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Vendredi 20 février, 20 heures

 

— Donnez-moi vos clés.

Kristen garda le silence et demeura parfaitement immobile. Elle continuait de poser des yeux mornes sur le monde extérieur, au travers de la vitre. Elle est encore sous le choc, songea Abe.

Bon sang, pourquoi n'avait-il pas suivi sa première impulsion ? Il aurait pu la conduire directement aux urgences...

Abe sortit du 4x4, ouvrit la portière de Kristen et lui effleura le menton.

— Kristen...

Il claqua des doigts, et elle cligna des yeux.

— Allons-y, dit Abe. Vous pouvez marcher ?

Elle hocha la tête d'un air absent, se laissa glisser hors de l'habitacle, et grimaça de douleur lorsque ses pieds entrèrent en contact avec le sol. Ignorant ses protestations muettes, il la prit dans ses bras et la porta, comme si c'était l'un des enfants de son frère Sean.

Ils franchirent ainsi la porte de la cuisine, et Abe prit soin d'empêcher le genou endolori de Kristen de heurter le cadre de la porte. Il avait remarqué qu'elle ménageait ce genou, lorsqu'il était allé récupérer la cassette contenant les images volées par Richardson. Il n'avait pas pu faire taire cette dernière pendant la conférence de presse, mais il n'était pas question qu'il lui permette de diffuser un reportage où tout Chicago aurait pu voir Kristen blessée et effrayée.

Car, malgré ses bravades, la femme qu'il portait dans ses bras était blessée et effrayée. Terrorisée, même. Il repensa soudain à la lueur qu'il avait surprise dans son regard, en début de matinée.

Elle lui avait dit que les victimes n'oubliaient jamais. Et il l’avait soupçonnée d'en être une elle-même. A présent, il en était certain. Mais il n'était pas encore prêt à réfléchir à tout cela. Sa colère à l'égard des Blades et de Richardson était encore trop forte pour qu'il puisse songer avec lucidité au passé de cette femme qu'il chérissait.

— Il faut que je désactive l'alarme, dit-elle.

Il la fit glisser sur le sol, le temps qu'elle tape un code sur le clavier. Puis il la conduisit sur le moelleux canapé du salon. Il l’y allongea et plaça un petit coussin sous ses genoux.

Il entreprit de déboutonner le manteau de Kristen, mais elle lui agrippa aussitôt le poignet.

— Non, fit-elle.

Elle leva la tête vers lui et le regarda d'un œil grave dans la pénombre.

— Comme vous voulez, lâcha-t-il.

Il alluma le plafonnier et tous deux clignèrent des yeux, un peu éblouis.

— Je vais vous faire du thé, dit-il.

Pourvu qu'elle ait du thé en sachet ! Il n'avait aucune idée de la quantité de thé qu'il fallait mettre dans la théière en porcelaine ornée de roses.

— Ne bougez pas, ajouta-t-il.

Il trouva des sachets dans la cuisine et s'acquitta de sa tâche du mieux possible, tout en appelant Spinnelli, puis Mia, puis sa belle-sœur Ruth, qui était médecin. Il parvint à leur parler d’une voix calme, mais s'aperçut que ses mains tremblaient, lorsqu'il referma son téléphone.

Il se tourna et s'adossa contre le vieux réfrigérateur, tenant à la main la fragile tasse remplie du breuvage bien chaud. Il sentit son estomac se nouer.

Il se retrouvait là, une fois de plus.

Là, avec Debra, le jour où elle s'était fait tirer dessus par le petit con qui voulait venger son frère. Il se sentait comme englué dans cette scène, qu'il avait rejouée dans sa tête un nombre incalculable de fois.

Il faisait froid ce jour-là. La nuit précédente, il était tombé quinze centimètres de neige sur Chicago. Le verglas tapissait les trottoirs de la ville, et Abe s'était inquiété pour Debra, redoutant qu'elle ne glisse, en allant faire ses courses, et qu'elle ne se fasse mal. A elle, et à l'enfant qu'elle portait.

Quelle ironie.

— Je vais te déposer juste devant le magasin, avait-il dit.

Il craignait que le moindre trajet à pied ne soit une épreuve pour elle, au huitième mois de sa grossesse.

Elle avait ri, de ce rire rauque qu'il trouvait si sexy.

— Ne joue pas les papas poules, avait-elle répliqué d'un ton taquin. Je suis enceinte, pas handicapée. Ça me fera du bien de faire un peu d'exercice. C'est Ruth qui me l'a dit.

Alors il avait continué à rouler, cherchant une place de libre le long du trottoir, et en avait trouvé une à deux ou trois cents mètres du magasin d'articles pour bébés de la Michigan Avenue. Il tardait à Debra d'utiliser les bons d'achat qu'elle avait reçus en cadeau la veille, au cours d'une soirée entre amis. Elle était descendue de la voiture sans laisser à Abe le temps d'aller lui tenir la portière.

Et soudain tout était allé très vite. Le coup de feu... Debra qui s'effondre sur le trottoir... Le regard surpris du tireur adolescent, avant qu'il ne se mette à détaler vers la voiture où l'attendait un complice... Le bruit strident des pneus crissant sur la chaussée...

Ensuite, tout se déroulait au ralenti. Le sang de Debra qui coulait dans le caniveau... Un passant qui appelait au secours... La vaine tentative d'Abe pour arrêter le flot de sang... Sa propre voix qui implorait :

— Debra, je t'en supplie, ma chérie, ouvre les yeux...

Il avait répété ces mots, inlassablement.

Mais les yeux de Debra étaient restés fermés. Et elle ne les avait plus jamais réouverts. Les médecins avaient mis au monde le corps inanimé du bébé, quatre heures plus tard, à l'hôpital.

Jamais Abe ne s'était senti aussi impuissant de sa vie.

Jusqu'à ce soir.

Il se remémora sa course folle pour arriver sur les lieux de l'accident. Il savait que Kristen était bloquée dans sa voiture accidentée, il savait que deux voyous l'avaient menacée, alors qu'elle n'était pour rien dans ce qui causait leur fureur.

Mais elle s'en est bien sortie. Elle a su se défendre toute seule.

Il laissa échapper un petit rire. Elle avait réussi à mettre ses agresseurs en déroute avec une bombe lacrymo de rien du tout... Heureusement qu'elle avait eu le cran de s'en servir. Heureusement que la peur ne l'avait pas tétanisée.

— Abe ?

Il leva les yeux, et vit qu'elle se tenait dans l'embrasure de la porte. Elle le regardait d'un air inquiet.

Et elle l'avait appelé « Abe ».

— Vous devriez rester allongée, dit-il.

Elle fit un pas vers lui, en boitant sur le linoléum défraîchi de la cuisine, et lui prit la tasse des mains.

— Je n'ai rien de cassé. Je vais bien.

Elle allait mieux, en effet, il s'en aperçut au premier coup d’œil. Son regard était moins vague, son visage moins pâle. Mais elle n'était pas au mieux de sa forme, non plus. Loin de là.

— Vraiment ? Alors que vous n'avez même pas retiré votre manteau, dans votre propre maison ?

Il avait dit cela d'une voix plus dure qu'il ne l'aurait voulu. Mais elle retira son manteau sans protester, révélant un tailleur anthracite et un chemisier fuchsia parfaitement assortis aux reflets flamboyants de sa chevelure rousse.

— C'est mon thé ? demanda-t-elle en désignant la tasse qu’Abe tenait à la main.

— Sauf si vous le trouvez imbuvable, auquel cas, je le garde pour moi.

Elle en sirota une petite gorgée.

— Il est très bon, déclara-t-elle. Je peux vous offrir à boire ? Vous avez l'air d'aller encore plus mal que moi...

Il se dit qu'un verre ne lui ferait pas de mal, en effet.

— Vous avez quelque chose de plus fort que le thé ?

— Je ne bois jamais, mais j'ai peut-être une bouteille quelque part.

Elle fouilla dans un placard et en sortit une bouteille encore scellée d'un scotch de très bonne marque.

— J'ai gagné ça à la tombola de la fête de Noël du bureau, l'an dernier. Si vous le trouvez mauvais, ce sera la faute de John.

Ils s'assirent face à face à la table de la cuisine.

— Il est excellent, dit-il après avoir trempé ses lèvres dans le breuvage ambré.

John Alden avait bon goût.

— Pourquoi ne buvez-vous jamais ? demanda-t-il.

Il prit une nouvelle gorgée de scotch et sentit ses entrailles se réchauffer. L'alcool avait un effet apaisant, dissipant la nervosité que ses tristes souvenirs avaient fait naître en lui.

— C'est une exigence professionnelle, expliqua-t-elle.

Elle hocha la tête pour souligner le propos et ajouta :

— Ma sœur est morte dans un accident de voiture quand j'avais seize ans, à cause de l'alcool. Je n'en ai jamais bu la moindre goutte.

— Je suis désolé.

— Merci.

Ils restèrent silencieux, sirotant chacun leur boisson. Ce n'est pas un silence pesant, pour une fois, pensa Kristen en observant Reagan. Elle commençait à s'habituer à le voir dans sa cuisine. Elle appréciait l'intimité qui semblait se créer entre eux, même si c'était un pur produit de son imagination. Un vain désir...

La sonnerie de la porte retentit dans l'entrée, et Reagan se leva.

— C'est sans doute l'agent McIntyre qui vient prendre note de votre déclaration, dit-il.

— Faites-le entrer, je vous prie.

Elle l'entendit marcher d'un pas léger vers la porte, ouvrir celle-ci et saluer McIntyre. Puis elle l'entendit jurer.

Elle sut pourquoi il jurait avant même qu'il ne soit revenu dans la cuisine, une boîte en carton à la main.

— Salopard ! grommela Reagan. Au moins, la caméra aura filmé son visage...

Kristen posa les yeux sur la boîte. La fatigue lui engourdissait les membres. McIntyre, qui avait suivi Reagan, la regardait d’un air perplexe.

— Cela devait arriver, tôt ou tard, affirma-t-elle. Vous voulez l’ouvrir ici ou à la brigade ?

Reagan saisit son téléphone portable et dit :

— C'est à Spinnelli d'en décider.

Il sortit de la cuisine, la laissant seule avec la boîte et l'agent McIntyre, dont le regard s'était rempli d'inquiétude.

— C'est vraiment dommage, mademoiselle Mayhew, déclara-t-il.

Elle n'aurait su dire pourquoi, mais le ton grave du jeune homme lui parut incroyablement comique. Elle se mit à rire, à gorge déployée, avant de s'adosser à sa chaise pour reprendre son souffle. McIntyre jeta un coup d'œil soupçonneux à sa tasse de thé.

— Ce n'est que de l'earl grey ! lui lança-t-elle. C'est l'inspecteur Reagan qui boit le verre de scotch.

— Oui, mademoiselle, fit le jeune flic. Puis-je recueillir votre déposition, maintenant ?

Kristen désigna une chaise et lui fit signe de s'y asseoir.

— Allez-y, et rassurez-vous : je ne suis pas en état d'ébriété, dit-elle. Je suis simplement morte de fatigue et d'inquiétude.

Elle se redressa et ajouta :

— Excusez-moi, mais je suis à bout de nerfs. C'est ce qui explique mon rire.

Il la gratifia d'un regard compréhensif et sortit son bloc-notes.

— Je vais faire au plus court, promit-il.

Il tint parole et s'abstint de lui faire répéter les détails. Il avait déjà rangé son bloc-notes lorsque Reagan revint dans la pièce.

— Vous avez tout ce qu'il vous faut, McIntyre ? demanda-t-il.

— Oui. Je ne sais pas si nous allons retrouver ces salauds, mais nous enverrons quelques collègues interroger les riverains, demain matin. L'un d'eux aura peut-être entendu quelqu'un se vanter d'avoir agressé la substitut... On verra bien.

Reagan grimaça.

— Ils vont remettre ça, c'est certain, affirma-t-il.

Kristen sentit son estomac se nouer.

— Chouette, fit-elle.

Reagan pressa doucement l'épaule indemne de Kristen et dit :

— Ne vous inquiétez pas, on vous protège.

Il retira sa main doucement.

— Spinnelli et Jack vont arriver, reprit-il. McIntyre, il faudra que vous confirmiez sur procès-verbal la présence de la boîte sur le perron.

McIntyre ajusta son couvre-chef.

— Pas de souci, inspecteur. Mademoiselle Mayhew, je vous rappellerai si nécessaire.

Reagan le raccompagna jusqu'à la porte d'entrée. Kristen l'entendit aussi accueillir un nouvel arrivant, et elle ouvrit de grands yeux lorsqu'une femme d'une trentaine d'années pénétra dans la cuisine. Ses cheveux étaient châtain clair et elle portait un sac noir.

Décidément, sa maison avait reçu plus de visiteurs en quelques heures que ces deux dernières années...

Reagan lui jeta un regard circonspect.

— Je vous présente ma belle-sœur Ruth.

La pédiatre. Kristen se pinça les lèvres.

— Mais je vous ai dit que je n'avais rien de cassé, protesta-t-elle.

— Et vous avez sans doute raison, mademoiselle Mayhew, dit la femme. Mais il vaut mieux en avoir le cœur net, comme ça nous pourrons toutes les deux aller nous coucher tranquilles.

— Appelez-moi Kristen.

Elle jeta un regard furieux à Reagan, qui n'avait pas du tout l'air contrit.

— L'inspecteur Reagan n'aurait pas dû vous faire venir à une heure pareille, et je vous assure que je me porte comme un charme, ajouta-t-elle.

— Elle a mal à l'épaule et au genou, dit Reagan, sans tenir compte de ce qu'elle venait de dire.

Kristen soupira. Ruth la regarda d'un air amusé.

— Appelez-moi Ruth ou Dr Reagan, mais ne m'appelez surtout pas Dr Ruth, c'est tout ce que je demande... Abe, du balai !

Elle attendit qu'il obéisse et se mit à sourire.

— Enlevez votre veste et votre collant, si vous y parvenez, ordonna-t-elle.

Retirer la veste fut pénible mais faisable. Le collant, c'était une autre affaire. Agacée, Kristen dut reconnaître sa défaite.

— Finalement, c'est une bonne chose que vous soyez venue, admit-elle. Je ne me vois pas dormir avec mon collant.

Ruth sourit et s'accroupit à côté d'elle.

— Moi, je ne me vois pas en porter du tout, confia-t-elle à Kristen. J'aurais l'impression d'être enserrée dans du boyau à saucisse. Laissez-moi vous aider à l'enlever.

Une minute et quelques contorsions plus tard, Kristen se retrouva jambes nues. Sa jupe était retroussée au-dessus de ses genoux. Ruth la palpa précautionneusement avant de se redresser sur ses talons.

— Vous avez probablement une petite entorse au genou, et l'épaule légèrement foulée. Rien de bien grave, mais vous aurez mal demain.

Kristen fronça les sourcils.

— Plus mal que ce soir ?

— Oui, beaucoup plus mal, dit Ruth d'une voix pleine d’entrain. Mais ça aurait pu être beaucoup plus grave, et vous avez la chance de vous en tirer avec ces petits bobos.

Elle baissa la tête. De joyeuse, son expression se fit inquiète.

— Abe est un chic type. Il avait peur que vous ne soyez en état de choc. Ne lui en voulez pas.

Kristen tira sur sa jupe pour couvrir ses genoux.

— Je suis désolée qu'il vous ait dérangée pour si peu.

— Ce n'est pas grave. Vous avez dîné ?

Kristen fronça les sourcils et tenta de se souvenir de son dernier repas.

— Oui, dit-elle. Je me suis arrêtée chez Owen pour manger un morceau, sur le chemin du retour. C'est après que ces voyous m'ont agressée.

— Eh bien, je pense que ce que vous avez de mieux à faire, maintenant, c'est d'avaler un cachet d'aspirine et de prendre un bon bain chaud.

Kristen émit un petit grognement.

— C'est exactement ce que j'ai dit à Reagan, mais il est trop têtu et n'a rien voulu savoir.

Ruth éclata de rire.

— C'est de famille, ma chère. Attendez de rencontrer son père...

Kristen secoua la tête, prise de panique à la pensée que Ruth croyait que...

— Oh ! non, fit-elle. Je ne veux pas... Je veux dire...

Elle renonça à s'expliquer, lorsqu'elle vit que son embarras ne faisait qu'amuser Ruth davantage.

— N'en parlons plus, lâcha Kristen.

— Je suis heureuse de vous avoir rencontrée, Kristen, dit Ruth.

Son sourire s'estompa, et elle jeta un coup d’œil à la porte avant d'ajouter :

— Il va vouloir prendre soin de vous. Laissez-le faire. C'est très important, pour lui.

Kristen se souvint de son expression, lorsqu'elle l'avait rejoint dans la cuisine. De la tristesse et du désespoir qu'elle avait lus dans son regard. De la façon dont il serrait la tasse de thé, si fort qu'elle avait craint qu'il ne la réduise en miettes.

— Pourquoi ? ne put-elle s'empêcher de demander.

Mais elle n'obtint pas de réponse. Reagan venait d'entrer dans la cuisine.

— Elle n'a rien de cassé, déclara Ruth en lui tapotant l'épaule. Toi, par contre, tu as l'air d'avoir besoin d'un bon repas et d'une bonne nuit de sommeil.

Il sourit avec affection à sa belle-sœur, et Kristen sentit son cœur se serrer. Ce devait être formidable d'avoir une famille, des proches que l'on pouvait appeler à la rescousse à tout moment.

— Ne t'inquiète pas pour moi, dit-il.

Ruth soupira.

— C'est ce que tu me dis tout le temps, mais je ne peux pas m'en empêcher. Tu viens au baptême, hein ? C'est dans une semaine, n'oublie pas...

— Rien au monde ne pourra m'empêcher d'assister au baptême de ma nièce, promit-il.

Ruth se mordit la lèvre avant d'ajouter :

— Désolée pour les parents de Debra, Abe. Ce sont mes parents qui les ont invités. Je ne pouvais décemment pas leur dire de ne pas venir sans déclencher une grosse dispute familiale.

Qui était cette Debra ? Et pourquoi le regard de Reagan s'était-il assombri, en entendant mentionner ses parents ?

— Ce n'est pas grave, Ruth. Je suis sûr que nous parviendrons à coexister pacifiquement le temps d'une soirée.

Il lui remit une mèche de cheveux en place, juste derrière l'oreille, d'un geste sûr qui témoignait de leur complicité.

— Si je les vois prêts à faire un esclandre, je m'éclipse, c'est promis, assura-t-il.

— Mais je n'ai aucune envie que ça en arrive là ! s'exclama Ruth d'une voix émue.

Elle ferma les yeux et ajouta :

— Je suis désolée. Mais tu as été absent à tellement de fêtes familiales... Je ne veux pas que tu rates celle-là.

Il jeta un coup d'œil en direction de Kristen, d'un air embarrassé. Elle le gratifia d'un sourire compatissant.

Il la connaissait à peine et s'était comporté très gentiment avec elle. Il avait pris soin d'elle alors que rien ne l'y obligeait. Ruth avait laissé entendre qu'il avait besoin d'affection et, quelle que soit la raison de cette confidence, Kristen l'avait crue.

— Pas de sentimentalisme avec moi, dit Reagan. Tu sais que ce n'est pas mon genre.

Ruth lui sourit, les yeux embués de larmes.

— Excuse-moi, mais c'est plus fort que moi. Kristen, je suis enchantée d'avoir fait votre connaissance. Evitez de poser le pied par terre pendant quelques jours.

Elle déposa un baiser sur la joue de Reagan.

— Tu viens dîner chez les parents, dimanche ?

Kristen vit Reagan rougir légèrement.

— Rater un jambon braisé, moi ? Jamais ! fit-il. Je te raccompagne à ta voiture.

Kristen salua Ruth de la main et dit :

— Merci beaucoup.

Elle les regarda s'éloigner. Reagan avait posé son bras sur l'épaule de Ruth, et ce spectacle faillit lui arracher une larme. Elle s'en voulut aussitôt d'envier cette harmonie, cette affection entre membres d'une même famille. Elle détourna les yeux et se remit à regarder fixement la boîte en carton.

Reagan n'était là que parce qu'elle avait reçu les colis du tueur. Dès que ce dernier aurait été mis hors d'état de nuire, il sortirait de sa vie. Elle inspira profondément, sans pouvoir détacher son regard de la boîte.

Quelle avait été la cible du justicier, cette fois-ci ? Elle tenta de compatir avec la victime, mais il était bien difficile de compatir aux malheurs de criminels et de détraqués. Encore plus après ce qu'elle venait de vivre. Il n'y avait pas besoin de beaucoup d'imagination pour deviner ce que ces voyous lui auraient infligé, si elle ne les avait pas mis en fuite...

Ses propres souvenirs suffisaient à lui en donner un aperçu.

— Spinnelli ne va pas tarder à arriver, murmura-t-elle.

Et il ne serait pas convenable de l'accueillir ainsi, les jambes nues. Il fallait qu'elle se change. Rassemblant toute son énergie, elle se força à se lever.

 

 

Vendredi 20 février, 21 h 15

 

Il ne frappa pas doucement, comme à son habitude, mais tambourina de toutes ses forces sur la porte, au risque d'alerter tout le voisinage.

Zoe lui ouvrit.

— Tu ne sais donc pas te maîtriser, lança-t-elle d'un ton cinglant.

Il pénétra dans l'appartement et claqua la porte derrière lui, avec une telle violence que les murs en tremblèrent.

— Apparemment pas, puisque j'ai été assez stupide pour coucher avec toi.

Son corps tremblait de rage contenue et, pour la première fois, Zoe eut peur de lui.

— Calme-toi, enfin ! Tu veux boire un verre ? demanda-t-elle.

— Non, je ne veux pas boire un verre !

Il lui saisit le bras, et elle poussa un petit cri. Il la souleva sans ménagement et dit :

— Ce que je veux, c'est que tu arrêtes les frais ! Voilà ce que je veux. Fini, les reportages sur Mayhew et sur le justicier ! Fini, tout ça ! Tu m'entends ?

Il la secoua un peu plus fort, et elle étouffa un gémissement de douleur.

— Tu m'entends ? répéta-t-il.

Elle se débattit, mais il ne lâcha pas prise.

— C'est mon boulot, répliqua-t-elle. Je fais mon boulot, c'est tout.

— Alors, trouve-toi un autre sujet de reportage, parce que si tu continues à faire ton boulot comme ça je ne vais pas tarder à perdre le mien !

— Tu exagères, dit-elle. Tu ne risques rien.

Il se remit à la secouer.

— Si tu continues à enquêter sur Mayhew et le justicier, je vais vite être viré de mon poste ! Il faut que tu arrêtes !

Elle redressa la tête et le regarda droit dans les yeux.

— Ah bon ? Et si je continue, tu fais quoi ? Qu'est-ce que tu peux faire contre moi ? Clamer haut et fort qu'on a couché ensemble ? Je ne suis pas mariée, moi ! Ça m'est complètement égal !

Elle plissa les yeux et ajouta :

— A moins que tu ne songes à me transformer en cadeau pour Kristen Mayhew...

Il blêmit, comme elle l'avait prévu.

— Qu'est-ce que tu racontes ? demanda-t-il.

Elle haussa les épaules d'un air nonchalant.

— Tu as entendu parler du pouvoir de la presse ? Il me suffira d'une allusion... pour t'associer au justicier. Ça pourrait bien ruiner ta carrière, ça... Pour de bon !

Il la regarda fixement, puis la lâcha, comme si elle était plus brûlante qu'un charbon ardent. Elle savoura l'instant.

Personne ne menace Zoe Richardson. Personne !

— Tu es complètement folle, murmura-t-il.

— Malheureusement pour toi, je suis parfaitement saine d'esprit.

Elle posa les mains sur ses hanches, pleinement consciente du spectacle qu'elle offrait.

— Tu veux rester, ou non ? lança-t-elle.

Il la regarda d'un air horrifié.

— Parce que tu crois que j'ai encore envie de coucher avec toi ? Après ce que tu m'as fait ? Mon Dieu...

— Dommage. Cette conférence de presse et les interviews des Conti m'ont bien échauffée... Ce n'était pas une invitation à dormir...

Il plissa les yeux.

— Conti ? Quel rapport avec ce salaud ?

Zoe éclata de rire.

— Ah, te voilà bien moralisateur, tout à coup ! Rentre chez toi, mon chou. Tu auras peut-être le temps d'arriver avant le début du journal de 22 heures. Mais il faut que tu files tout de suite.

Il secoua la tête.

— Tu es une vraie peste ! s'exclama-t-il.

— Et alors ? D'ailleurs, si j'étais toi, mon chou, je ferais attention à ta somniloquie...

Il blêmit et se figea.

— Qu'est-ce que tu racontes, encore ?

Elle jubilait.

— Tu parles pendant ton sommeil, mon vieux. Je suis sûre que ta petite femme est au courant de notre liaison. Ou qu'elle le sera bientôt.

Elle pencha la tête et lui adressa un sourire condescendant :

— Fais de beaux rêves.

 

 

Vendredi 20 février, 22 heures

 

Il avait pioché le nom de sa prochaine cible dans le bocal à poisson. Le choix était bon. Il contempla un moment le nom inscrit sur le petit bout de papier, songeant à la bassesse des crimes qu'avait commis cet homme.

Il s'aperçut soudain qu'il envisageait avec délectation la mort de ce salaud. Qu'il en tirerait du plaisir...

Il soupira. Il devait être franc avec lui-même.

Il s'était lancé dans cette mission pour venger Leah et d'autres victimes, auxquelles justice n'avait pas été rendue. Après le deuxième meurtre, celui de Ramey, il avait éprouvé une grande satisfaction, et c'était normal. Mais l'élimination de King lui avait procuré davantage que de la satisfaction. Cela avait été presque... grisant de frapper cet homme jusqu'à réduire son visage en un amas de chairs sanglantes. Et puis, avec Skinner, il avait ressenti un plaisir intense.

Les yeux de Skinner, emplis de terreur. La façon dont il avait tenté de se débattre, dont il avait haleté de souffrance. La façon dont il avait gargouillé son dernier soupir. Tout cela lui avait donné du plaisir.

Etait-ce mal ? Dieu en serait-il mécontent ?

Non, se dit-il. Dans la Bible, ceux que Dieu inspire reçoivent souvent de Lui l'ordre de tuer, et ils s'en réjouissent.

Même Skinner. en fin juriste, aurait compris cela.

Il se leva pour s'installer devant son ordinateur lorsque le scintillement de l'écran du téléviseur attira son attention. Toute la journée, il avait regardé par intermittence la télévision. Guettant les mentions de ses exploits, jaugeant les réactions du public. Sa popularité ne faisait aucun doute, à en juger par les manifestations de joie, devant le tribunal, que retransmettait à l'instant la chaîne locale. Soudain, il se figea : le visage de Zoe Richardson emplissait l'écran.

Il détestait cette femme. Elle était vile, elle aussi, à sa manière. Elle avait l'art de se mettre en valeur au détriment des autres, et osait décrire Kristen comme une incompétente. Il était heureux d'avoir vu Reagan lui confisquer sa cassette, dans l'après-midi. D'ailleurs, si Reagan ne l'avait pas fait, il s'en serait chargé lui-même.

Il s'assit, saisit la télécommande et augmenta le volume. Richardson était en train d'interviewer Angelo Conti. Ce meurtrier en liberté...

— Quelle a été votre réaction, quand vous avez entendu parler de « l’humble serviteur » ? demanda Richardson.

— Je n'ai pas vraiment été surpris, répondit Conti d'un air fanfaron.

Richardson inclina la tète.

— Pourquoi donc, Angelo ?

— Je pense à la manière dont elle s'en est prise à moi, au procès, comme une folle... alors que j'étais innocent.

— En fait, Angelo, vous avez été acquitté pour défaut d'unanimité du jury. La substitut Mayhew pourrait bien réenclencher les poursuites à votre encontre.

Le visage d’Angelo vira au cramoisi.

— Ouais, mais elle perdra, une fois de plus, dit-il. Vous n’avez pas remarqué qu'elle est totalement incompétente ? C’est pour ça qu'elle a engagé ce type. Elle ne réussit pas à gagner ses procès, alors elle se venge par des moyens illégaux !

Richardson le regarda d'un air interloqué.

— Vous insinuez que la substitut Mayhew a eu recours aux services de ce justicier pour tuer les gens qu’elle n'est pas parvenue à faire condamner ? L'assassin serait un tueur à gages à la solde du procureur Mayhew ?

Le tueur sentit son estomac se nouer.

— Non ! murmura-t-il en serrant le médaillon qui pendait à son cou. Ça ne s'est pas passé comme ça...

Il vit sur l'écran Angelo Conti hausser les épaules.

— Appelez-le comme vous voulez, répliqua le jeune homme. J'aimerais bien qu'on vérifie ses comptes bancaires, comme elle a vérifié les miens.

— C'est en point de vue intéressant, dit Richardson.

Puis elle se tourna vers l’objectif et conclut :

— C'était Zoe Richardson, en direct de Chicago.

Il éteignit la télévision d’une main tremblante et regarda le nom inscrit sur le bout de papier qu'il venait de piocher.

Il allait falloir attendre. Il avait une autre cible à éliminer en priorité.

 

 

Vendredi 20 février, 22h 30

 

— Où est donc Spinnelli ? grommela Jack. J’ai hâte d'ouvrir cette boîte.

Abe lui lança un sourire narquois. Jack parlait comme un gosse devant le sapin, le matin de Noël.

— Il ne va pas tarder à arriver. Vous aurez toute la journée de demain pour en analyser le contenu.

Jack émit un petit grognement.

— Et Mia, où est-elle ? J’aurai cru qu’elle voudrait être aux premières loges.

— Elle avait un rendez-vous galant, répondit Abe. Je l’ai appelée pour lui dire que Kristen allait bien, mais, quand je l'ai rappelée une heure et demie plus tard, elle avait éteint son portable.

— Ça fait au moins quelqu'un qui aura le sourire, demain matin, râla Jack.

Assise à l'autre bout de la table de la cuisine, Kristen leva la tête. Elle était vêtue d'un survêtement, mais ses cheveux étaient encore sévèrement noués en chignon. Abe avait une folle envie de défaire ce chignon et de laisser flotter les boucles rousses sur les épaules de la jeunes femmes.

— Pourquoi Mia serait-elle plus heureuse que nous autres ? demanda-t-elle naïvement.

Elle ouvrit de grands yeux en comprenant subitement ce qu'avait voulu dire Jack, et ses joues rosirent un peu.

— Je n'ai rien dit, bredouilla-t-elle.

Jack sourit et dit :

— Excusez-moi, Kristen.

Il reprit son sérieux pour ajouter :

— On sait d’avance qu’il n’y aura pas grand-chose à analyser demain. Il n'est même pas venu en personne livrer cette boite, nous le savons déjà.

C'était vrai, hélas ! Ce salaud avait dû repérer les caméras car un jeune garçon avait été filmé en train de déposer la boîte devant la porte. Sur l'enregistrement, on voyait assez distinctement son visage, ainsi que le nom de son collège, brodé sur sa veste. Il ne serait pas bien difficile de le retrouver.

Malgré tout, l'équipe de Jack était en train de relever les empreintes sur le perron et passait au peigne fin le jardin, en quête d'un indice quelconque. En se renseignant auprès des voisins, Abe avait appris que la boîte était déjà sur le perron lorsque ces derniers étaient rentrés du travail, vers 17 heures. Depuis, aucun d'entre eux n'avait rien remarque de suspect.

Jack désigna la botte et marmonna :

— Bon, allez, ouvrons-la, et n'en parlons plus.

Abe soupira.

— D'accord, allez-y. Puisque ça vous démange.

Jack avait déjà recouvert la table d'une nappe en papier blanche.

— Je ne m’attend guère à trouver des empreintes sur cette boîte, mais on ne sait jamais... Allons-y.

Il ouvrit la boîte d’un coup de cutter et en sortit une enveloppe. Il se rassit brusquement en murmurant :

— Mon Dieu...

Kristen se leva d'un bond.

— Qu’y a-t-il ?

Jack leva les yeux vers elle, blême comme un spectre

— C'est Trevor Skinner. dit-il.

— Oh ! non !

Kristen se rassit, le visage livide.

— C'était ce que je redoutais, murmura-t-elle. Il a ajouté des avocats de la défense à sa liste de cibles.

Abe retira l'enveloppe de la main tremblante de Jack. Il ne connaissait Skinner que de réputation, et savait que c'était un personnage sulfureux.

— Vous le connaissiez bien ? demanda-t-il à Kristen.

Elle hocha la tête, encore sous le choc.

— Nous nous sommes affrontés à plusieurs reprises. Il était impitoyable. Je détestais me retrouver dans la même chambre du tribunal que lui. Il était implacable avec les victimes, et savait les harceler de questions jusqu'à ce qu’elles perdent tous leurs moyens.

Elle plaqua une main contre ses lèvres et murmura :

— Je n'arrive pas à y croire.

Abe vida l'enveloppe sur la table, en fit tomber la lettre et entreprit de la lire à haute voix :

— « Ma très chère Kristen, je suis heureux de constater que vous avez enfin découvert mes cadeaux. J’espère que vous êtes contente de savoir que ces monstres sont morts. Je poursuivrai ma mission tant que j'en aurai la possibilité. Vous devez vous demander pourquoi j'agis ainsi, pourquoi j’ai entrepris de débarrasser cette ville de la vermine qui la ronge. Qu’il vous suffise de savoir que j'ai des raisons personnelles d'agir de la sorte. J'ai eu l'occasion de voir Trevor Skinner en action au tribunal. J'ai vu comment il retournait habilement l'opinion des jurés, au détriment des victimes, rendant souvent celles-ci incapables d'exprimer leur point de vue. »

Abe marqua une pause et se tourna vers Kristen.

— Il n'a pas tort, admit-elle. J'avais beau soulever objection sur objection, il ne s'arrêtait jamais. Les accusés qui en avaient les moyens le choisissaient souvent pour les défendre. Il savait à merveille dénigrer les victimes. Les affaires de viol étaient extrêmement pénibles, avec lui.

Elle se pinça les lèvres et frissonna.

— Face à lui, les femmes se sentaient salies et méprisables, murmura-t-elle.

Son regard croisa celui d'Abe, et il s'aperçut qu'elle avait les yeux humides.

— Je regrette son assassinat, Abe, mais je suis heureuse qu'il ne puisse plus jamais infliger une telle épreuve à une femme, ajouta-t-elle.

Elle cligna des yeux, laissant couler deux grosses larmes sur ses joues. Jack posa la main sur son épaule.

— Nous aurions dû ouvrir cette boîte au labo, dit-il avec bienveillance. C'est une trop rude épreuve pour vous, après ce que vous avez vécu, ce soir.

Elle inspira profondément et repoussa doucement la main de Jack.

— Ça ira, fit-elle. Ecoutons la suite.

Abe reprit sa lecture :

— « C'est la raison pour laquelle, selon le précepte "œil pour œil", j'ai imaginé un châtiment adapté au personnage. Trevor Skinner est mort dans l'incapacité de prononcer le moindre mot pour sa défense. Chère Kristen, je vous prie de faire en sorte que les criminels de Chicago sachent que je les guette, que je suis en colère, et que je suis au-dessus des lois humaines. Je reste, plus que jamais, votre humble serviteur. »

Abe soupira avant de reprendre :

— « Post-scriptum : vous devriez finir une tâche avant de vous lancer dans une autre. »

— Quelle est cette nouvelle tâche ? demanda Jack.

Kristen fronça les sourcils d'un air sombre.

— Hier soir, je me suis mise à confectionner des rideaux pour obturer mes fenêtres, confia-t-elle.

Jack ne put réprimer un sourire. Puis il se mit à rire, et Kristen se mit à rire avec lui. Son rire est vraiment merveilleux, songea Abe. Une fois de plus, il se sentait bouleversé. Cela devait se lire sur son visage, car elle reprit rapidement son sérieux, affichant un air désolé.

— Excusez-moi, dit-elle. C'est que la journée a été... vraiment éprouvante.

— Et ce n'est pas fini, déclara Spinnelli, qui venait d'apparaître dans l'embrasure de la porte. Vous avez regardé les infos ?

— Nous avions d'autres chats à fouetter, Marc, répondit Kristen d'un ton pince-sans-rire. Nous étions la, lors de la conférence de presse. Qu'est-ce qu'elle a encore fait ?

Spinnelli sortit une cassette de la poche de son manteau.

— Où est votre lecteur ?

— Dans le salon, dit-elle d'une voix inquiète.

Spinnelli jeta un coup d’œil à la boîte en carton et demanda :

— C'est qui, cette fois ?

— Trevor Skinner, lâcha Abe.

Spinnelli pâlit à son tour.

— Et moi qui croyais que rien de pire ne pouvait arriver aujourd'hui, maugréa-t-il.

 

 

Samedi 21 février, 2 heures

 

— Vous devriez dormir.

Sursautant au son de la voix grave de Reagan, Kristen détourna les yeux de la cheminée qu'elle était en train de poncer, au sous-sol, et coupa court à une délicieuse rêverie : Zoe Richardson enduite de miel et attachée à une fourmilière géante, le corps grouillant de fourmis rouges affamées, aux morsures douloureuses. Elle était encore furieuse de ce que la journaliste avait fait. Insinuer qu'elle avait pu payer un tueur à gages ! Cette garce peroxydée avait ainsi donné aux criminels de la ville une raison supplémentaire de lui en vouloir. Elle bouillait de rage en songeant qu’Angelo Conti avait trouvé là une nouvelle occasion de fanfaronner devant une caméra.

Mais, en cet instant, elle était surtout furieuse de constater que la voix de Reagan faisait battre son cœur.

Il s'était montré adorable avec elle. Il avait tenu à rester, après le départ de Spinnelli et de Jack. Il craignait que les hommes qui avaient agressé Kristen ne reviennent.

— Excusez-moi, dit-elle posément. Je ne voulais pas vous réveiller. J’essayais de me calmer un peu.

— Je ne dormais pas.

Elle le regarda descendre à pas lents l'escalier qui menait au sous-sol. Il était encore chaussé de ses chaussures de ville, comme pour être prêt, à tout moment, à s'élancer à la poursuite d'un éventuel intrus. Les seuls signes de décontraction étaient l'absence de cravate et le fait que sa chemise, déboutonnée au niveau du col, n'était plus rentrée dans son pantalon. Le regard de Kristen s'attarda un instant sur sa gorge — un instant un peu trop long, sans doute. Elle leva les yeux et vit ses joues mal rasées et ses traits creusés par l'inquiétude. C'est pour moi qu'il s'inquiète, songea-t-elle, en s’efforçant de n'y trouver aucune autre signification que professionnelle.

— Ça ne vous fait pas mal à l'épaule, de poncer comme ça ? demanda-t-il.

Elle baissa les yeux vers le papier de verre quelle tenait à la main.

— Non, pas du tout, répondit-elle. Cest à l’épaule gauche que j'ai mal, et je suis droitière.

— Je croyais que vous étiez en train de coudre des rideaux, dit-il.

— La machine à coudre aurait fait trop de bruit, et je...

— Et vous ne vouliez pas me réveiller, je sais.

Il traversa la pièce et vint se coller devant les fenêtres donnant sur le jardin. Contrairement à Kristen, Reagan était assez grand pour pouvoir regarder au travers sans monter sur une chaise. Il y avait quelque chose de rassurant dans sa taille et dans sa carrure.

— Où se trouve votre machine à coudre ?

— Dans la chambre d'amis, au rez-de-chaussée.

— Alors, il aurait pu vous voir de la rue.

Kristen lâcha sa feuille de papier de verre. Ses mains étaient moites, subitement. Elle les frotta sur son pantalon de survêtement.

— Oui, fit-elle.

Elle se leva, en grimaçant à cause de son genou endolori,

— Ecoutez, dit-elle. Je sais que j'ai l'air lâche et faible en disant ça, mais je préférerais qu'on ne parle pas de lui, là, maintenant. Ça me rend folle de me demander s'il n'est pas en train de me regarder.

Elle se frotta les épaules, soudain transie de froid.

— J'ai peur d'être espionnée, reprit-elle. Mon Dieu, on se croirait dans un film de Hitchcock ! J'ai même peur d'entrer dans ma cabine de douche...

Il esquissa un sourire. Ce n'était pas la première fois que Kristen remarquait qu'il avait une jolie bouche, bien dessinée, en harmonie avec ses traits réguliers.

— Si vous voulez prendre une douche, je monterai la garde devant la salle de bains... Et je vous promets que je ne vous regarderai pas !

Elle se figea. Il avait voulu la taquiner, la faire sourire, mais elle constata qu'il était presque aussi gêné quelle par cette allusion un peu coquine. Il demeura immobile, lui aussi. L'atmosphère était subitement pesante, la tension presque palpable entre eux.

Soudain, une pensée lui traversa l'esprit, et elle redressa le menton.

— Vous avez travaillé sur l'affaire Sparks, n’est-ce pas ? demanda-t-elle. C'est là que je vous ai vu ! C'était il y a deux ans, pendant l'été. Vous avez infiltré un gang de trafiquants de drogue, et vous avez été arrêté en compagnie de truands, pour détention illégale de stupéfiants. Je vous ai vu pendant que vous étiez avec eux, au dépôt.

Un sourire ironique et un peu distant se forma sur les lèvres de Reagan.

— Je me demandais si vous vous en souviendriez, dit-il. Vous y avez mis le temps, en tout cas !

Elle fit un pas chancelant vers lui, en souriant, et protesta :

— Ne soyez donc pas si injuste ! Vous n'aviez pas du tout la même allure. Vous aviez un catogan, une barbe, un œil au beurre noir et... une grande gueule !

Il lui rendit son sourire.

— Oui, je jouais un tout autre personnage, ce jour-là. Vous auriez dû entendre ce que j'ai dit de vous, après votre départ...

Elle était seule avec un homme qu'elle ne connaissait que depuis trois jours... Et qui, si je ne me trompe, est en train de me draguer.

Ce n'était pas la première fois qu'on lui faisait la cour, mais chaque fois elle avait froidement repoussé les avances de ses admirateurs. Il en allait tout autrement, cette fois-ci : elle se sentait réellement touchée, et avait le plus grand mal à maîtriser son émotion.

— Je préfère ne pas savoir ce que vous avez dit, répondit-elle.

Il haussa un sourcil brun, et cette mimique le rendait diablement séduisant. Kristen sentit le désir lui brûler les joues.

Ne te fais pas d'illusions, Kristen...

— Disons simplement que le personnage que j'incarnais était censé être très... viril, et n'en parlons plus, dit-il d'un ton pince-sans-rire, sans détacher son regard de celui de Kristen.

Elle déglutit et détourna les yeux. Ramassant sa feuille de papier de verre, elle se remit à poncer une moulure de la cheminée, couverte de plusieurs couches de peinture.

— J'apportais des documents au commissariat, ce jour-là, raconta-t-elle. Je vous ai d'abord entendu parler haut et fort, dans la cellule du dépôt. Et puis je vous ai vu. Vous me regardiez d'un drôle d'air...

De ses yeux bleus perçants qu'elle n'avait jamais vraiment oubliés.

— Pourquoi me regardiez-vous comme ça ? demanda-t-elle.

Elle le sentit s'approcher, derrière elle, sentit la chaleur de son corps, tout près de son dos.

— Je ne sais pas, répondit-il d'un ton grave. J'ai levé les yeux et je vous ai vue, dans votre tailleur noir, avec votre chignon, et j'ai été... fasciné.

Fasciné... Rien que ça...

Kristen se força à rire.

— Je vous en prie, inspecteur Reagan, dit-elle d'un ton léger. « Fasciné », c'est un peu exagéré, non ?

— Vous m'avez posé une question et j'y ai répondu, répliqua-t-il d'une voix tendue.

Kristen sentit son estomac se nouer douloureusement. Elle se remit à poncer sa cheminée, jusqu'à ce qu'elle soit certaine de pouvoir parler avec détachement.

— D'accord, n'en parlons plus. Je crois que je préfère que nous parlions du justicier tueur, finalement...

— Ma femme était encore vivante, à l'époque.

Ces mots semblaient lui avoir échappé, et résonnèrent un instant dans la tête de Kristen.

Sa femme...

Elle se tourna lentement vers lui. Il était très près d'elle, et elle se colla contre la cheminée pour préserver la faible distance qui les séparait.

Il l'avait reluquée, alors que sa femme était encore en vie. Elle ne pensait pas qu'il était ce genre d'homme. Et cela faisait mal.

— Votre femme ? murmura-t-elle.

Il la regardait droit dans les yeux avec intensité. Comme pour la défier.

— Oui, dit-il. Debra, ma femme.

Debra, dont les parents étaient invités au baptême de la nièce de Reagan — ce qui, visiblement, le chagrinait. Elle se mordilla la lèvre et demanda :

— Elle est morte, c'est ça ?

— Oui, il y a un an.

Kristen attendit un instant, mais Reagan n'ajouta rien.

— De quoi est-elle morte ?

Elle vit la colère envahir le regard de Reagan.

— La cause officielle du décès est une défaillance cardiaque. Mais son cœur a lâché au bout de cinq ans d'état végétatif prolongé. A ce stade, n'importe quelle autre défaillance organique aurait été mortelle.

La gravité de cette confidence laissa Kristen pantoise. Cinq ans...Cinq années de non-vie et de souffrance. Sa première impression avait donc été la bonne, lorsqu'elle l'avait observé dans l'ascenseur : il y avait au fond de lui une infinie détresse.

— Vous l'aimiez..., fit-elle.

— Oui !

Il avait lancé brutalement ce mot, qui en disait plus qu'un long discours. Elle sut que, si elle voulait en apprendre davantage, il lui faudrait poser d'autres questions. Mais voulait-elle vraiment en savoir plus ? Elle avait assez de problèmes comme ça sans se charger de ceux d'un autre...

Oui, mais lui, il s'est chargé des tiens, Kristen, et sans hésiter.

Elle comprit soudain ce qu'il avait à lui offrir : une occasion de partager leur peine.

Une relation humaine. Cela même qui manquait tant à Kristen, depuis si longtemps. Et ce besoin la terrifiait autant qu'il l'attirait.

Il la regardait réfléchir, ce qui la troublait encore plus. Elle avait l'impression qu'il lisait dans ses pensées et devinait son secret.

C'est peut-être le cas. Et peut-être que ça ne le dérangera pas.

Elle rejeta aussitôt cette pensée, d'un optimisme puéril. Mais bien sûr que ça le dérangera. Ce genre de problème, ça change tout. Car, plus tard, quand il voudra...

Pour l'instant, il avait surtout besoin de se confier, et elle avait envie de l'écouter. En bons amis. Sans plus.

Ce serait à lui de choisir, ensuite. A lui de s'éloigner, déçu. Forcément déçu. Elle le savait. Et ils seraient tous les deux blessés.

Mais pas ce soir.

Elle déchira sa petite feuille de papier de verre en deux et lui en tendit une moitié.

— Parlez-moi de Debra, dit-elle.

Il prit le bout de papier de verre, qui avait l'air minuscule dans sa grande main. Il fit un pas de côte et se posta à l'autre bout de la cheminée. Elle inspira profondément et se remit à poncer avec obstination.

— Elle était..., commença-t-il.

Sa voix se brisa.

— Elle était toute ma vie, ajouta-t-il d'une voix rauque.

Le cœur de Kristen se serra. Que ressentait-on quand on était « toute la vie » d'un autre ? D'un autre comme Abe Reagan...

Elle se mit à poncer plus vigoureusement.

— Que s'est-il passé ? demanda-t-elle.

— Nous sommes allés faire des courses, un jour. Elle est sortie de la voiture et on lui a tiré dessus.

Elle lui jeta un rapide coup d'œil. Il était immobile, le regard rivé sur le papier de verre qu'il tenait à la main.

— Pourquoi ? Une balle perdue, lors d'une bagarre entre gangs ?

La mâchoire de Reagan se serra.

— Non, lâcha-t-il entre ses dents. C'était un petit voyou qui cherchait à se venger de l'inspecteur nouvellement promu qui venait d'arrêter son frère.

Elle ferma brièvement les yeux. Il avait juste accompli son travail, et un petit salaud avait ruiné sa vie. Il y avait un parallèle évident entre son histoire et la sienne. Mais elle ne voulait pas en parler. Pas encore.

— Dites-m'en plus sur elle.

— Elle avait des cheveux châtains et des yeux marron.

Il resta silencieux un instant. Elle sentit qu'il se débattait avec les souvenirs des jours heureux passés auprès de cette femme.

— Elle était grande, reprit-il d'une voix plus assurée. Elle était institutrice à l'école maternelle. Elle adorait les enfants.

— J'ai l'impression que c'était une femme bien.

— Oui.

Elle sentit un mélange de joie et de regret dans sa voix. Elle se tourna vers lui et s'aperçut qu'il souriait dans le vide. Il restait immobile, tenant son papier de verre comme s'il ne savait quoi en faire.

— Elle arrivait à me supporter, ajouta-t-il.

Kristen se força à sourire.

— Ça ne devait pas être facile, ça ! répondit-elle.

Le sourire de Reagan s'effaça, et il parut soudain très las, comme vidé de toute énergie.

— Vous ne pouvez même pas imaginer, dit-il.

Kristen se sentit, elle aussi, subitement très lasse, et elle cessa de poncer.

— Je suis fatiguée, Abe. Je crois que je vais aller me coucher. Vous devriez faire de même. S'il vous plaît...

Il se tourna vers elle et l'observa de la tête aux pieds. La lassitude de Kristen s'évanouit aussi subitement qu'elle était venue.

Elle venait de prendre conscience de la situation. Il lui avait confié qu'il était « fasciné » par elle.

Et moi, je suis fascinée par lui.

— Vous ne retirez jamais ces épingles à cheveux ? demanda-t-il.

Elle sentit sa tête tourner un peu.

Respire, Kristen. Respire.

— Pourquoi me demandez-vous ça ?

Il secoua la tête, et le charme fut rompu.

— Ce n'est pas grave, dit-il. Allez vous coucher. C'est bientôt l'aube.

— Et qu'arrivera-t-il, alors ?

Il haussa un sourcil.

— Nous irons déterrer Trevor Skinner, répondit-il.