XII
Sticks and stones may break my bones,
But names will never hurt me.
When I die, then you ’Il cry
For the names you called me.
Les bâtons et les pierres peuvent me briser les os,
Mais les noms ne me feront jamais du mal.
Quand je mourrai, tu pleureras
Pour tous les noms dont tu m’as traité.
Vieille chanson
À Londres, c’est un après-midi d’été ruisselant. La pluie tombe à verse du ciel gris, trempant tout ce que Vinnie peut voir par la fenêtre de son bureau : les maisons, les jardins, les arbres, les voitures ; les passants recroquevillés dans leurs imperméables ou s’abritant sous des parapluies – en vain, car les nappes d’eau qu’ils repoussent ricochent sur le trottoir et sont rabattues sur eux par le côté. D’humeur irritable, Vinnie regarde à travers le déluge dans la direction de Primrose Hill et de l’ouest, en se demandant pourquoi elle n’a pas eu de nouvelles de Chuck depuis presque une semaine.
Se demandant, non, pas exactement : en fait, elle devine la raison, elle se doute que son silence est volontaire. Cela s’est passé comme elle le craignait, comme cela se passe toujours pour elle. Les sentiments de Chuck se sont refroidis ; il s’est aperçu, comme tant d’autres avant lui – en particulier son ex-mari – qu’il avait pris pour de l’amour ce qui n’était que de la gratitude. Il est également possible qu’il ait rencontré quelqu’un d’autre, quelqu’un de plus jeune, de plus joli… Pourquoi continuerait-il à penser à Vinnie, qui n’est même pas près de lui, qui, lors de leur dernière conversation téléphonique, a de nouveau refusé de fixer une date pour son voyage dans le Wiltshire ?
Jusqu’à ce moment-là, leur conversation avait été facile et intime, comme toujours. Chuck avait écouté avec intérêt le récit du coup de téléphone de Roo et de l’expédition nocturne de Vinnie jusqu’à Hampstead Heath.
« Tu es bonne », avait-il dit pendant qu’elle lui racontait cette aventure, et il l’avait répété à la fin ; pour la première fois, Vinnie l’avait presque cru. Elle n’est pas bonne ; mais elle a peut-être fait au moins une bonne action.
Quant à Chuck, il semblait d’excellente humeur (trop excellente ?). Le travail sur le chantier de fouilles se déroulait à merveille, lui apprit-il, ainsi que ses propres recherches généalogiques. « J’ai trouvé tout un tas de Mumpson, maintenant. Tous plus ou moins parents, je suppose, si on remonte assez loin. Un des étudiants de Mike, il disait que c’était peut-être pour ça que je me sentais si bien ici. Il disait que c’était peut-être un souvenir génétique, tu as entendu parler de ça ?
— Oui, je connais cette théorie.
— C’est vrai que ça a l’air un peu dingue. Mais tu sais, Vinnie, je me plais vraiment ici. Je pourrais rester ici pour toujours, c’est l’impression que j’ai quelquefois. J’ai même eu l’idée d’acheter une maison. Rien d’extraordinaire, pas un château. Mais y a plein de jolies propriétés en vente, dans le coin. Et on peut les avoir pour une bouchée de pain, par rapport à ce que ça vaudrait à Tulsa. »
Les gens de l’association historique locale l’avaient beaucoup aidé, disait Chuck. L’un d’eux avait même supposé que la famille de Chuck descendait peut-être d’un noble compagnon de Guillaume le Conquérant, nommé de Mompesson, d’où serait venu le nom de Mumpson, par contraction plébéienne.
Cependant, la plupart des ancêtres connus de Chuck, à ce que comprend Vinnie, étaient, comme le Vieux Mumpson, des ouvriers agricoles illettrés ou presque illettrés. Il se peut, a-t-il appris récemment, qu’une de ces familles ait habité dans la chaumière où il séjourne actuellement.
« Ça, ça m’a vraiment fait quelque chose, lui a dit Chuck. Hier soir, je regardais les meubles qui sont dans ma chambre – ils sont vraiment vieux, comme presque tout ce qu’il y a ici – et je me demandais, couché dans mon lit, si un de mes ancêtres n’avait pas dormi dans cette chambre-là. Dans le même lit, peut-être. Et puis ce matin, quand j’étais au chantier – Mike était pressé, parce que la pluie arrivait, alors je leur ai donné un coup de main – j’ai eu l’idée que le Vieux Mumpson ou quelqu’un de sa famille avait peut-être bêché le même champ. Peut-être qu’il avait retourné la motte de terre que j’avais à ce moment-là sur ma pelle. Ça fait réfléchir.
— Oui.
— Tu sais, j’ai le projet d’aller à Taunton, dans le Somerset, pour retrouver la trace de ces de Mompesson. Mais ce qui est bizarre, c’est que dans un sens, j’espère que je ne vais pas les retrouver. Je ne suis pas sûr de vouloir d’un seigneur français comme ancêtre. Tout de même, je pense que je vais faire un tour là-bas en voiture demain, si ça continue à pleuvoir comme aujourd’hui. Ils disent que ça va durer. À moins que tu viennes, évidemment.
— Non, a dit Vinnie. Je ne crois pas. Pas ce week-end.
— D’accord. » Chuck a poussé un soupir – de déception, s’est-elle dit. Elle se demande maintenant si ce n’était pas un soupir d’exaspération ou même de rejet. « Très bien. Je t’appellerai peut-être après-demain, dans ce cas, pour te raconter ce que j’aurai découvert. »
Je ne t’appellerai peut-être pas, voilà ce qu’il aurait dû dire, pense maintenant Vinnie ; car Chuck n’a pas téléphoné vendredi, ni samedi, ni dimanche, ni lundi. Il boude, s’est-elle dit. Ou il a rencontré quelqu’un d’autre, comme elle l’avait prédit. Ces pensées bouleversent beaucoup plus Vinnie qu’elle ne l’aurait cru ; en fait, elle en est restée préoccupée pendant tout le week-end. Lundi matin, elle a téléphoné à la gare de Paddington pour s’informer des trains pour le Wiltshire ; et tard dans la soirée, ayant mené un combat acharné avec sa dignité, elle a fini par décrocher le téléphone et par composer le numéro de Chuck dans le Wiltshire, décidée à lui dire qu’elle allait venir le voir dans le courant de cette semaine. En dépit de tout son bon sens, certes ; convaincue que l’affaire finira mal, certes ; mais néanmoins incapable de s’en empêcher. Mais il n’y a pas eu de réponse, ni à ce moment-là ni à aucun autre le lendemain.
Chuck est sans doute dans le Somerset, ce qui doit vouloir dire qu’il a trouvé la trace d’autres membres de sa famille, peut-être même nobles. Mais si c’est le cas, pourquoi n’a-t-il pas appelé pour tout lui raconter ? Parce qu’il est fâché contre elle, ou fatigué d’elle, et/ou parce qu’il a rencontré quelqu’un qui lui plaît davantage. Ma foi, elle aurait pu s’y attendre. Comme dit le vieux poème :
Celle qui ne veut pas quand elle peut
Quand elle voudra, elle n’aura pas.
Vinnie éprouve contre Chuck et contre elle-même une irritation qui frise la colère. Jusqu’au jour où elle s’est mise avec lui, elle avait été tranquille à Londres ; presque heureuse, en fait. Comme le Meunier de la Dee, tant qu’elle n’était attachée à personne, elle ne souffrait pas de ce que personne ne lui soit attaché. Elle a tout autant de raisons d’être heureuse maintenant qu’avant l’entrée de Chuck dans sa vie, mais elle se sent triste, blessée, rejetée, et elle s’afflige sur son propre sort. Vinnie imagine le long salon d’une grande demeure luxueuse à la campagne, au fin fond du sud-ouest de l’Angleterre, près d’une ville qu’elle n’a jamais vue. Là, en ce moment même, Chuck Mumpson prend le thé avec des cousins anglais nommés de Mompesson, qu’il vient de découvrir et qui ont une roseraie et des gardes-chasse. Charmés de sa naïveté et de sa franchise américaines, ils le gavent de sandwichs au cresson, de gâteau aux noix, de framboises et de crème épaisse.
Auprès du fauteuil recouvert de chintz où Chuck est installé, un chien invisible d’un blanc sale bâille et lève la tête. Il fixe sur Chuck un regard découragé ; puis, lentement, il se hisse sur ses pattes, se secoue, et traverse en trottinant le tapis d’Aubusson couleur de pêche, se dirigeant vers la porte. Fido abandonne Chuck, qui n’a plus du tout besoin de lui ; il va aller retrouver Vinnie.
Enfin, inutile de ruminer là-dessus. À six heures, les tarifs baissent ; elle retéléphonera à ce moment-là. En attendant, elle ferait aussi bien de finir son thé, au menu moins raffiné, et de se remettre au travail sur l’article qu’elle a promis au Sunday Times il y a un mois.
Vinnie est absorbée dans cette tâche, les quatre recueils de contes populaires dont elle doit parler étalés autour de sa machine à écrire, quand le téléphone sonne.
« Professeur Miner ? » Ce n’est pas la voix de Chuck ; c’est une femme, américaine, nerveuse, très jeune. Vinnie la classe sommairement : étudiante moyenne – une de ses propres étudiantes moyennes, peut-être ?
« Oui, c’est elle.
— Vous êtes le professeur Miner ?
— Oui », répète Vinnie impatiemment, se demandant si cet appel, comme celui de la semaine dernière, a quelque chose à voir avec Fred Turner. Mais l’intonation monocorde et anxieuse, plutôt qu’un chagrin d’amour, évoque une crise touristique grave : bagages volés, maladie aiguë, ou autre problème équivalent.
« Je m’appelle Barbie Mumpson. Je suis en Angleterre, dans une ville appelée Frome.
— Ah oui ? Vinnie reconnaît le nom de la fille de Chuck et celui d’une grosse bourgade de South Leigh.
— Je vous téléphone à cause du tableau – je veux dire à cause de mon père… La voix de Barbie tremble.
— Oui, encourage Vinnie. Un malaise affreux, sans motif précis, l’envahit.
— Vous êtes venue rendre visite à votre père à South Leigh ?
— Ouais – Non – Mince, excusez-moi. Je crois que… Oh, ce que je suis bête » Autour de Vinnie, tout semble se défaire : Barbie Mumpson a perdu toute maîtrise de la langue anglaise, et la pièce s’emplit d’obscurité.
« Je pensais que le professeur Gilson vous avait prévenue. Papa, euh… papa nous a quittés vendredi dernier.
— Oh, mon Dieu.
— Vous comprenez, c’est pour ça que je suis ici. » Barbie continue à parler, mais seules quelques bribes de phrases parviennent à Vinnie de temps à autre. « Alors le lendemain… Pas trouvé de place dans l’avion avant… Maman a décidé que…
— Je suis vraiment désolée, réussit-elle enfin à dire.
— Merci. Je suis désolée de devoir vous l’annoncer. » La voix de Barbie est de moins en moins ferme ; Vinnie l’entend s’éclaircir la gorge au bout du fil. « Enfin bref, voilà pourquoi je vous appelais, dit-elle finalement. Il y a ce vieux tableau ancien que papa avait, et le professeur Gilson dit qu’il voulait que ça vous revienne s’il lui arrivait quelque chose – je veux dire, c’est ce que papa voulait. Il avait l’intention de vous en faire cadeau de toute façon, parce que vous l’avez tellement aidé dans ses recherches sur sa famille, dit le professeur Gilson. Alors voilà, je serai à Londres après-demain, avant de repartir chez moi. Je me suis dit que je pourrais peut-être vous amener le tableau à ce moment-là. Si ça ne vous dérange pas ».
Vinnie entend une réponse sortir de sa propre bouche : « Mais oui. Bien sûr.
— Quand voulez-vous que je vienne ?
— Je ne sais pas. » Elle se sent incapable de prendre la moindre décision ; presque incapable de parler. « Quand cela vous arrangerait-il ?
— J’sais pas. N’importe quand. Je suis libre toute la journée.
— Très bien. » Au prix d’un effort qui lui paraît énorme, Vinnie rassemble ses esprits. « Pourquoi pas vers quatre heures. Venez prendre le thé. » De très loin, elle entend sa propre voix, monstrueusement normale, donner son adresse à Barbie Mumpson et lui expliquer le chemin.
Vinnie raccroche, mais elle n’arrive pas à lâcher le téléphone. Debout dans sa chambre, le combiné à la main, regardant à travers les rideaux de tulle gris une rue embrumée et pluvieuse, elle a une vision d’horreur : une voiture de location fracassée sur une route de campagne boueuse, la mort que Chuck s’était imaginée, qu’il avait même recherchée.
Il avait dit qu’il voulait qu’on lui remette un tableau si quelque chose lui arrivait. Parce qu’il savait que quelque chose allait lui arriver ? Parce qu’il l’avait décidé ? Ou était-ce une terrible prémonition ? Mais sa fille n’a pas parlé d’un accident. Elle n’a rien dit de ce qui s’était passé ; simplement, qu’il « nous avait quittés ». Aurait-elle employé cette expression s’il s’était agi d’un accident ? Parce que si c’était un accident, enfin justement, pas un vrai accident – Vinnie commence à avoir horriblement mal à la tête – cela voudrait dire que Chuck ne voulait plus vivre, qu’il voulait « nous quitter ». Quel euphémisme idiot : comme si la personne était venue vous rendre une visite rapide, et puis… Une sensation d’étouffement, de noyade s’empare de Vinnie, comme si la pluie qui tombe dehors inondait son appartement et montait peu à peu entre les murs de sa chambre. Mais tous les euphémismes sont idiots. Quitter ce monde, passer l’arme à gauche, partir les pieds devant, s’en aller de l’Autre Côté – comme si Chuck avait été puni par un gage ou qu’il avait changé de camp dans un horrible jeu d’enfants.
Ce qu’il a fait, c’est mourir. Il est mort. Il est mort – qu’a dit Barbie ? – depuis vendredi dernier. Tous ces jours où elle n’a cessé de l’appeler… tous ces jours où il n’appelait pas…
Voilà pourquoi il n’appelait pas, pense Vinnie. Il n’était pas fatigué de moi. La joie et le soulagement illuminent son esprit, suivis par une douleur encore plus grande qu’auparavant, comme le faisceau lumineux d’un phare qui, par une nuit noire, perce l’obscurité, puis vient éclairer un naufrage épouvantable. Chuck n’était pas fatigué d’elle ; il était mort, il est mort. Il ne reste rien de lui sauf son horrible famille, dont un membre va venir prendre le thé avec elle après-demain. Et jusqu’à ce qu’elle soit là, Vinnie ne saura rien de plus.
Quand Barbie Mumpson arrive, il pleut de nouveau, mais moins fort. Debout dans l’entrée de Vinnie, dégoulinante, elle se bat avec un imperméable mouillé, un parapluie imprimé de fleurs vulgaires, et un carton à dessin humide fermé par des rubans.
« Ben vrai, je vous remercie, dit-elle quand Vinnie la débarrasse de ses fardeaux. Je me débrouille si mal avec tout ça.
— Je vous en prie. Vinnie ferme à moitié le parapluie et le met à sécher dans un coin.
— En fait, je n’ai jamais eu de parapluie. J’ai acheté celui-là la semaine dernière, et pendant des jours, je n’arrivais même pas à l’ouvrir. Maintenant, c’est surtout pour le fermer que j’ai des problèmes. J’y arriverai bien un jour, faut espérer. »
Barbie est bien bâtie, blonde, débordante de santé ; elle a le teint bronzé et porte une chemise-polo rose fripée qui lui va mal ; un crocodile rampe sur son sein gauche, au-dessus du cœur. Elle est un peu trop grosse et plus vieille que sa voix aiguë d’enfant ne pouvait le laisser supposer au téléphone – environ vingt-cinq ans.
« Entrez donc, dit Vinnie. Asseyez-vous ».
Poussée par un sens personnel des convenances, elle a préparé pour Barbie la somptueuse collation campagnarde qu’elle avait, dans son imagination, fait servir à Chuck par les de Mompesson, ces hobereaux mythiques – est-ce avant-hier ou il y a des semaines ? La fille de Chuck, comme lui, a bon appétit ; mais elle n’a pas de très bonnes manières. Elle engloutit presque avidement les framboises à la crème, qui sont, dit-elle, « succulentes ». « Et comment trouvez-vous l’Angleterre ? demande Vinnie, sentant qu’il serait à la fois maladroit et peu diplomatique d’aborder immédiatement sa préoccupation réelle.
— Bah, je ne sais pas. » Barbie essuie un peu de crème sur son menton carré, légèrement fendu, troublante version féminine de celui de Chuck. « C’est pas grand-chose, comme pays, hein ? »
Étouffant sa réaction, Vinnie se contente de hausser les épaules.
« Plutôt minable et arriéré, non ?
— Il y a des gens qui pensent ça. » Vinnie se rend compte que Barbie n’a pas seulement hérité de Chuck ses traits massifs et réguliers et sa mâchoire carrée (plus séduisante sur un homme que sur une jeune femme), mais aussi son habitude de cligner lentement des yeux à la fin d’une question.
« Je veux dire, tout est si petit, tout a l’air si usagé…
— J’imagine que ça peut donner cette impression, si on compare avec Tulsa. » Vinnie laisse Barbie aller son train, dénigrer son bien-aimé pays d’adoption comme le font toujours ces imbéciles de touristes. Vous êtes bien nommée, pense-t-elle, baptisant silencieusement son invitée La Barbare.
« Et il fait horriblement humide. »
— Hum. » Vinnie ne veut pas se lancer dans une discussion ; elle se modère, attendant le moment où elle pourra poser sans impolitesse la question qui se répète sans cesse dans son esprit et l’empêche de dormir depuis quarante-huit heures.
« Comment cela s’est-il passé ? explose-t-elle enfin.
— Pardon ? » La Barbare baisse une main pleine de gâteau, éparpillant des miettes. « Ah oui, papa. C’est son cœur. Il était à l’hôtel de ville, vous voyez, dans le comté voisin. Il était là-bas pour consulter des vieilles archives, vous savez.
— Oui, il m’avait dit qu’il comptait le faire.
— Ben, il faisait vraiment chaud, et le bureau était au dernier étage. Y avait pas d’ascenseur ; fallait monter trois escaliers, des longs, pour y arriver. Enfin, avant même que le bibliothécaire ait le temps d’apporter à papa le bouquin qu’il voulait, pendant qu’il était debout près du bureau à attendre, il s’est, comment dire, effondré ». Barbie mâche et déglutit de façon audible, se frotte l’œil gauche avec le poing, puis prend un autre sandwich au cresson. Larmes de crocodile, pense Vinnie. « Bref, le temps que l’ambulance arrive et qu’on l’emmène à l’hôpital, il était déjà parti.
— Je vois. Vinnie pousse un long soupir. C’était une crise cardiaque.
— Oui. C’est ce que le médecin a dit. »
On appelle ça mort naturelle, pense Vinnie. Ce n’était pas un acte volontaire, ni semi-volontaire, ce n’était pas sa faute à lui, ni sa faute à elle. Peut-être. Mais sans elle, Chuck ne serait pas mort dans un bureau municipal de la province anglaise ; il n’aurait pas du tout été là-bas. (« Sans toi – elle entend de nouveau sa voix – je n’aurais jamais eu l’idée de chercher mon ancêtre. ») Mais quelle importance est-ce que ça a qu’il soit mort à cause d’elle ou malgré elle ? De toute façon, il est mort. Plus jamais il n’entrera dans cette pièce, plus jamais il ne s’assiéra là où son imbécile de fille est assise, lui souriant de son sourire imbécile.
Vinnie a le plus grand mal à se rappeler qu’elle doit être polie et à s’intéresser de nouveau à Barbie. « C’est affreux, dit-elle. Quel choc affreux pour vous. » Elle fronce les sourcils, constatant qu’elle vient de proférer un cliché qui vaut bien ceux de La Barbare.
« Mumh, enfin. Barbie mâche et déglutit. Je veux dire, oui, naturellement, mais dans un sens, on y était plus ou moins préparés. Papa était quand même alerté.
— Alerté ?
— Ouais. Il avait déjà eu deux, comment appelle-t-on ça, accidents. Son docteur de Tulsa lui avait dit qu’il devait y aller vraiment doucement : il aurait dû renoncer à l’alcool et aux cigarettes et éviter autant que possible les gros efforts. Même comme ça, le risque existait toujours. Je veux dire, il pouvait y passer n’importe quand. Mais peut-être qu’il ne vous a pas parlé de ça. » Elle cligne lentement des yeux.
« Non, il ne m’en avait pas parlé », dit Vinnie. Des images de Chuck en train de boire et de fumer se succèdent dans son esprit, suivies par une image de lui se livrant à un type d’effort bien particulier.
« Il n’aurait jamais dû grimper tous ces escaliers dans cette saleté de vieil hôtel de ville, reprend Barbie. Mais papa était comme ça, vous savez. Quand il avait un projet en tête, il fallait qu’il aille jusqu’au bout. C’est comme une fois, je me rappelle, quand on était petits, j’ai dit que j’aurais voulu avoir une cabane dans un arbre, poursuit-elle. Papa s’est intéressé à mon idée, il s’est mis à dessiner des plans, et le samedi d’après, il a passé la journée en haut de notre grand catalpa à la construire. Gary et moi, on l’aidait, et il a demandé à Consuelo – c’était notre cuisinière à l’époque – de nous apporter des sandwichs pour qu’on n’ait pas à s’arrêter de travailler pour déjeuner. Quand on a eu fini, il faisait presque noir, et on a pique-niqué dans l’arbre, on a… bu… de la… limonade… Excusez-moi. Elle renifle et avale ses larmes.
— Ne vous en faites pas. » Vinnie passe une autre serviette à Barbie, qui semble avoir égaré la sienne.
« Merci… C’est que… » Elle se mouche bruyamment dans le lin ourlé à la main. « Ça va maintenant. Je n’ai pas beaucoup pleuré. Au début, quand maman a reçu le télégramme, et dans l’avion. Et puis avec les restes ».
« Les restes ? répète Vinnie d’un ton interrogateur.
— Oui, les cendres, si vous préférez. Vous voyez, maman a décidé de faire incinérer papa ici. Ben, comme elle disait, il n’y avait vraiment rien d’autre à faire. Le professeur Gilson a tout organisé ; il a été formidable. Il ne savait pas que papa était décédé avant de recevoir le coup de téléphone de maman, mais il est tout de suite entré en rapport avec l’hôpital de Taunton, et avec ses étudiants, il s’est occupé de tout. Ils m’ont trouvé un endroit où rester et ils sont venus m’attendre au train ; franchement, ils ont été épatants. Ils pensaient vraiment beaucoup de bien de papa. Je suis si bête, je ne savais pas comment me débrouiller pour rien, mais ils m’ont aidé à, comment dire, tout régler : payer les factures, trier les affaires de papa, décider de ce qu’il fallait envoyer à la maison, et de ce qu’il fallait donner.
— Comme c’est bien, dit Vinnie en s’efforçant de ne pas se représenter le processus.
— Ils se sont occupés de tout, quoi. Sauf des restes. Ça, vous savez, c’était affreux et, comment dirai-je, un peu effrayant. Le professeur Gilson les avait gardés pour moi. Je croyais qu’ils seraient dans une grosse urne en argent, un truc dans ce goût-là. Mais pas du tout. » Barbie renifle, s’arrête.
« Pas du tout ? souffle Vinnie.
— Non. Ils étaient dans un, je ne sais pas, une sorte de carton paraffiné comme ceux où ils mettent les glaces dans les magasins, à peu près de cette taille-là. À l’intérieur, il y avait un sac en plastique plein d’un genre de poudre gris clair un peu sablonneuse. J’arrivais pas à croire que c’était tout ce qui restait de papa, un kilo de quelque chose qui ressemblait à ces farines complètes des boutiques de diététique. » Barbie renifle à nouveau, déglutit.
« Et je ne savais pas quoi en faire, poursuit-elle. Je ne savais pas si c’était légal de transporter des restes dans un avion. Je veux dire, s’il y avait un contrôle douanier ? De toute façon, je ne me voyais pas mettre ce carton dans ma valise avec mes vêtements, vous comprenez ? Elle se décompose à nouveau. Désolée, je suis vraiment idiote ».
Vinnie commence à être agacée d’entendre Barbie évoquer sans arrêt son manque d’intelligence. Cessez de me dire que vous êtes bête, voudrait-elle lui dire. Vous êtes diplômée de l’université de l’Oklahoma, vous n’êtes sûrement pas complètement idiote.
« Ne vous en faites pas, dit-elle simplement. Je pense que vous vous en êtes très bien sortie, les choses étant ce qu’elles sont. »
Presque à contrecœur elle change La Barbare de catégorie et la reclasse en paysanne innocente, victime et non complice de sa mère, cet Attila des agents immobiliers, qui est certainement responsable de la mauvaise opinion que Barbie se fait de sa propre intelligence.
« Enfin bref, quand j’ai téléphoné à la maison, maman m’a dit de ne pas faire d’histoires, reprend Barbie au bout d’un instant. Elle a dit que ce qu’il fallait que je fasse, c’était d’éparpiller les restes quelque part. Alors le professeur Gilson m’a emmenée en pleine campagne, à un endroit que papa avait aimé, d’après lui. Rien de particulier. Un petit pré, à flanc de colline, qui a appartenu, dans le temps, à un ancêtre de papa. Plutôt agréable, en fait ; vraiment tranquille. Et le professeur Gilson dit qu’on peut espérer que ça ne sera jamais bâti ; c’est dans un coin trop perdu, et le terrain est trop en pente.
« Alors je suis passée par-dessus la barrière avec une de ces espèces d’escabeaux en bois qu’ils ont ici, comment il appelait ça ?
— Un échalier ? suggère Vinnie.
— Oui, c’est ça. En tout cas, je l’ai escaladé. Et je suis montée un peu plus haut dans le pré, et j’ai plus ou moins balancé les restes dans l’herbe haute, au milieu des fleurs. J’aurais sûrement dû les éparpiller un peu plus, mais je pleurais trop, et j’étais incapable d’enfoncer ma main dans le sac. Ça avait l’air grossier, vous comprenez ?
— Oui, je vois ce que vous voulez dire.
— Pauvre vieux papa. » Sa fille soupire et prend le dernier sandwich au cresson. « Maman avait raison. Ça avait quelque chose de pitoyable, sa façon de courir dans tout le pays à la recherche d’ancêtres.
— Je ne vois pas, dit Vinnie d’un ton un peu sec. Pourquoi votre père ne se serait-il pas intéressé à sa généalogie ? C’est le cas de beaucoup de gens.
— Bien sûr, je sais. Mais en général, ils ont quelqu’un de valable dans leur arbre généalogique. C’est comme maman : de son côté de la famille, il y a des gens vraiment distingués. C’est une Fille de la Révolution Américaine, et elle descend de tout un tas de juges et de généraux. Hiram Fudd, le sénateur, vous savez, c’était son grand-oncle.
— Vraiment », commente Vinnie. Elle voit dans sa tête un grand catalpa, avec des singes habillés en juges, en généraux, en sénateurs, assis dans la cabane et sur les branches avoisinantes.
« Je suppose que papa pensait qu’en remontant assez loin, il trouverait quelqu’un dont il pourrait être fier, lui aussi. Le professeur Gilson m’a dit qu’il a passé des mois à chercher partout ; mais tout ce qu’il a déniché, c’était un tas d’ouvriers agricoles, un forgeron, et ce vieil ermite… en tout cas, je suppose que c’était ce qu’il faisait là-bas, à part donner de temps en temps un coup de main au professeur Gilson. Maman se demandait si par hasard il n’avait pas eu une histoire avec… euh, vous savez, avec une femme. » Barbie regarde Vinnie en clignant des yeux, mais son regard est interrogateur plutôt que soupçonneux. Il est évident que dans son esprit le professeur Miner n’est pas « une femme » et n’en a sans doute jamais été une. « Dites, vous croyez qu’il peut y avoir quelque chose dans ce genre-là ?
— Je n’en ai pas la moindre idée », répond Vinnie d’un ton guindé, en bénissant l’inventeur du téléphone. Grâce à cet appareil, Barbie et sa mère ne risquent pas de trouver dans les affaires de Chuck des lettres compromettantes dont la découverte serait pénible. À elle non plus, il ne reste rien de Chuck, même pas un billet – rien que quelques vêtements d’hiver.
« Je n’y crois pas trop. Papa n’était pas comme ça. C’était quelqu’un de très loyal, vous savez. Barbie cligne des yeux.
— Hum. » Vinnie jette un coup d’œil involontaire vers l’entrée et sa penderie, où il lui semble voir la canadienne doublée en peau de mouton de Chuck dégager une fluorescence coupable. « Encore un peu de thé ? » Elle lève la théière, constatant que c’est la seule chose qu’elle peut offrir : Barbie, malgré son chagrin ou peut-être à cause de lui, a mangé tous les sandwichs au cresson et tout le gâteau aux noix.
La fille de Chuck secoue la tête, faisant voltiger ses longs cheveux blondis par le soleil. « Non, merci beaucoup. Je crois qu’il faut que j’y aille. » Elle se lève gauchement.
« Bon, merci pour tout, professeur Miner, dit-elle en passant dans l’entrée. Je suis contente de vous avoir rencontrée. Oh, mince, j’ai failli oublier de vous donner le tableau de papa. Zut, ce que je suis bête. Voilà.
— Merci ». Vinnie pose le carton à dessin sur la table de l’entrée et défait les rubans en coton noir usés.
« Oh ! » lâche-t-elle, le souffle coupé, soulevant une feuille de papier de soie froissé pour révéler une grande gravure du XVIIIe siècle, coloriée à la main, représentant un décor forestier avec une grotte et une cascade. Un personnage vêtu de haillons et de lambeaux de fourrure et de cuir est debout devant la grotte, appuyé sur un bâton. « Votre père m’a parlé de cette gravure. C’est son ancêtre, l’Ermite de South Leigh ; on l’appelait le Vieux Mumpson.
— Oui, c’est ce que le professeur Gilson m’a dit.
— Vous n’en voulez pas, vous. » La phrase a le ton d’une affirmation plus que d’une question ; la réponse, espère Vinnie, sera « non ».
« J’sais pas. Barbie paraît plus grosse et plus désemparée qu’auparavant. J’pense pas.
— Mais peut-être qu’elle plairait à votre frère », dit Vinnie, remarquant en même temps que le Vieux Mumpson, malgré son titre honorifique, n’a pas l’air plus vieux que Chuck et lui ressemble beaucoup (si Chuck s’était laissé pousser une barbe en bataille), et qu’elle a si terriblement envie de ce tableau qu’elle en a froid dans le dos.
« Oh, non ». Barbie a presque un mouvement de recul. « Greg ? Vous blaguez ? Ce type a l’air d’un genre de hippie à moitié givré ; Greg ne voudrait pas de lui dans la maison. De toute façon, papa avait dit que s’il lui arrivait quelque chose, le professeur Gilson devait vous donner le tableau. Elle a un sourire gêné. Mais vous pouvez le jeter, je pense, si vous n’en voulez pas.
— Certainement pas, dit Vinnie en s’emparant du carton comme si on risquait de le lui prendre. Je l’aime beaucoup. » Ses yeux quittent la gravure pour se tourner vers Barbie, qui reste plantée là, l’air abasourdi.
« Ça n’a pas dû être facile pour vous, ces derniers jours, dit Vinnie qui s’en rend compte brusquement. Dommage que ni votre mère ni votre frère n’aient pu venir en Angleterre avec vous ». Ou à votre place, ajoute-t-elle en elle-même. Parce qu’ils auraient sûrement pu, l’un ou l’autre, se débrouiller mieux qu’elle, et ne pas s’en remettre au professeur Gilson. Mais c’était peut-être le but de l’opération : si l’on a envoyé Barbie ici, c’est parce qu’elle est sans malice et sans défense.
« Euh, oui. Maman serait bien venue, mais elle concluait une vente importante, une grosse affaire de copropriété sur laquelle elle travaillait depuis des mois. Et Greg est toujours terriblement occupé. En plus, sa femme attend un bébé pour le mois prochain.
— Alors c’est vous qu’ils ont envoyée. » Vinnie parvient à ne pas laisser percer dans sa voix toute sa désapprobation.
« Ben oui. Il fallait bien que quelqu’un vienne, vous savez. Barbie cligne des yeux. Je n’ai pas de famille, mon travail n’est pas très important, j’étais mobilisable, quoi.
— Je vois. » Vinnie imagine la famille de Barbie, ceux qui survivent : un général, un adjudant, et un petit soldat qui marche au pas sans protester – mobilisable. Une forte antipathie l’envahit à l’égard des gradés restés à Tulsa. « Enfin, vous allez pouvoir rentrer chez vous, maintenant.
— Voui. Enfin, euh, non. Il faut que je passe encore deux jours à Londres. Maman avait décidé qu’il valait mieux prévoir dix jours. C’est-à-dire que ça coûte beaucoup moins cher comme ça, avec un charter. J’ai l’hôtel gratuit et tout.
— Pas très agréable, l’hôtel, j’imagine, dit Vinnie.
— Euh, non. Pas spécialement agréable. Il s’appelle Majestic, mais en fait, il est plutôt dégueulasse. Comment vous le savez ?
— Parce que c’est toujours comme ça. Et qu’avez-vous l’intention de faire pendant que vous êtes ici ?
— J’sais pas. J’y ai pas vraiment réfléchi. Aller voir les monuments, je suppose. C’est la première fois que je viens en Angleterre.
— Je vois. » Vinnie se dit qu’elle devrait faire quelque chose pour Barbie ; que c’est ce que Chuck aurait souhaité. Elle essaie de se rappeler ce qu’il lui a dit de sa fille, mais le seul détail qui lui revient, c’est que Barbie aime les animaux. Il y a le zoo, évidemment… Mais l’idée de retourner au zoo, où elle s’est sentie si heureuse, il y a seulement quelques semaines, en regardant l’ours blanc qui ressemblait à Chuck, bouleverse et déprime Vinnie à un tel point qu’elle n’arrive même pas à la formuler.
« Bon, ben au revoir, dit Barbie gauchement. Oh, merci. » Elle prend le vilain parapluie, que Vinnie a fermé pour elle puisqu’il ne pleut plus. « Merci pour tout, professeur Miner. Bonne journée. »
Non, pense Vinnie en fermant la porte derrière Barbie. Tant pis pour ce que Chuck aurait souhaité. Elle ne peut rien faire pour quelqu’un qui, en de telles circonstances, est capable de dire « Bonne journée ». Et est-ce que ce n’est pas en faisant des choses pour les autres qu’elle a provoqué la plupart des soucis, des ennuis, des chagrins qu’elle a connus dans sa vie ? Certes ; mais c’est aussi ce qui a mis dans sa vie des surprises, des découvertes, et même en dernier lieu, de la joie. Regrette-t-elle vraiment, par exemple, d’avoir prêté un livre à Chuck Mumpson dans l’avion ? Elle se met machinalement à débarrasser la table, tout en pensant à Chuck : pendant toute la période où elle l’a connu, il était malade, il savait qu’il était malade. Voilà pourquoi il avait dit au professeur Gilson qu’il désirait qu’on lui remette la gravure représentant le Vieux Mumpson « s’il lui arrivait quelque chose ». Il savait que quelque chose risquait de lui arriver ; tout au long de ces derniers mois, il vivait sous le coup d’une condamnation à mort, mais sans prendre aucune des précautions qui auraient pu lui valoir une grâce. Il n’attachait pas beaucoup de foi aux paroles des médecins ; il le lui avait dit plus d’une fois, cet idiot, ce malheureux… Vinnie est forcée de poser l’assiette qu’elle est en train de rincer et de reprendre son souffle. Elle est bouleversée de pitié pour Chuck, qui a vécu tout ce temps au bord d’une falaise, et qui le savait – et elle est bouleversée de rage contre lui qui a marché sciemment tout près du gouffre, qui n’a pas voulu prendre soin de lui-même. Ni d’elle, d’ailleurs, pense-t-elle soudain. En somme, il aurait très bien pu mourir là, dans cet appartement, un verre de whisky tombant d’une grosse main tachée de son et une cigarette allumée tombant de l’autre tandis qu’il se serait écroulé lourdement, fatalement, sur son tapis. Pire encore. Vinnie regarde fixement par la fenêtre, laissant sans y prendre garde l’eau gicler par-dessus le rebord de l’évier. Il aurait pu mourir dans son lit, sur elle. Elle revoit la teinte rouge que prenait la figure de Chuck – enflammée par la passion, croyait-elle ; le halètement qu’il poussait au moment de l’orgasme – le souffle coupé par le plaisir, croyait-elle. Pourquoi continuait-il à courir ce risque ? Comment pouvait-il lui faire une chose pareille ? Est-ce pour cette raison qu’il ne lui a jamais dit qu’il était malade, craignant, peut-être à juste titre, que si elle avait su elle ne l’aurait jamais laissé… Tout ce temps…
Désespérée, furieuse, effrayée, même – bien que le danger ait cessé d’exister – sans trop savoir ce qu’elle fait, Vinnie tourne le robinet et, gardant à la main la passoire qu’elle était en train de laver, traverse l’appartement pour retourner dans sa chambre. Debout, elle regarde le grand lit couvert de sa couette à fleurs brunes et blanches, bien lisse aujourd’hui, alors que naguère les draps y ont si souvent voltigé en tourbillon. La dernière fois que Chuck est venu ici, se rappelle-t-elle soudain, il fumait à peine. Il lui avait dit qu’il essayait de s’arrêter. Et il n’avait pour ainsi dire rien bu ; juste un verre d’eau de Seltz avec un peu de vin blanc. Il avait dû décider de vivre, il devait vouloir vivre… Mais si Chuck voulait vraiment vivre, pourquoi continuait-il à lui faire l’amour si passionnément ? N’était-ce pas une imprudence idiote ? Non, pense Vinnie. Non, ce n’était pas idiot, parce que c’était une des raisons pour lesquelles il voulait vivre. Il m’aimait, se dit-elle.
C’était vrai, tout du long. Quelle mauvaise, quelle horrible plaisanterie : au bout de cinquante-quatre ans, être aimée par quelqu’un comme Chuck, qui, sans parler de tout ce qui ne va pas chez lui, est en plus mort et éparpillé sur un coteau du Wiltshire. Si seulement elle l’avait cru ; si elle avait su ; si elle avait dit…
Une houle de souvenirs et de sentiments confus gonfle en elle ; tenant toujours d’une main la passoire mouillée, elle s’effondre en larmes sur le lit.
« Rosemary ? Elle va bien maintenant, vraiment bien », dit Edwin Francis, en servant à Vinnie un peu plus de salade aux crevettes. C’est un après-midi tiède, une semaine plus tard, et ils déjeunent dans sa cour minuscule et admirablement entretenue, à Kensington.
« Vraiment ? dit Vinnie en écho.
— Je l’ai vue il y a deux jours, juste avant son départ pour l’Irlande, et elle était en pleine forme. Mais je n’hésite pas à vous dire que c’était moins une.
— Vraiment, dit-elle avec une tout autre intonation.
— Cela doit rester entièrement confidentiel. » Il remplit les verres de blanc de blancs, puis fixe sur Vinnie un regard insistant. « Je serais tenté de ne rien dire du tout, même à vous, mais je désire que vous compreniez la situation, ce qui vous permettra de mesurer l’importance d’une discrétion absolue.
— Mais oui, bien sûr, dit Vinnie qui commence à s’impatienter.
— Voyez-vous, il y a eu dans le passé d’autres… accès… Enfin, rien de tout à fait comparable, mais Rosemary devient souvent… disons, un peu bizarre quand elle ne travaille pas de façon régulière.
— Ah oui.
— Vous savez, ce n’est vraiment pas drôle de devoir être une lady en permanence. Ni un gentleman, il faut le dire. Les meilleurs d’entre nous – et je crois sincèrement que Rosemary, d’une certaine façon, compte parmi les meilleurs – pourraient y voir une contrainte pénible.
— En effet, acquiesce Vinnie. Cela a dû être plutôt difficile pour vous, suggère-t-elle, comme Edwin garde le silence.
— Initialement, oui. Et puis… C’est-à-dire qu’en fait, il y a ce médecin, un homme remarquablement doué – Rosemary l’a déjà consulté auparavant, à vrai dire. Il a été extrêmement précieux. Heureusement, la période la plus grave est presque entièrement couverte par une amnésie complète.
— Ah oui ?
— Oui. Vous savez, c’est parfois un effet de l’alcool. Par exemple, elle ne se rappelle pas du tout le passage de Fred chez elle.
— Je suppose que ce n’est pas plus mal.
— Oh, certainement. Une grande chance, d’après le médecin. Mais vous ne devez rien dire de tout ceci à quiconque. Sérieusement. Promettez-moi.
— Bien entendu, je vous promets », dit Vinnie. Le secret dont les Britanniques entourent la psychothérapie lui a toujours paru difficile à comprendre, malgré son anglophilie. L’excentricité, y compris le type d’excentricité qu’en Amérique on qualifierait de « malsaine », est admirée ici. Des hommes qui s’habillent comme des chefs indiens et se réunissent pour fumer le calumet de la paix, des femmes qui élèvent dans un luxe royal cinquante chats siamois, sont portés aux nues par les journaux. Mais la névrose ordinaire est niée et cachée. Si vous consultez un psychologue, vous ne devez en parler à personne tant que cela dure et l’oublier ensuite aussitôt que possible.
Si Rosemary était une actrice américaine, pense Vinnie, elle serait déjà en thérapie, et ne manquerait pas une occasion de parler de « son analyste » avec aisance et familiarité. Il se pourrait bien qu’elle accorde des interviews consacrées à ses problèmes avec l’alcool. Quant à son dédoublement de personnalité – s’il est authentique, s’il ne s’agit pas d’un numéro de comédienne –, il serait évoqué au cours de débats télévisés et célébré dans le magazine People.
« Évitez également d’en parler à Fred. Qu’il croie que c’était du théâtre. À propos, avez-vous eu des nouvelles de Fred ?
— Oui, j’ai reçu une lettre, un petit mot, plutôt. Il voulait me dire qu’ils ont, lui et sa femme, reconstruit leur mariage, selon ses propres termes.
— Vraiment. Edwin se lève et commence à débarrasser la table de jardin.
— Est-ce une bonne chose ?
— Qui sait ? Fred semble convaincu que oui. » Vinnie soupire ; elle se méfie fortement du mariage, qui, d’après ses observations, a une tendance presque irrésistible à transformer des amis, des amants, en membres de la même famille, sinon en ennemis.
« Ce n’est pas plus mal, en fait, qu’il n’ait pas pu contacter Posy, dit Edwin un peu plus tard en revenant de la cuisine en sous-sol avec un plat de fruits et un autre de macarons. Elle aurait admirablement su faire face à la situation, bien entendu, mais elle n’est pas aussi discrète qu’elle pourrait l’être… Je vous en prie, servez-vous. Je vous recommande tout particulièrement les abricots.
— Vous savez, j’ai des doutes sur Mrs. Harris depuis le début, continue-t-il. Elle avait vraiment l’air trop parfaite pour être vraie.
— Oui, je me suis dit que Rosemary enjolivait ses histoires, quelquefois, dit Vinnie. Ou voulez-vous dire… pensez-vous qu’il n’y a jamais eu de Mrs. Harris ?
— Oui, c’est un peu ce que je pense. Il est difficile, cependant, d’imaginer Rosemary faisant le ménage de sa maison. Je suppose qu’elle a continué à faire appel à ces intérimaires, en en employant un peu plus, peut-être, pour que Fred cesse de se plaindre de l’apparence des lieux.
— Mais Fred a vu Mrs. Harris une fois. Il me l’a dit.
— Oui, enfin… Vous savez, Rosemary a toujours regretté qu’on la limite à un type d’emploi. Par exemple, elle est convaincue qu’elle pourrait jouer des rôles de travailleuses, sauf que personne ne lui en donne jamais l’occasion.
— Mais elle lavait par terre dans le vestibule, d’après ce que m’a dit Fred. Je ne peux pas croire…
— Rappelez-vous son métier. Elle entre toujours dans la peau de son rôle à un point incroyable. Quand elle tourne Tallyho Castle, par exemple, elle se met à se conduire en châtelaine, affable et altière. Je la vois bien récurer un carrelage rien que pour savoir quelle sensation ça donne.
— Ou-oui. » Vinnie se rend compte qu’Edwin rationalise et atténue un comportement qui passerait autrement pour révélateur d’une névrose grave ou même d’une psychose. « Mais je crois qu’il y a quand même dû avoir une vraie Mrs. Harris pendant quelque temps, insiste-t-elle. Même si ce n’était pas son vrai nom. J’ai parlé au moins deux fois au téléphone à une personne que je supposais être Mrs. Harris. Il faudrait qu’elle ait un talent d’actrice vraiment extraordinaire.
— Oh, elle a du talent, acquiesce Edwin en épluchant soigneusement une pêche mûre avec un de ses couteaux à fruits victoriens à manche d’ivoire. Elle est capable d’imiter à peu près n’importe qui. Il faudrait que vous l’entendiez dans le rôle de votre ami cowboy, Chuck Machin-chose. À propos, comment va Machin-chose ? ajoute-t-il, changeant de sujet avec son adresse habituelle. Toujours à fouiller la terre du Wiltshire dans l’espoir de retrouver ses ancêtres ?
— Oui – non », répond Vinnie, mal à l’aise. Elle a beau avoir passé deux heures chez Edwin et lui avoir parlé auparavant au téléphone, elle n’a pas osé raconter l’histoire de Chuck. Elle sait qu’il lui sera presque impossible de parler de lui sans s’effondrer, comme elle le fait de temps à autre depuis dix jours. Mais elle se jette à l’eau, en commençant par le coup de téléphone de Barbie.
« Ainsi la femme et le fils n’ont pas pu venir en Angleterre, remarque Edwin au bout d’un moment.
— Non. Évidemment, c’est une simple convention qui veut que lorsque quelqu’un meurt, on se précipite à l’endroit où il est mort. En fait, cela ne fait aucun bien à la victime.
— Certes. Cela donne quand même une certaine idée de la famille de Chuck.
— Tout à fait. » Vinnie continue son récit. Plusieurs fois, elle entend sa voix vaciller de façon révélatrice, mais Edwin ne semble rien remarquer.
« Il y a donc un coin de campagne anglaise qui est Tulsa pour l’éternité, conclut-il en souriant.
— Oui. Vinnie étouffe le cri qui lui monte aux lèvres.
— Pauvre vieux Chuck. C’est dur de partir comme ça, sans préparation, si brusquement, si loin de chez lui.
— Je ne sais pas. » Vinnie baisse la tête et fait mine de cracher un pépin de raisin pour cacher son visage. « Il y a certainement des gens qui préféreraient ça. Partir sans faire d’histoires, en somme. Je crois que ça me conviendrait mieux, personnellement. » Elle s’imagine morte, ses cendres éparpillées comme celles de Chuck sur un pré à flanc de colline qu’elle n’a jamais vu, qu’elle ne verra jamais. Il lui vient un désir d’avoir cet endroit sous les yeux ; de visiter la grotte où vivait le Vieux Mumpson, la chaumière où dormaient Chuck et ses ancêtres ; de parler de Chuck avec le professeur Gilson et ses étudiants. Tout cela elle pourrait le faire… Rien ne l’en empêche, sinon le sentiment qu’une telle expédition serait d’un ridicule achevé.
« Moi, non. » Edwin prend le dernier des macarons, dont il a déjà mangé plus que sa part. « Quand je mourrai, je veux que cela se passe dans mon lit, qu’il y ait des interviews flatteuses dans les journaux et des visites d’adieu éplorées de tous mes amis et admirateurs. Je veux y être préparé, pas recevoir un coup sur la tête.
— En fait, Chuck aurait dû être préparé, dit Vinnie. Le médecin lui avait dit de ne pas boire et de ne pas fumer ; il lui avait dit de faire attention, selon sa fille, mais il refusait de l’écouter. Monter trois étages par une chaleur pareille ! Ça me met dans une colère noire. Et sûrement que juste avant, il avait fumé une cigarette et bu un coup dans un pub. Quel imbécile. » Sentant que le ton de ses paroles est plus vibrant qu’il ne devrait être, Vinnie pousse un éclat de rire qui sonne faux.
« Pauvre vieux Chuck, répète Edwin. C’était un sacré personnage, non ? Vous vous rappelez… »
Oui, pense Vinnie tandis qu’Edwin raconte son anecdote ; pour ses amis de Londres, Chuck Mumpson était un personnage, simple représentant d’un genre comique, pas une personne réelle. Et elle, qui l’avait mieux connu, qui aurait dû mieux le connaître, avait remis le voyage qui devait l’amener près de lui dans le Wiltshire non seulement parce qu’elle avait peur de s’abandonner en toute confiance à un homme, mais aussi parce qu’elle ne voulait pas être associée à lui dans leurs esprits, et même dans le sien propre. C’était comme si, dans son anglophilie aveugle, elle avait emprunté jusqu’à ces défauts que l’on dit caractéristiques des Anglais : la timidité et le snobisme – et qui ne sont en fait ni l’un ni l’autre particulièrement caractéristiques des Anglais qu’elle connaît le mieux.
« Quand même, conclut Edwin, je l’aimais bien, pas vous ?
— Non, dit Vinnie, stupéfaite de s’entendre prononcer ces paroles. Si vous voulez tout savoir, je ne l’aimais pas bien. J’aimais Chuck.
— Vraiment. » Edwin écarte sa chaise de la table, s’éloignant par la même occasion de l’intensité de la déclaration de Vinnie et peut-être de son contenu.
C’est vrai, pense Vinnie. Chuck l’avait aimée, et – elle se l’avoue avec surprise, avec difficulté – elle l’avait aimé. « Oui. » Elle soutient son regard étonné, son petit sourire insultant.
« Ma foi, nous nous sommes tous parfois posé la question, dit-il enfin. Mais je n’ai jamais vraiment cru que vous… Se rappelant ses devoirs de politesse, il s’interrompt. Je comprends, dit-il sur un autre ton, consolateur et compatissant. Ce sont des choses qui arrivent. Je ne le sais que trop bien, on peut aimer quelqu’un qu’on n’admire pas, et même l’aimer passionnément. Bien entendu, ce n’est très agréable pour aucun des partenaires. »
Une expression sombre et figée passe comme un nuage sur ses traits délicats, finement dessinés ; son regard se perd, au-delà de Vinnie, au-delà de la courette bien tenue avec son gravier blanc immaculé et ses rosiers taillés, dans la partie de sa vie dont elle a toujours préféré ne rien savoir.
« Mais si, j’admirais Chuck, dit Vinnie en mesurant la vérité de ces paroles au moment même où elle les prononce.
— Ah oui. Enfin, il était évidemment admirable, à sa façon. Un seigneur de la nature.
— Je… » commence Vinnie, qui refoule aussitôt ce qu’elle allait dire. Cette formule condescendante la met en rage, mais elle n’est pas sûre de pouvoir parler sans hurler ni pleurer. Et de quel droit pousserait-elle des hurlements sous prétexte qu’Edwin pense ce qu’elle a elle-même pensé pendant des mois ?
« Enfin, dit-il en vidant ce qui reste de vin dans leurs verres ballon. Nous ne devons pas juger tout le monde en fonction de nos critères stupides. Je crois que nous devrions apprendre ça sur les genoux de nos mères.
— Je le crois, en effet », dit Vinnie, songeant que pour sa part, elle ne l’a pas appris si tôt que cela ; l’eût-elle fait que sa vie en aurait peut-être été changée. « À propos, comment va votre mère ? ajoute-t-elle, espérant entraîner Edwin sur un autre sujet.
— Oh, très bien, je vous remercie. Son arthrite va beaucoup mieux – c’est un effet positif de cette chaleur terrible.
— Heureusement. » Vinnie trouve qu’il fait bon, sans plus ; mais elle est habituée à voir les Britanniques souffrir de toute température supérieure à vingt-trois degrés.
« Si son état de santé se maintient, je compte organiser un déjeuner en son honneur la semaine prochaine ; vous pourrez venir, j’espère ?
— Je ne suis pas sûre, dit Vinnie. Je vais peut-être partir pour la campagne samedi ou dimanche, et dans ce cas, je ne serai de retour que le mois prochain.
— Mon Dieu. C’est vrai ?
— Oui, malheureusement, dit Vinnie qui est aussi étonnée qu’Edwin de sa propre déclaration.
— Et quand partez-vous pour les États-Unis ?
— Le vingt, je crois.
— Oh, Vinnie. C’est impossible. Vous êtes une vilaine.
— Je sais. Mais il faut que je me prépare pour le trimestre d’automne.
— Mais voyons ! C’est dans des siècles !
— Pas en Amérique, non. » Vinnie soupire en pensant au calendrier des cours dans son université, qui a été révisé récemment pour économiser les frais de chauffage. Les cours commencent maintenant avant la Fête du Travail américaine, c’est-à-dire le premier lundi de septembre, et dès le 24 août des étudiants venus quémander des conseils, certains connus d’elle, d’autres inconnus, se rongeront les ongles dans son bureau.
« D’abord, vous venez à peine d’arriver.
— Idiot. Elle sourit. Je suis ici depuis le mois de février.
— Bon, très bien. De toute façon, pour moi, vous vivez ici en permanence. Pourquoi ne le faites-vous pas ?
— Je le ferais sans hésiter, si je pouvais. » Vinnie soupire à nouveau, consciente de ne pas avoir les moyens de quitter son poste pour venir s’installer à Londres.
« Ça ne fait rien. Je vais profiter de vous le mieux possible tant que je peux. Prenons le café. Et j’ai une mousse aux fraises assez scandaleuse : j’espère qu’il vous reste un peu de place. »
Une heure plus tard, Vinnie est dans un taxi qui la ramène à Regent’s Park Road ; elle se sent légèrement suralimentée. D’ordinaire, elle aurait pris le métro en changeant une fois, mais un vent d’extravagance a soufflé sur elle. Si elle va vraiment dans le Wiltshire – et elle sent qu’elle va le faire, aussi ridicule que cela puisse paraître – elle n’a plus beaucoup de temps à passer à Londres : pourquoi le perdrait-elle sous terre ? Surtout par un après-midi comme celui-ci, où tout semble resplendir de lumière et de chaleur : les arbres, les vitrines, les passants sur les trottoirs. Pourquoi Londres est-elle si merveilleuse aujourd’hui ? Et pourquoi éprouve-t-elle pour la première fois le sentiment de ne pas seulement voir la ville, mais d’en faire partie ? Quelque chose a changé, se dit-elle. Elle n’est plus la même femme : elle a aimé, elle a été aimée. Le taxi s’engage dans Regent’s Park, et Vinnie regarde par la fenêtre ouverte les pelouses vertes et lustrées, les nounous avec leurs voitures d’enfant, les enfants et les chiens qui gambadent, les flâneurs, les sportifs, les couples assis ensemble dans l’herbe : tous ces bienheureux qui vivent à Londres, qui seront encore ici quand elle sera seule et exilée à Corinth. Même Chuck, à sa manière, restera ici pour toujours. La douleur froide et nauséeuse du deuil passé et à venir lui étreint le cœur, et elle tremble malgré la chaleur.
Ils prennent Bayswater Road, virant vers l’est ; elle s’affale sur la banquette, un peu ivre, fatiguée, déprimée. Elle pense à nouveau que la Mort a manqué d’égards, qu’elle a mal agi en venant prendre Chuck alors même qu’il commençait à vouloir vivre. Puis elle pense qu’elle a elle-même manqué d’égards, qu’elle a mal agi en refusant de lui rendre visite dans le Wiltshire en ce dernier week-end. Chuck ne serait pas allé à Taunton, il n’aurait pas monté les escaliers de l’hôtel de ville…
Même s’il était allé à Taunton plus tard, il n’aurait peut-être pas fait si chaud ce jour-là, ou alors elle aurait été avec lui et l’aurait incité à monter plus lentement (pour ne pas froisser sa dignité, elle aurait pu faire semblant de devoir s’arrêter à chaque palier pour reprendre son souffle). Et il serait encore en vie.
Si seulement il lui avait dit qu’il était malade… Si seulement elle était allée vivre avec lui, elle aurait veillé à limiter sa consommation d’alcool, elle l’aurait encouragé à ne pas fumer, à voir un médecin régulièrement… Il aurait pu vivre encore bien des années ; et elle aurait pu vivre avec lui ici, en Angleterre. Elle aurait pu démissionner de son poste et consacrer tout son temps à la recherche et à l’écriture (« L’argent, ça n’est pas un problème »). Elle aurait gardé l’appartement : ainsi, ils auraient eu un pied-à-terre en ville en plus de la vieille maison que Chuck parlait d’acheter à la campagne, avec un jardin fleuri, des framboisiers, des groseilliers, une planche d’asperges…
Pourquoi continue-t-elle à caresser ces rêveries stupides ? Ce n’est pas du tout ce qu’elle veut ; cela n’aurait jamais marché, même si Chuck avait vécu. Ce n’est pas sa nature, ce n’est pas son destin d’être aimée, de vivre avec quelqu’un ; son destin la voue à rester célibataire, sans amour, seule…
Enfin, pas complètement seule. Au fond du taxi retentit un reniflement plaintif que nul ne peut entendre, sinon Vinnie Miner. Elle le reconnaît tout de suite ; Fido est revenu du Wiltshire. Il prend forme lentement devant son regard intérieur : beaucoup plus petit qu’auparavant, à peine la taille d’un terrier gallois ; poussiéreux, fatigué par le voyage, et pas très sûr d’être bien accueilli.
« Va-t-en, dit Vinnie en silence. Je vais très bien. Je ne me fais pas du tout pitié. Je suis une spécialiste reconnue ; j’ai beaucoup d’amis des deux côtés de l’Atlantique ; je viens de passer à Londres cinq mois très intéressants et d’achever un ouvrage important sur les chansons à jouer. » Mais la liste lui paraît, même à elle, douloureusement incomplète. Le taxi s’arrête devant la maison de Vinnie ; elle descend, suivie à quelques pas par un petit chien invisible, et paie le chauffeur. Se tournant pour passer la porte, elle voit Fido debout près du mur, pâle et flou dans le soleil de l’été, levant les yeux vers elle avec un dévouement anxieux et remuant sa queue aux longs poils blancs. « Bon, très bien, lui dit-elle. Tu n’as qu’à venir. »
FIN