trouvais que Maurice Chevalier, pour une communion, c'était plus... C'était mieux.

-Tu as raison.Tino Rossi, ça fait plutôt Noël...

-    Et tu te trouves drôle ?

Elle pouffait, il se renfrogna.

-    Oh... Mon Nounou... Que serais-je sans toi?

Et son fond de teint rosissait.

Charles reposa les photos sur sa tablette. Il aurait aimé aller plus loin, mais voilà que ce vieux baladin, comme d'habitude, tirait de nouveau toute la couverture à lui. Et l'on ne pouvait pas lui en vouloir. C'était sa raison d'être, la scène, le spectacle, l'enteurtainemante, comme il disait...

Alors, allons-y, songea-t-il, allons-y. Après les petits chiens portant faux col et avant que la lumière ne se rallume, Ladies and Gentlemen, exceptionnellement pour vous ce soir, en direct de sa tournée triomphale vers le Nouveau Monde et sous vos yeux ébahis, le Grand, le

Merveilleux, l'Exquis, l'Inoubliable Nounou...

★★★

Une nuit de janvier 1966 (quand elle lui raconterait cette histoire bien plus tard, Anouk, qui ne se souvenait jamais de rien, se servirait de ce curseur : la veille un Boeing s'était écrasé sur le Mont-Blanc...), une vieille dame est morte en cardiologie. C'est-à-dire trois étages au-dessus. C'est-à-dire à des années-lumière des préoccupations de l'IDE Le Men laquelle, à cette époque, était au déchocage. Charles emploie ce terme à dessein parce que c'était le sien, mais il faut comprendre : aux urgences. Anouk, et comme cela lui allait bien, était une infirmière urgentiste.

Oui, une vieille dame était morte et pourquoi l'aurait-elle su puisque rien n'est plus cloisonné qu'un hôpital. À chaque service ses pots, ses victoires, et ses petites misères...

C'était sans compter les bruits de couloir. Ou de machines à café en l'occurrence... Ce jour-là, l'une de ses collègues se plaignait d'un drôle de zozo qui commençait à les chauffer là-haut parce qu'il continuait de venir visiter sa défunte avec des fleurs fraîches tous les jours en s'étonnant d'être éconduit. En riait ensuite et demandait à la cantonade si quelqu'un pouvait lui signer une admission en psychiatrie.

Sur le moment, n'avait pas réagi plus que cela. Son cœur et son gobelet froissés pareillement avant d'être jetés à la poubelle. Elle avait son lot.

C'est seulement quand la sécurité s'en mêla et qu'il fut interdit dans les étages que le drôle de zozo en question entra dans sa vie. À n'importe quelle heure du jour ou de la nuit, qu'elle prît son service ou le quittât, elle le trouvait là, dans le hall d'accueil, assis entre les plantes vertes et la guitoune de la comptabilité. Prostré, toléré, battu par les courants d'air et le mouvement des foules, se déplaçant au gré des sièges libres et le visage toujours tendu vers les portes des ascenseurs.

Là encore, elle détournait le regard. Son lot, sa peine, ses corps désincarcérés, ses nourrissons ébouillantés, ses dégueulis de poivrots, ses pompiers trop lents, ses galères de baby-sitting, ses soucis d'argent, sa solitude, son... Détournait le regard.

Et puis un soir, allez savoir, parce que c'était un dimanche et que les dimanches sont les jours les plus injustes du monde, parce que sa garde était finie, parce qu'Alexis avait trouvé refuge chez leurs gentils voisins, parce qu'elle était trop épuisée pour sentir encore sa fatigue, parce qu'il faisait froid, que sa voiture était en panne et que l'idée même de marcher jusqu'à l'arrêt de bus la prenait à la gorge, et parce qu'il allait finir par crever enfin, à rester là sans bouger, au lieu de s'éclipser par la sortie de service, avait repris son trajet de lumière, et, plutôt que de baisser les yeux, était venue s'asseoir à ses côtés.

Pendant très longtemps, était restée silencieuse, se creusant le ciboulot à se demander comment elle pourrait lui faire lâcher son bouquet sans le casser en mille morceaux, mais non, ne trouvait pas, et, la nuque rompue, avait fini par admettre qu'elle était elle-même beaucoup trop mal en point pour aider qui que ce fût.

-    Et donc? demanda Charles.

-    Euh... Je lui ai demandé s'il avait du feu...

Il se bidonna :

-    Hé ! Vachement original comme entrée en matière !

Anouk souriait. N'avait jamais raconté cette histoire à

personne et s'émerveillait de se souvenir si bien, elle qui oubliait souvent comment elle s'appelait la veille.

-    Et après? Tu lui as demandé si c'était à lui, ces beaux yeux là ?

-   Non. Après je suis sortie fumer quelques lattes pour me donner du courage et quand je suis revenue, je lui ai dit la vérité. Je lui ai parlé comme je ne m'étais jamais confiée auparavant. A personne... Le pauvre, quand j'y repense...

-    Qu'est-ce que tu lui as dit?

-    Que je savais pourquoi il était là. Que je m'étais renseignée et qu'on m'avait dit que sa maman était partie tout doucement. Que j'aimerais bien avoir la certitude d'en mériter autant. Qu'elle avait eu de la chance de l'avoir auprès d'elle. Qu'une de mes collègues m'avait raconté qu'il était venu tous les jours et lui avait tenu la main jusqu'au bout. Que je les enviais, elle et lui. Que moi, je n'avais pas vu ma mère depuis des années. Que j'avais un petit garçon de six ans qu'elle n'avait jamais pris dans ses bras. Que je lui avais adressé un faire-part et qu'elle m'avait renvoyé une robe de fillette comme cadeau de naissance. Que ce n'était probablement pas par méchanceté, mais que c'était pire encore. Que je passais le plus clair de ma vie à soulager les gens mais que personne ne s'était jamais occupé de moi. Que j'étais fatiguée, que j'avais du mal à dormir, que je vivais seule et que je buvais quelquefois, le soir, pour pouvoir m'endormir parce que ça m'angoissait terriblement de savoir qu'un enfant dont la vie dépendait de la mienne dormait dans la pièce d'à côté... Que je n'avais jamais eu de nouvelles de son père, un homme dont je rêvais encore pourtant. Que je lui demandais pardon de lui raconter tout ça. Qu'il avait son chagrin lui aussi, mais qu'il n'avait plus de raison de revenir puisqu'il avait bien dû l'enterrer depuis... n'est-ce pas? Qu'il ne fallait pas traîner dans un endroit pareil quand on allait bien parce que c'était comme une offense à ceux qui souffraient, mais que s'il venait, alors ça voulait dire qu'il avait du temps et que si c'était le cas, euh... est-ce qu'il ne voudrait pas venir chez moi à la place ?

Qu'avant de vivre ici, je travaillais de nuit dans un autre hôpital et qu'à l'époque, j'étais hébergée chez des amis qui pouvaient s'occuper de mon gamin, mais que depuis deux ans, je vivais seule et me ruinais en nourrices. Que parce qu'il apprenait à lire depuis la rentrée, je m'étais aménagée des horaires épuisants pour être là quand il revenait de l'école. Qu'il était haut comme trois pommes mais se réveillait tout seul chaque matin et que je m'inquiétais toujours de savoir s'il avait bien pris son petit déjeuner et... Que je ne l'avais jamais dit à personne parce que j'avais trop honte... Il était si petit... Oui. J'avais honte. Que j'allais être obligée de travailler pendant la journée à partir du mois prochain. Que ma surveillante ne me laissait pas le choix et que je n'avais pas encore osé le lui annoncer... Que les nourrices n'ont jamais le temps de vérifier les leçons des enfants ou de leur faire lire leur page de lecture, en tout cas pas celles qui étaient dans mes moyens et que... que je le payerai bien sûr! C'était un enfant très gentil, qui avait l'habitude de jouer tout seul et que... chez moi ce n'était pas très beau, mais quand même un peu plus chaleureux qu'ici et... -Et?

-    Ben après, rien... Et comme il ne réagissait pas, je me suis demandé s'il n'était pas sourd ou... Je ne sais pas... Un peu simplet, tu vois...

-Et?

-     Et ça m'a semblé long, mon Dieu ! Très Sainte-Anne comme ambiance ! Et je nous mettais tous les deux dans le même panier, hein? Deux dingues sous les yuccas... Oh, quand j'y repense... Il fallait vraiment que je sois désespérée... Je m'étais approchée dans l'idée de lui apporter mon soutien et voilà que je le suppliais de me sauver... Quelle misère, mon Charles, quelle misère...

-    Continue...

-    Eh bien, à un moment, je me suis levée quand même ! Et il s'est levé avec moi. Et je suis allée prendre mon bus, et il m'a suivie. Et je me suis assise, et il s'est assis en face de moi et euh... J'ai commencé à flipper...

Elle riait.

-    Merde, je me disais, ça ne va pas du tout, là... Je lui ai demandé de venir chez moi, mais pas tout de suite. Ni pour toujours. Au secours. Je faisais bonne figure, mais j'te jure, j'en menais pas large... Je me voyais déjà en train de l'emmener chez les flics... Bonjour monsieur l'agent, alors voilà... C'est un poussin orphelin qui me prend pour sa mère et qui me suit partout... Que... qu'est-ce que je fais?

Du coup, je n'osais plus le regarder et me suis faite toute petite dans les tours de mon écharpe. Lui, par contre, ne cessait de me dévisager. Ambiance... Et à un moment, il m'a dit : «Votre main...» «Pardon?» «Donnez-moi votre main... Non, pas celle-ci, la gauche... »

-    Qu'est-ce qu'il voulait?

-Je ne sais pas... Voir mon CV j'imagine... S'assurer que je lui avais dit la vérité... Il a donc lu dans ma paume et a ajouté : «Le petit... Il s'appelle comment?» «Alexis. » «Ah?» Pause. «Comme Sverdjak... » et comme je ne réagissais pas : «Alexis Sverdjak. Le plus grand lanceur de couteaux de tous les temps... » Et, là, tu me croiras si tu veux mais je me suis dit que j'avais peut-être merdé encore une fois... Il avait l'air tellement brindezingue avec son foulard de mémère sur la tête... Oui, là, je m'en suis voulu... Tu les cherches quand même, hein? me sermonnais-je en regardant mes ongles. Merde, c'est ton gosse ! C'est quoi encore, cette Mary Poppins de foire que tu nous as dégottée?!

-    Il était maquillé et tout?

-    Non, encore plus indéfinissable que ça... Un très vieux poupon... Avec sa couperose, ses yeux en gelée, ses gants en peau de bibiche et ses cols douteux.Terrible, je te dis...

-     Et il t'a suivie jusque chez toi?

-     Oui. Il voulait voir où j'habitais. Mais a refusé de monter boire quelque chose. Dieu sait si j'ai insisté pourtant, mais non, impossible de lui faire entendre raison.

-    Ensuite ?

-    Ensuite je lui ai dit au revoir. Je lui ai dit que je regrettais de l'avoir ennuyé avec toutes mes histoires et qu'il pouvait revenir quand il voulait. Qu'il serait toujours le bienvenu et que mon petit garçon serait sûrement très heureux d'entendre parler de Biduljak, mais que, surtout, surtout, il ne devait pas retourner à l'hôpital... Promis?

Je me suis éloignée en cherchant mes clefs et j'ai entendu : «Tu sais,Trésor, que j'étais un artiste, moi aussi?» Tu parles, si je m'en doutais ! Je me suis retournée pour le saluer une dernière fois.

«Je faisais du music-hall... »

«Ah?»

Et là, mon Charles, là... Essaye d'imaginer la scène... La nuit, son ombre, sa voix tellement bizarre, le froid, les poubelles et tout... Franchement, j'étais pas fière... Je me voyais déjà dans les faits-divers du lendemain...

«Tu ne me crois pas? a-t-il ajouté. Regarde... »

Il a plongé sa main dans l'échancrure de son petit manteau et tu sais ce qu'il en a sorti ?

-    Une photo ?

-    Non. Une colombe.

-Trop fort...

-     Comme tu dis... On en a eu des shows avec lui, pas vrai? Mais celui-là restera toujours le plus beau pour moi... C'était à la fois tellement dingue, tellement ringard et tellement poétique... C'était... C'était Nounou... Tu aurais vu sa tête... Comme il bichait... Et là, j'ai chopé un grand sourire dont je n'arrivais plus à me défaire. J'ai bu mon café, je me suis lavé les dents et me suis couchée avec et... Et tu sais quoi?

-     Quoi?

-      Cette nuit-là, et pour la première fois depuis des années... Des années et des années... J'ai bien dormi. Je savais qu'il allait revenir... Je savais qu'il allait s'occuper de nous et que... Je ne sais pas... J'avais confiance... Il l'avait bien vu, que ma ligne de chance était encore plus courte que celle du cœur... Il m'avait appelée Trésor et avait caressé la tête de son piaf en découvrant ses chicots tout pourris, il... Il allait nous aimer, j'en avais la certitude. Et tu vois, pour une fois je ne m'étais pas trompée... Les années Nounou furent les plus belles de ma vie. Les moins dures en tout cas... Et ce grand merdier de feu d'artifice qui allait arriver deux ans plus tard, pour moi, ça ne faisait pas un pli : c'était lui. C'était lui l'artificier. C'était ce petit zébulon, ma révolution et... Oh... Comme il nous a fait du bien...

-    Euh... Excuse-moi d'être si terre à terre, mais... toutes ces journées, là, à l'hosto, il avait sa volaille dans sa poche?

-     C'est drôle que tu me demandes ça parce que c'est justement une question que je lui avais posée peu de temps après et il n'avait jamais voulu me répondre... J'avais senti un malaise et n'avais pas insisté. C'est seulement des années plus tard, un jour que je devais me sentir particulièrement minable et où j'avais dû craquer encore une fois, qu'il m'avait envoyé une lettre. La seule qu'il m'ait jamais écrite d'ailleurs... J'espère que je ne l'ai pas perdue... Il y disait des choses très gentilles, des compliments que personne ne m'avait jamais faits, des... Oui, une lettre d'amour quand j'y repense... et à la fin, il terminait :

Tu te souviens de ce soir-là, à l'hôpital? Je savais que je ne rentrerais plus jamais chez moi et c'est pour ça que j'avais Mistinguett dans ma poche. Pour la libérer avant de... Et puis tu es venue alors je suis rentré quand même.

Ses yeux brillaient.

-    Et il est revenu quand ?

-     Le surlendemain... A l'heure du goûter... Tout pimpant, avec une nouvelle couleur de cheveux, un bouquet de roses et des roudoudous pour Alexis. On lui a montré la maison, l'école, les commerçants, ta maison... Et... Et voilà. La suite, tu la connais...

-Oui.

Mes yeux brillaient.

-    Le seul hic à l'époque, c'était Mado...

-    Je me souviens... Je n'avais plus le droit de venir chez vous...

-    Oui. Et puis tu vois... Il a fini par se la mettre dans la poche, elle aussi...

★★★

Sur le moment, je n'avais pas osé la contredire, mais cela n'avait pas été aussi simple...

Ma mère n'était pas exactement une petite colombe blanche qui fermait les yeux quand on la caressait dans le sens des plumes. Alexis était toujours le bienvenu, mais j'étais interdit de séjour au numéro 20.

J'entendais des mots nouveaux, des mots qui n'avaient pas l'air très courtois pour Nounou. Moralité, mœurs, danger. Des mots qui me semblaient totalement débiles. Quel danger? D'avoir des caries parce qu'il nous offrait trop de bonbons ? De sentir la fille parce qu'il nous faisait trop de bisous? De travailler moins bien à l'école parce qu'il ne cessait de nous répéter que nous étions des princes et que nous n'aurions jamais besoin de travailler plus tard? Mais, Maman... On le croyait pas, tu sais... D'ailleurs, elles étaient toujours pourries, ses prédictions. Il nous avait juré qu'on gagnerait le circuit des 24 Heures au loto de la kermesse et on n'a rien gagné du tout alors...

Non, si elle avait fini par céder, c'est parce que j'avais tenu bon pour une fois. J'étais resté douze heures sans manger et neuf jours sans lui adresser la parole! Et puis Mai 68 avait fini par la faire vaciller un peu... Puisque ce monde courait à sa perte eh bien, vas-y, mon fils, vas-y. Va jouer aux billes...

J'y étais retourné, mais du bout de sa démission et avec des recommandations et des horaires très stricts. Des mises en garde où il était question de gestes, de mon corps, de ses mains, de... Des phrases auxquelles je ne comprenais rien.

Aujourd'hui, bien sûr, je vois les choses différemment... Est-ce que, si j'avais un enfant, je le confierais à une babysitter aussi hybride que Nounou? Je ne sais pas... J'aurais probablement quelques réticences, moi aussi. Mais non... Nous n'avions rien à craindre... En tout cas, il n'y eut jamais le moindre malaise. Ce que Nounou faisait de ses nuits, c'était une autre histoire, mais avec nous c'était le plus pudique des hommes. Un ange. Un ange gardien qui se parfumait à Tais-toi mon cœur et nous laissait jouer à la guerre en paix.

Et puis il devint prétexte. C'était Anouk qui chiffonnait ma mère, et cela aussi, je peux le comprendre. Le trouble de mon père l'autre jour vaut tous les discours du monde...

Je pouvais aller jouer aux billes, mais vint un temps où je n'eus plus le droit de prononcer son nom à la maison. Que s'était-il passé exactement, je l'ignore. Ou alors je ne le sais que trop bien. Aucun homme n'aurait voulu vivre avec elle mais tous étaient prêts à lui assurer le contraire...

Quand elle était gaie, quand ses vertiges la laissaient en paix, quand elle dénouait ses cheveux et qu'elle préférait marcher pieds nus, quand elle se souvenait que sa peau était douce encore et que... c'était un soleil. Où qu'elle aille, quoi qu'elle dise, les visages se tournaient et tout le monde voulait sa part. Tout le monde voulait l'attraper par le bras, quitte à lui faire un peu mal, plutôt en lui faisant un peu mal d'ailleurs, pour faire cesser le bruit de ses bracelets une seconde. Juste une seconde. Le temps d'une grimace ou d'un regard. D'un silence, d'un abandon, de n'importe quoi d'elle. N'importe quoi, vraiment. Mais pour soi seul.

Oh oui... Elle avait dû en entendre des mensonges...

Étais-je jaloux? Oui.

Non.

J'avais appris à les reconnaître, ces regards, à force, et ne les craignais plus. Il me suffisait de vieillir et je m'y employais. Jour après jour. J'étais confiant.

Et puis ce que je savais d'elle, ce qu'elle m'avait donné, ce qui m'appartenait, eux, tous les autres, ils ne l'auraient jamais. Pour eux, elle changeait sa voix, parlait trop vite, riait trop fort, mais avec moi, non, elle restait normale.

Donc c'était moi qu'elle aimait.

Mais quel âge ai-je, pour parler ainsi? Neuf? Dix ans?

Et pourquoi ce dévolu? Parce que ma mère, parce que mes sœurs, parce que les institutrices et les cheftaines scoutes. Parce que toutes les autres femmes autour de moi me désespéraient. Etaient laides, ne comprenaient rien, s'inquiétaient seulement de savoir si je savais mes tables ou si j'avais changé de maillot de corps.

Bien sûr.

Bien sûr puisque je n'avais pas d'autre objectif que de grandir pour me débarrasser d'elles.

Alors qu'Anouk... Parce qu'elle n'avait pas d'âge justement, ou parce que j'étais la seule personne au monde à l'écouter et à savoir quand elle mentait, ne s'était jamais penchée vers moi, ne supportait pas que l'on m'appelât Charlie ou Chariot, disait que j'avais un prénom doux et élégant, qui me ressemblait, me demandait toujours mon avis et admettait que j'avais souvent raison.

Et pourquoi cette assurance du haut de mon petit nez morveux ?

Mais parce qu'elle me l'avait dit, pardi !

J'avais passé la nuit chez eux et, avant de partir à l'école, elle avait glissé des goûters dans nos cartables.

A l'heure de la récréation, nous avions rejoint les autres avec nos sacs de billes dans une main et nos paquets d'aluminium dans l'autre.

-            Oh ! s'était enthousiasmé Alexis en dépiautant le sien, des gâteaux qui parlent !

Accroupi, je traçais une piste (déjà...) entre les graviers.

-           Je t'ai sur le bout de la langue et Tu me fais rire, lut-il à haute voix avant de les enfourner.

Je frottais mes mains contre mes cuisses.

-    Et toi?T'as quoi?

-           Moi? dis-je, un peu déçu de constater que je n'en avais qu'un.

-Alors?

-    Rien...

-Y a rien marqué?

-    Nan, y a marqué «Rien».

-    Oh... C'est nul... Bon, alors... C'est qui qui commence ?

-           Vas-y, fis-je en me relevant pour pouvoir le remettre dans mon blouson.

Nous jouâmes et je perdis beaucoup ce jour-là... Tous mes yeux de chats...

-    Hé ! Mais t'es trop nul ou quoi ?

Je souriais. Là, dans la poussière, puis dans le rang en touchant ma poche, puis sous mon casier, et dans mon lit enfin, après m'être relevé plusieurs fois pour le changer de cachette, je souriais.

A la folie

Avec quarante ans de recul Charles ne se rappelait pas avoir jamais reçu déclaration plus efficace...

La gaufrette s'était émiettée et il avait fini par la jeter. Avait grandi, était parti, était revenu et elle avait ri. Et il l'avait crue. Et il avait vieilli, et il avait grossi et... et elle était morte.

Et voilà.

Allons, allons, Balanda, ce n'était qu'un biscuit... Tu sais comment ils les appellent dans les épiceries rétro aujourd'hui? Des gaufrettes amusantes. Et puis tu n'étais qu'un enfant.

Tout cela est ridicule, n'est-ce pas?

Ridicule.

Oui, mais...

N'eut pas le temps de se justifier. Avait sombré.