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En la connaissant mieux, à mesure qu’elle m’ouvrait son cœur Cynthia m’en apprit plus sur sa famille, sur Clayton, Patricia et son grand frère Todd, qu’elle adorait et détestait selon les jours.
En fait, lorsqu’elle parlait d’eux, elle se reprenait souvent sur son emploi des temps de conjugaison.
– Maman s’appelait – s’appelle – Patricia, disait-elle.
Elle était en désaccord avec la partie d’elle-même qui se résignait à l’idée de leur mort. Il lui restait une lueur d’espoir, comme la braise mal éteinte d’un feu de camp.
Sa famille s’appelait Bigge[1]. C’était, bien entendu, une sorte de blague récurrente, car sa famille, même au sens le plus large, était plutôt réduite, du moins du côté de son père. Clayton Bigge avait perdu ses parents très tôt. Il n’avait ni frère ni sœur, ni oncle ni tante de qui parler. Il n’y avait donc jamais eu de réunions familiales où se rendre, de disputes entre Patricia et Clayton pour décider où passer Noël, même si le travail retenait parfois Clayton hors de la ville durant les fêtes.
– C’est moi, la famille, disait-il volontiers. Il n’y a personne d’autre.
Il n’était pas non plus un grand sentimental. Ni albums de photos poussiéreux des générations précédentes sur lesquels se pencher, ni clichés de jeunesse, ni vieilles lettres d’amour d’anciens béguins que Patricia aurait eu à déchirer en l’épousant. Lorsqu’il avait quinze ans, un incendie mal maîtrisé dans la cuisine familiale avait entièrement brûlé sa maison, et les souvenirs de deux générations étaient partis en fumée. Clayton était le genre d’homme à vivre au jour le jour, profitant du moment présent, indifférent au passé.
Du côté de Patricia, la famille était également réduite, mais au moins avait-elle une histoire. Des tonnes de photos – dans des albums ou des boîtes à chaussures – de ses parents, de la famille élargie, de ses amis d’enfance. Son père était mort de la polio lorsqu’elle était jeune, mais sa mère vivait encore lors de sa rencontre avec Clayton. Elle le trouvait charmant, bien qu’un peu silencieux. Comme il avait convaincu Patricia de se marier dans la plus stricte intimité, l’absence de célébration traditionnelle ne contribua pas à lui gagner l’affection des proches de Patricia.
À commencer par sa sœur Tess, loin d’être convaincue. Elle n’aimait pas beaucoup que le travail de Clayton le retienne le plus souvent sur les routes, laissant Patricia se débrouiller seule avec les enfants durant de si longues périodes. Mais il subvenait à leurs besoins, se montrait honnête, et semblait aimer Patricia d’un amour profond et sincère.
Patricia Bigge travaillait dans un drugstore de Milford, sur North Broad Road, tout près de l’ancienne bibliothèque où elle empruntait parfois des disques de musique classique. Elle rangeait les étagères, tenait la caisse, aidait le pharmacien, mais juste pour les bricoles. Elle n’avait pas la formation adéquate, et savait qu’elle aurait dû poursuivre ses études, apprendre un peu le commerce, par exemple, mais avant tout elle devait gagner sa vie. Tout comme sa sœur Tess, qui travaillait dans une usine de pièces pour radios à Bridgeport.
Un jour, Clayton Bigge était entré dans le drugstore pour s’acheter une barre de Mars.
Patricia aimait à rappeler que si son mari n’avait pas été pris d’une envie subite de Mars ce jour de juillet 1967, alors qu’il traversait Milford pour son travail, les choses auraient tourné autrement.
Concernant Patricia, elles tournèrent très bien. Clayton lui fit une cour rapide, et, quelques semaines après leur mariage, elle se retrouva enceinte de Todd. Clayton leur dénicha une maison abordable sur Hickory Street, juste après Pumpkin Delight Road, à un jet de pierre de la plage et du détroit de Long Island. Il voulait que sa femme et son enfant vivent dans un lieu décent pendant qu’il se trouvait sur les routes. Il était responsable d’un secteur couvrant, en gros, la région de New York à Chicago, jusqu’à Buffalo, pour la vente de lubrifiants industriels et de divers équipements à des ateliers d’usinage. Un vaste éventail de clients réguliers qui l’occupait beaucoup.
Cynthia était arrivée deux ans après la naissance de Todd.
Je repensais à tout cela en roulant vers le lycée d’Old Fairfield. Je me surprenais souvent à rêvasser sur le passé de ma femme, la façon dont elle avait été élevée, les membres de sa famille que je n’avais jamais rencontrés, et ne rencontrerais probablement jamais, a priori.
Peut-être que si j’avais eu l’occasion de passer du temps avec eux, j’aurais mieux compris le fonctionnement de Cynthia. Mais, à vrai dire, la femme que je connaissais et aimais avait été plus façonnée par ce qui s’était passé depuis qu’elle avait perdu sa famille – ou depuis que sa famille l’avait perdue – que par ce qu’elle avait vécu auparavant.
Je fis un saut au Dunkin’ Donuts pour acheter un café, résistant à l’envie de l’accompagner d’un beignet au citron, puis franchis le seuil du lycée, le gobelet à la main, une sacoche pleine de rédactions suspendue à l’épaule. Dans le hall, je vis Roland Carruthers, le proviseur et sans doute mon meilleur ami dans l’établissement.
– Salut, Rolly !
– Où est le mien ? demanda-t-il en désignant mon café.
– Si tu me remplaces pour le premier cours, je retourne t’en chercher un.
– Pour ce premier cours-là, il me faudrait quelque chose de plus costaud qu’un café.
– Ils ne sont pas si terribles que ça.
– Ce sont des sauvages, rétorqua Rolly, sans même se fendre d’un sourire.
– Tu ne sais même pas de quel cours il s’agit, ni quels élèves y assistent.
– S’il s’agit de lycéens d’ici, alors ce sont des sauvages, insista Rolly, toujours pince-sans-rire.
– Dis-moi ce qui se passe avec Jane Scavullo ?
C’était une élève de ma classe d’écriture créative, une gamine instable, au contexte familial perturbé et particulièrement flou selon le secrétariat, où elle passait d’ailleurs presque autant de temps que les secrétaires elles-mêmes. Il se trouvait également qu’elle écrivait comme un ange. Un ange prêt à vous défoncer le portrait, mais un ange tout de même.
– Je lui ai dit qu’elle était à un cheveu du renvoi, répondit Rolly.
Jane et une autre fille s’étaient livrées à un crêpage de chignon en bonne et due forme devant le lycée, deux jours plus tôt. Une histoire de garçon, apparemment. Quoi d’autre ? Leur mêlée avait attiré une foule assez considérable de supporters – peu importait qui gagnait tant que la bagarre durait – jusqu’à ce que Rolly vienne les séparer.
– Elle a répondu quoi ?
Rolly fit mine de mâcher bruyamment du chewing-gum, explosion de bulle comprise.
– Je vois.
– Tu l’aimes bien, constata Rolly.
Je retirai le couvercle de mon gobelet, et bus une gorgée de café avant de répondre.
– Elle a quelque chose.
– Toi, personne ne te déçoit suffisamment pour que tu perdes espoir, Terry. Mais tu n’es pas dépourvu de qualités non plus.
On pouvait qualifier mon amitié avec Rolly de « multicouche ». C’était à la fois un collègue et un ami, mais, puisqu’il était plus âgé que moi d’une vingtaine d’années, il représentait également une sorte de père. Il m’arrivait de me tourner vers lui lorsque j’avais besoin d’une opinion ou, comme je lui disais en plaisantant, du recul de la maturité. Je l’avais connu par l’intermédiaire de Cynthia. S’il faisait figure de père pour moi, il était un oncle officieux pour elle. Il avait été ami avec son père, Clayton, avant sa disparition, et, en dehors de sa tante Tess, il était à peu près la seule connaissance de Cynthia liée à son passé.
Il se préparait à prendre sa retraite, et donnait parfois l’impression de se la couler douce, comptant les jours avant son départ pour la Floride, son installation dans un mobile home flambant neuf du côté de Bradenton, ses sorties en mer pour pêcher le marlin ou l’espadon ou je ne sais quoi.
– Tu seras dans les parages tout à l’heure ?
– Bien sûr, répondit-il. Pourquoi ? Un problème ?
– Non… une broutille.
Rolly hocha la tête. Il savait ce que cela signifiait.
– Passe dans mon bureau. Plutôt après onze heures. Avant, je serai avec le directeur.
Je fis un saut en salle des profs pour vérifier si mon casier contenait du courrier ou des notes importantes, et je m’apprêtais à sortir quand je me heurtai à Lauren Wells, qui regardait aussi son courrier.
– Oh, pardon !
– Hé, s’exclama Lauren avant de reconnaître qui l’avait heurtée, et de me sourire aussi sec.
Elle portait un survêtement rouge et des baskets blanches, ce qui était logique, vu qu’elle enseignait l’éducation physique.
– Comment ça va ? enchaîna-t-elle.
Lauren était arrivée à Old Fairfield quatre ans plus tôt, mutée d’un lycée de New Haven dans lequel enseignait son ex-mari. La rumeur disait qu’après l’échec de son mariage, elle avait refusé de continuer à travailler dans le même établissement que lui. Parce qu’elle s’était taillé une réputation d’entraîneur d’athlétisme hors pair en permettant à ses élèves de gagner de nombreuses compétitions locales, les proviseurs de plusieurs lycées se seraient réjouis de l’intégrer à leur équipe pédagogique.
Rolly avait décroché le gros lot. En privé, il m’avait confié l’avoir embauchée pour ce qu’elle pouvait apporter à l’école, ce qui incluait également, semblait-il, « une plastique du tonnerre, une cascade de cheveux auburn et de sublimes yeux bruns ».
Je m’étais exclamé :
– Auburn ? Tu as bien dit auburn ?
Puis j’avais dû lui lancer un drôle de regard, car il s’était senti obligé d’ajouter :
– Du calme, c’est une simple constatation. La seule gaule que j’arrive encore à lever me sert à pêcher le bar.
Depuis le temps que Lauren Wells travaillait dans ce lycée, je n’étais jamais apparu sur son écran radar, jusqu’à l’émission sur la famille de Cynthia. Depuis, elle me demandait des nouvelles dès qu’elle me voyait.
– Rien à se mettre sous la dent ? reprit-elle.
Interloqué, je crus quelques instants qu’elle voulait savoir si quelqu’un avait apporté de quoi grignoter. Certains jours, des beignets surgissaient comme par miracle sur la table.
– Après le reportage, précisa-t-elle. Ça fait bien trois semaines, maintenant ? Personne n’a appelé pour vous dire ce qui est arrivé à la famille de Cynthia ?
Marrant, qu’elle dise la famille « de Cynthia » et non « de ta femme ». Comme si Lauren connaissait Cynthia, alors qu’elles ne s’étaient jamais rencontrées, du moins, à ce que je savais. Si on ne tenait pas compte de ces réceptions auxquelles les professeurs amenaient leurs conjoints.
– Non, personne.
Elle posa une main compatissante sur mon bras.
– Cynthia doit être tellement, tellement déçue !
– Euh, oui, ce serait bien d’avoir un retour. Quelqu’un sait forcément quelque chose, même après tant d’années.
– Je pense sans cesse à vous deux, déclara Lauren. Je parlais encore de vous à une amie, l’autre soir. Et toi, tu tiens le coup ? Ça va ?
Je feignis la surprise.
– Moi ? Oui, bien sûr, tout va bien.
– Parce que, parfois – et la voix de Lauren s’adoucit –, parfois, tu donnes l’impression d’être, comment dire, je suis peut-être mal placée pour faire cette remarque, mais quand je te vois en salle des profs, tu parais un peu fatigué. Et triste, aussi.
Je n’aurais pas su dire ce qui me frappa le plus. Que Lauren m’ait trouvé l’air fatigué et triste, ou qu’elle m’ait observé en salle des profs.
– Non, je vais très bien, vraiment.
– Tant mieux, dit-elle en souriant, avant de s’éclaircir la gorge. Bon, il faut que je file au gymnase. On devrait bavarder de temps en temps, tous les deux.
De nouveau, elle toucha mon bras, y laissa traîner sa main quelques instants, puis quitta la pièce.
Tout en me dirigeant vers la salle où j’allais donner mon cours d’écriture créative, je me fis de nouveau la réflexion qu’une personne capable d’élaborer un emploi du temps en plaçant une matière « créative » en première heure ne connaissait rien aux lycéens ou était doté d’un sens de l’humour pervers. J’en avais parlé à Rolly, qui m’avait répondu :
– C’est pour ça qu’on l’appelle ainsi. Il faut être créatif pour trouver un moyen d’intéresser les mômes si tôt le matin. Si quelqu’un peut le faire, c’est bien toi, Terry.
Lorsque je pénétrai dans la salle de classe, vingt-deux ados m’y attendaient, la moitié d’entre eux avachis sur leurs bureaux, comme si un chirurgien les avait dévertébrés au cours de la nuit. Après avoir posé mon gobelet, je fis bruyamment tomber ma sacoche sur le bureau. Le choc sourd attira leur attention. Car ils savaient ce qu’elle contenait.
Au dernier rang, Jane Scavullo, dix-sept ans, était tellement tassée sur sa table que je voyais à peine le pansement qui ornait son menton.
– Bien. J’ai noté vos rédactions, et j’ai trouvé quelques bonnes surprises. Certains d’entre vous ont même réussi à rédiger des paragraphes entiers sans utiliser le mot « chié ».
Quelques ricanements s’élevèrent.
– Vous pouvez pas être viré pour avoir dit ça ? demanda Bruno, un gamin assis sur le bord de la fenêtre, des fils blancs sortant de ses oreilles et disparaissant sous sa veste.
– Ça me ferait bien chier, répondis-je avant de désigner mes propres oreilles. Bruno, tu peux les oublier pour le moment, s’il te plaît ?
Bruno retira ses écouteurs.
Je feuilletai rapidement la pile de copies, la plupart tapées à l’ordinateur, certaines écrites à la main, et en sortis une.
– Bon, je vous avais expliqué que vous n’aviez pas besoin d’écrire des histoires de gens qui s’entre-tuent ou de terroristes nucléaires ou d’aliens jaillissant de poitrines humaines pour que ce soit intéressant, vous vous rappelez ? Et que vous pouviez très bien trouver des sujets dans l’environnement le plus prosaïque ?
Une main se dressa. Celle de Bruno.
– Pro quoi ?
– Prosaïque. Banal, quoi.
– Alors pourquoi vous dites pas « banal » ? Pourquoi vous utilisez un mot compliqué pour « banal » à la place d’un mot banal ?
Je ne pus m’empêcher de sourire.
– Remets ces machins dans tes oreilles, Bruno.
– Ah, ben non, je risquerais de rater un truc prosaïque !
– Laissez-moi vous lire un extrait de ceci, repris-je en brandissant la copie.
La tête de Jane se redressa un peu. Peut-être avait-elle reconnu le papier rayé, les feuilles manuscrites, différentes de celles qui sortaient habituellement d’une imprimante.
– « Son père – du moins l’homme qui couche depuis assez longtemps avec sa mère pour penser qu’elle peut l’appeler comme ça – sort une boîte d’œufs du frigo, en casse deux, d’une seule main, dans un bol. Il y a déjà du bacon qui grésille dans la poêle, et lorsqu’elle entre dans la cuisine, il lui fait un signe de la tête, comme pour lui dire de s’asseoir. Il lui demande comment elle veut ses œufs et elle lui répond qu’elle s’en fiche parce qu’elle ne sait pas quoi dire d’autre parce que personne ne lui a jamais demandé comment elle les aime. La seule chose que sa maman lui ait jamais faite et qui ait un vague rapport avec les œufs, c’est une gaufre Eggo décongelée au toaster. Alors elle suppose que peu importe la façon dont ce type les prépare, il y a de bonnes chances que ce soit meilleur qu’une fichue gaufre Eggo. »
Suspendant ma lecture, je relevai la tête.
– Des commentaires ?
Un garçon derrière Bruno lança :
– Moi, j’aime mes œufs baveux.
Puis une fille à l’autre bout de la classe prit la parole :
– J’aime bien. On a envie de savoir comment est le type, par exemple, puisqu’il s’intéresse à son petit déjeuner, c’est peut-être pas un trouduc. Tous les mecs de ma mère sont des trouducs.
– Peut-être que le type prépare son petit déjeuner parce qu’il veut se la faire en plus de sa mère, suggéra Bruno.
Rires dans la salle.
Une heure plus tard, alors qu’ils sortaient en file, j’interpellai Jane. Elle s’approcha d’un pas réticent.
– Tu es fâchée ?
Elle haussa les épaules, passa la main sur son pansement, attirant mon attention en essayant de me le cacher.
– C’était bon, Jane. C’est pour ça que je l’ai lue.
Nouveau haussement d’épaules.
– J’ai entendu dire que tu flirtais avec un renvoi.
– C’est cette garce qui a commencé, riposta Jane.
– Tu écris bien. Ton autre texte, je l’ai soumis au concours de nouvelles de la bibliothèque, celui organisé pour les lycéens.
Les yeux de Jane se mirent à briller. Je poursuivis :
– Tes écrits me rappellent parfois Oates. Tu as déjà lu Joyce Carol Oates ?
Jane secoua la tête.
– Alors essaie Confessions d’un gang de filles. La bibliothèque du lycée ne l’a probablement pas. Trop de gros mots. Mais tu le trouveras à la bibliothèque municipale.
– On a fini, maintenant ? demanda-t-elle.
J’acquiesçai, et elle franchit la porte.
Je retrouvai Rolly dans son bureau, assis devant l’ordinateur. Il me désigna l’écran en râlant.
– Ils réclament plus d’évaluations. Bientôt, on n’aura même plus le temps de leur enseigner quoi que ce soit. On leur collera des contrôles du matin au soir !
– Parle-moi de cette gosse, Rolly.
Il lui fallut un moment pour se souvenir de qui je parlais.
– Ah oui, Jane Scavullo. La vilaine. Je ne suis même pas sûr qu’on ait une adresse à jour. La dernière qu’on a de sa mère doit remonter à deux ans, je crois. Elle s’est installée avec un nouveau type, qui a aussi accueilli sa fille avec elle.
– Hormis cette bagarre, je trouve qu’elle va mieux depuis quelques mois. Plus calme, moins agressive. Peut-être qu’en fait ce nouveau beau-père lui apporte quelque chose de positif.
Rolly eut une moue indifférente, puis ouvrit une boîte de cookies qu’il me tendit. J’en pris un à la vanille.
– Tout ça m’épuise, soupira-t-il. Ce n’est plus comme quand j’ai débuté. Tu sais ce que j’ai trouvé derrière l’école l’autre jour ? Non seulement des canettes de bière – ça, ça passe encore ! – mais des pipes de crack, et, tu me croiras jamais, un flingue. Sous les buissons, comme s’il était tombé d’une poche, à moins qu’on l’ait caché là, va savoir.
Rien de bien nouveau, hélas.
– Bon, et toi, ça va ? demanda-t-il ensuite. Tu ne sembles pas dans ton assiette aujourd’hui, on dirait ?
– Peut-être. Des bricoles à la maison. Cynthia a du mal à laisser Grace goûter à la liberté.
– Elle surveille toujours les astéroïdes ?
Rolly venait parfois à la maison avec sa femme, Millicent, et adorait discuter avec Grace, qui lui avait montré son télescope.
– Une gamine intelligente, ajouta-t-il. Elle doit tenir ça de sa mère.
– Je comprends pourquoi Cyn fait ça. Je veux dire, si j’avais eu le même genre de vie qu’elle, j’aurais aussi du mal à lâcher prise, mais merde, quand même ! Elle prétend qu’il y a une voiture.
– Une voiture ? répéta Rolly.
– Oui, une voiture marron. Ça fait une ou deux fois qu’elle la voit en accompagnant Grace à l’école.
– Et il s’est passé quelque chose ?
– Rien. Il y a deux mois, c’était un tout-terrain vert. Et l’an dernier, elle disait qu’un homme barbu s’était tenu au coin de la rue, trois jours de suite, en les regardant bizarrement.
Rolly mordit dans son cookie, puis suggéra :
– Ces derniers temps, c’est peut-être à cause de l’émission.
– Je pense que ça joue, oui. Plus le fait que sa famille a disparu depuis vingt-cinq ans. Ça lui sape un peu le moral.
– Je devrais lui parler. Il est temps d’aller voir la mer.
Au cours des années qui avaient suivi la disparition de sa famille, il était arrivé à Rolly d’enlever Cynthia à Tess pour quelques heures. Ils allaient manger une glace au Carvel de Bridgeport Avenue, puis se promenaient sur la plage du détroit de Long Island, parfois en discutant, mais pas toujours.
– Ce serait une bonne idée, acquiesçai-je. On voit aussi cette psy de temps en temps, pour démêler certains trucs. Le Dr Kinzler, Naomi Kinzler.
– Et qu’est-ce que ça donne ?
Je fis un geste sceptique avant de demander :
– À ton avis, qu’est-ce qui s’est passé, Rolly ?
– Combien de fois m’as-tu posé la question, Terry ?
– Je voudrais tant que tout ça se termine pour Cyn, qu’elle obtienne enfin des réponses. Je pense que c’est ce qu’elle attendait de l’émission – je m’interrompis un instant. Mais toi, tu connaissais Clayton. Tu as péché avec lui. Tu sais quel genre d’homme c’était.
– Patricia aussi.
– Ils étaient du genre à abandonner leur fille ?
– Non, répondit Rolly. Ma conviction, et je l’ai depuis toujours au fond du cœur, c’est qu’ils ont été tués. Par une sorte de tueur en série, tu vois, comme je l’ai dit dans le reportage.
J’étais d’accord avec lui, bien que la police n’ait jamais vraiment adhéré à cette théorie. Rien dans la disparition de la famille de Cynthia ne correspondait à ce qui était décrit dans leurs manuels.
– Oui, mais le problème reste le même. Si un tueur en série est venu jusque chez eux pour les assassiner, pourquoi avoir laissé Cynthia derrière lui ?
Rolly n’avait aucune réponse à me proposer.
– Je peux te poser une question ? demanda-t-il ensuite. Pourquoi une prof de gym roulée comme une déesse mettrait un mot dans ton casier, puis viendrait le reprendre une minute plus tard ?
– Quoi ?
– N’oublie pas que tu es un homme marié, Terry.