6

On dit que chien affamé mange viande avariée. Mais la faim ne transforme pas seulement les critères d’hygiène. Elle ramollit l’esprit – sans parler des désirs sexuels -, obscurcit la mémoire et rend apathique. Aussi, les sens émoussés par le manque de nourriture, avais-je frôlé le coup dur à plusieurs reprises au cours de cette année 1947. C’est pourquoi je décidai de réfléchir à l’envie, aussi subite qu’irrationnelle, qui me prenait d’accepter le dossier Becker, grâce auquel je pourrais au moins me garnir l’estomac.

Autrefois l’hôtel le plus luxueux et le plus célèbre de Berlin, l’Adlon n’était guère plus aujourd’hui qu’un tas de ruines. Envers et contre tout, l’établissement continuait pourtant à fonctionner, avec une quinzaine de chambres qui, l’hôtel se trouvant en secteur russe, étaient en général occupées par des officiers soviétiques. Un petit restaurant en sous-sol avait non seulement subsisté, mais tournait à plein rendement, car il était réservé aux Allemands pourvus de tickets de rationnement. Ceux-ci pouvaient y manger sans craindre, comme cela se produisait fréquemment dans la plupart des autres établissements berlinois, d’être chassés de leur table au profit d’Anglais ou d’Américains évidemment plus aisés et aux poches mieux remplies.

L’insolite entrée de l’Adlon était aménagée sous un tas de gravats dans Wilhelmstrasse, non loin du Führerbunker où avait péri Hitler, et que l’on pouvait visiter en glissant quelques cigarettes dans la main d’un des policiers censés tenir les curieux à distance. Depuis la fin de la guerre, les flics de Berlin jouaient les rabatteurs.

Je dînai d’un potage de lentilles, d’un « hamburger » de navets et de fruits en conserve. Ensuite, ayant suffisamment tourné et retourné l’affaire Becker dans mon esprit revigoré, je réglai mon souper d’une poignée de coupons et montai téléphoner dans ce qui tenait lieu de réception.

J’obtins assez vite la communication avec l’Autorité militaire soviétique, l’AMS, mais on me fit patienter une éternité avant de pouvoir joindre le colonel Poroshin. Au lieu d’accélérer l’opération, le fait de parler russe ne fit que m’attirer les regards suspicieux du portier de l’hôtel. Lorsqu’on me passa enfin Poroshin, il se déclara enchanté que j’aie changé d’avis et me donna rendez-vous au pied du portrait de Staline dressé sur Unter den Linden, où une voiture passerait me prendre un quart d’heure plus tard.

Il faisait de plus en plus froid et j’attendis une dizaine de minutes dans le hall de l’Adlon avant d’emprunter l’escalier de service, d’où je débouchai dans Wilhelmstrasse. Tournant le dos à la Porte de Brandebourg, je me dirigeai vers l’immense panneau sur lequel figurait le portrait du camarade Secrétaire général dominant le centre de l’avenue, flanqué de deux socles plus modestes portant le marteau et la faucille soviétiques.

Tandis que j’attendais, j’eus l’impression que Staline m’observait. Un effet, songeai-je, délibérément recherché. Les yeux étaient aussi profonds, aussi sombres et aussi répugnants que l’intérieur d’un godillot de facteur et, sous les moustaches en forme de cafards s’étirait un sourire froid comme un iceberg. J’étais abasourdi qu’il se trouvât des gens pour qualifier ce monstre sanguinaire de « Petit Père », alors qu’il me paraissait à peu près aussi doux que le roi Hérode.

La voiture de Poroshin arriva, le bruit de son moteur noyé par le passage d’une formation de chasseurs YAK 3 au-dessus de nos têtes. Je montai à bord et fus bientôt chahuté dans tous les sens sur le siège arrière tandis que le chauffeur, un Tatar à l’impressionnante carrure, enfonçait l’accélérateur de la BMW en direction d’Alexanderplatz puis, plus loin vers l’est, vers la Frankfurter Allée et Karlshorst.

— Je croyais qu’il était interdit aux civils allemands de rouler dans des voitures de l’état-major, dis-je en russe à mon chauffeur.

— Exact, répliqua-t-il. En cas de contrôle, le colonel m’a ordonné de dire que vous étiez en état d’arrestation.

En voyant dans son rétroviseur l’inquiétude qui s’était peinte sur mon visage, le Tatar éclata d’un rire sonore, et je me consolai en songeant qu’à une telle vitesse, seul un obus antichar aurait pu nous arrêter.

Nous atteignîmes Karlshorst en quelques minutes.

Quartier résidentiel de villas équipé d’une piste de steeplechase, Karlshorst, surnommée « le petit Kremlin », était à présent une enclave russe hermétiquement bouclée dans laquelle les Allemands ne pouvaient pénétrer que porteurs d’une autorisation spéciale ou protégés par un fanion du genre de celui flottant sur le capot de la voiture de Poroshin. Nous franchîmes plusieurs points de contrôle avant d’arriver au vieil hôpital St Antonius de Zeppelin Strasse, qui abritait désormais l’AMS pour la zone berlinoise. La voiture s’arrêta au pied d’un socle de cinq mètres de haut surmonté d’une grande étoile rouge. Le chauffeur de Poroshin bondit de son siège, m’ouvrit la portière d’un geste élégant et, ignorant les sentinelles, m’accompagna en haut des marches jusqu’à l’entrée. Je m’immobilisai un instant sur le seuil pour contempler les voitures et motocyclettes BMW flambant neuves qui s’alignaient sur le parking.

— Quelqu’un a fait des emplettes ? fis-je.

— Elles viennent de l’usine BMW d’Eisenbach, me répondit avec fierté le chauffeur. Passée sous direction russe.

Après cette déprimante nouvelle, il me laissa dans une salle d’attente où flottait une forte odeur de phénol. La seule décoration de la pièce était un nouveau portrait de Staline, accompagné d’un slogan : « Staline, guide avisé et protecteur de la classe ouvrière ». Lénine lui-même, dont le portrait figurait dans un plus petit cadre fixé près du guide avisé, semblait, au vu de son expression, avoir quelques doutes sur la chose.

Je retrouvai les deux mêmes personnages sur un des murs du bureau de Poroshin, au dernier étage de l’immeuble de l’AMS. L’impeccable tunique vert olive du jeune colonel était suspendue derrière la porte en verre, et il portait une blouse de style circassien maintenue à la taille par une bande de cuir noir. Si l’on exceptait le brillant de ses souples bottes de veau, on aurait pu le prendre pour un étudiant de l’université de Moscou. Il posa sa tasse et se leva lorsque le Tatar me fit entrer dans son bureau.

— Asseyez-vous, je vous prie, Herr Gunther, dit Poroshin en m’indiquant une chaise en bois cintré.

Le Tatar attendait qu’on le congédie. Poroshin leva sa tasse et m’en montra le contenu.

— Voulez-vous de l’Ovaltine, Herr Gunther ?

— De l’Ovaltine ? Non merci. Je déteste ça.

— Vraiment ? fit-il d’un air surpris. J’en raffole.

— Il est un peu tôt pour prendre un somnifère. Poroshin sourit d’un air patient.

— Peut-être préférez-vous une vodka ?

Il ouvrit un tiroir et en sortit une bouteille et un verre qu’il posa devant moi sur le bureau.

Je m’en servis une bonne dose. Du coin de l’œil j’aperçus le Tatar qui se passait la main sur les lèvres d’un air envieux. Poroshin, qui avait aussi remarqué le geste, emplit un second verre et le posa au sommet d’une armoire à dossiers, juste à côté de la tête de son chauffeur.

— Il faut dresser ces bâtards de Cosaques comme des chiens, expliqua-t-il. Pour eux, l’ivresse est presque une obligation religieuse, pas vrai, Yeroshka ?

— Oui, colonel, fit celui-ci d’une voix dépourvue d’expression.

— Il a démoli un bar, agressé une serveuse et cogné sur un sergent. Sans moi, il aurait été fusillé. Il sait qu’il doit filer droit, pas vrai, Yeroshka ? Je te mets une balle dans la tête si tu touches ce verre sans ma permission. Compris ?

— Oui, colonel.

Poroshin exhiba un gros et lourd revolver et le posa sur la table pour souligner ses propos. Puis il se rassit.

— Je suppose qu’avec votre formation, vous savez ce que signifie la discipline, Herr Gunther. Où m’avez-vous dit avoir servi pendant la guerre ?

— Je ne vous l’ai pas dit.

Il se renversa sur son fauteuil et posa ses bottes sur le bureau, faisant tressaillir la vodka dans mon verre.

— Non, c’est vrai. Mais j’imagine que vos talents vous ont valu un poste dans les services de renseignements.

— Quels talents ?

— Allons, ne faites pas le modeste. Votre maîtrise du russe, votre expérience dans la Kripo. Euh, oui... l’avocat d’Emil m’a mis au courant. On m’a dit que vous aviez fait partie de la Commission criminelle berlinoise. Et que vous étiez Kommissar. Un grade plutôt élevé, non ?

Je bus une gorgée de vodka en essayant de garder mon calme. Je me dis que j’aurais dû m’attendre à une séance de ce genre.

— Je n’étais qu’un simple soldat. J’obéissais aux ordres, dis-je. Je n’étais même pas membre du parti.

— Aujourd’hui, on croirait qu’ils n’ont été qu’une poignée. C’est tout à fait extraordinaire, dit-il en souriant, et il brandit son index d’un air réprobateur. Vous aurez beau jouer les saintes nitouches, Herr Gunther, j’arriverai à tout savoir de vous, croyez-moi. Ne serait-ce que pour satisfaire ma curiosité.

— Parfois, la curiosité est comme la soif de Yeroshka, dis-je. Il vaut mieux ne pas la satisfaire. Sauf s’il s’agit de la curiosité intellectuelle, désintéressée, qui est le propre des philosophes. Les réponses sont presque toujours décevantes. (Je finis mon verre et le posai sur le sous-main, à côté de ses bottes.) Mais je ne suis pas venu ici pour discuter de questions oiseuses, colonel. Offrez-moi donc une de vos Lucky Strike et calmez ma curiosité en me dévoilant ne serait-ce qu’un ou deux détails concernant cette affaire.

Poroshin se pencha et ouvrit d’un geste sec un porte-cigarettes en argent qui trônait sur le bureau.

— Servez-vous, dit-il.

J’en pris une et l’allumai avec un briquet fantaisie en forme de canon, que j’examinai ensuite d’un œil critique, comme pour évaluer ce qu’il vaudrait au mont-de-piété. Poroshin m’avait agacé et je voulais lui rendre la monnaie de sa pièce.

— Joli butin, fis-je. C’est un canon allemand. Vous l’avez acheté, ou bien vous avez profité de ce qu’il n’y avait personne ?

Poroshin ferma les yeux, émit un petit rire puis se leva et alla se planter devant la fenêtre. Il releva le châssis mobile et déboutonna sa braguette.

— C’est le seul ennui avec l’Ovaltine, dit-il sans paraître relever mon insulte. Ça entre d’un côté et ça ressort de l’autre. (Alors qu’il se mettait à uriner, il se tourna vers le Tatar toujours debout près de l’armoire et du verre de vodka.) Bois-le et dégage, gros porc.

Le Tatar ne se le fit pas dire deux fois. Il vida son verre d’un trait et sortit prestement du bureau dont il referma la porte derrière lui.

— Si vous voyiez dans quel état ces ploucs laissent les toilettes, vous comprendriez pourquoi je préfère pisser par la fenêtre, m’expliqua Poroshin en se reboutonnant.

Il ferma la fenêtre et reprit sa place dans le fauteuil. Les bottes s’abattirent une nouvelle fois sur le sous-main.

— Mes amis russes rendent parfois la vie plutôt sinistre dans ce secteur. Dieu merci, il y a des gens comme Emil. Il peut être très drôle quand il s’y met. Et toujours plein de ressources. Vous pouvez lui demander n’importe quoi, il vous le dégotera. Je crois que vous avez un nom pour ces as du marché noir, n’est-ce pas ?

— Swing Heinis[1].

— C’est ça, des jeunes qui aiment le swing. Si vous voulez vous amuser, Emil est le type qu’il vous faut. (Il éclata d’un rire joyeux à cette pensée, mais je ne me sentais pas le cœur à la bagatelle.) Je n’ai jamais vu un type qui connaissait un si grand nombre de filles. Bien sûr, ce sont toutes des prostituées et des filles de bar, mais ce n’est pas un bien grand crime à notre époque, pas vrai ?

— Ça dépend de la fille, dis-je.

— Et puis Emil n’a pas son pareil pour faire passer des choses de l’autre côté de la frontière – la Ligne verte, comme vous dites, n’est-ce pas ?

J’acquiesçai.

— Oui, à travers les bois.

— Un contrebandier de première. Il s’est fait beaucoup d’argent. Jusqu’à cette histoire, il vivait sur un grand pied à Vienne. Belle maison, grosse voiture et maîtresse séduisante.

— Avez-vous jamais eu recours à ses services ? Sans parler des filles, je veux dire ?

Poroshin se contenta de répondre qu’Emil pouvait vous obtenir ce que vous vouliez.

— Cela comprenait-il aussi des informations ? Le Russe haussa les épaules.

— De temps en temps. Mais tout ce que fait Emil, il le fait pour de l’argent. Je serais très étonné qu’il n’ait pas fait la même chose pour les Américains. Mais dans le cas qui nous occupe, il travaillait pour un Autrichien. Un certain Konig, un publicitaire. Sa boîte s’appelait Reklaue & Werbe Zentrale, avec des bureaux à Berlin et à Vienne. Konig voulait qu’Emil lui fasse parvenir à Berlin, de manière régulière, les maquettes mises au point dans le bureau de Vienne. Il disait qu’elles étaient trop précieuses pour qu’on les confie à la poste ou à un porteur, et Konig ne pouvait sortir d’Allemagne car il attendait son certificat de dénazification. Bien sûr, Emil se doutait que les paquets ne comportaient pas que du matériel publicitaire, mais il était suffisamment bien payé pour ne pas poser de questions. Comme, de toute façon, il effectuait des navettes entre Berlin et Vienne, ça lui permettait de se hure de l’argent à bon compte. Du moins, il le croyait.

» Pendant un temps, les livraisons d’Emil se déroulèrent sans anicroches. Chaque fois qu’il livrait des cigarettes ou d’autres produits de contrebande à Berlin, il emportait avec lui un des paquets de Konig. Il le remettait à un certain Eddy Holl, qui lui versait l’argent. C’était aussi simple que ça.

» Et puis un soir, de passage à Berlin, Emil s’est rendu dans un night-club appelé le Gay Island. Il y rencontra par hasard Eddy Holl, qui était ivre. Celui-ci le présenta à un capitaine américain du nom de Linden en déclarant qu’Emil était « leur courrier viennois ». Le lendemain, Eddy appela Emil, s’excusa de son état de la veille et lui conseilla, dans l’intérêt de tous, d’oublier le capitaine Linden.

» Quelques semaines plus tard, Emil, de retour à Vienne, reçut un coup de téléphone de Linden, qui insista pour le revoir. Ils se donnèrent rendez-vous dans un café et là, Linden interrogea Emil sur l’entreprise de publicité Reklaue & Werbe. Emil ne put pas lui dire grand-chose, mais la présence de Linden à Vienne l’inquiéta : peut-être allait-on désormais se passer de ses services ? Ce serait dommage de ne plus bénéficier de rentrées d’argent aussi faciles. Pendant un temps, il se mit donc à suivre Linden dans Vienne. Deux ou trois jours plus tard, Linden rencontra un inconnu et, filés par Emil, les deux hommes se rendirent dans un studio de cinéma abandonné. Au bout de quelques minutes, Emil entendit un coup de feu, puis vit l’inconnu ressortir seul. Emil attendit qu’il ait disparu puis entra dans le bâtiment. Il découvrit, à côté d’un lot de tabac volé, le cadavre du capitaine Linden. Evidemment, Emil n’a pas signalé le crime. Il préférait ne pas avoir affaire à la police.

» Le lendemain, Konig vint le voir, accompagné d’un autre homme. Ne me demandez pas son nom, je l’ignore. Ils lui annoncèrent qu’un de leurs amis américains avait disparu et qu’ils craignaient qu’il ne lui soit arrivé quelque chose. Comme Emil avait été détective à la Kripo, ils lui demandèrent s’il voulait bien, contre une forte récompense, se charger de le retrouver. Emil accepta, séduit par la somme proposée et par la possibilité de récupérer une partie du tabac.

» Après avoir fait surveiller le studio pendant quelques jours, Emil estima que l’endroit était sûr et il s’y rendit avec un camion et deux de ses associés. Les hommes de l’IP les attendaient. Les associés d’Emil, qui avaient la gâchette facile, se firent descendre. Emil fut arrêté.

— Sait-il qui les a informés ? demandai-je.

— J’ai demandé à mes contacts à Vienne de se renseigner. C’était un coup de fil anonyme. (Poroshin sourit en connaisseur.) J’ai gardé le meilleur pour la fin. L’arme d’Emil est un P38. Il l’avait avec lui pendant l’expédition ratée au studio. Or au moment de son arrestation, quand il a dû remettre son arme, il s’est aperçu qu’il ne s’agissait pas du sien. Celui-ci avait un aigle allemand gravé sur la crosse. Mais ce n’était pas la seule différence : les experts en balistique ont rapidement établi qu’il s’agissait de l’arme qui avait tué le capitaine Linden.

— Quelqu’un l’avait substitué à l’arme de Becker, n’est-ce pas ? Il est vrai que ça n’est pas le genre de chose qu’on remarque tout de suite. Bien joué. L’assassin présumé retourne chercher le tabac volé avec l’arme du crime en poche. Le dossier paraît solide, en effet. (Je tirai une dernière bouffée de ma cigarette, l’écrasai dans le cendrier en argent et en pris une autre.) Je ne vois pas très bien ce que je pourrais faire. Transformer l’eau en vin n’est pas dans mes cordes.

— D’après son avocat, le Dr Liebl, Emil voudrait que vous retrouviez ce Konig. Il semble avoir disparu.

— Ça ne serait pas étonnant. Pensez-vous que ce soit Konig qui ait procédé à l’échange des armes à l’occasion de sa visite chez Becker ?

— Probable. Lui ou l’homme qui l’accompagnait.

— Avez-vous des renseignements sur ce Konig ou sur son entreprise de publicité ?

— Niet.

On entendit frapper à la porte et un officier entra dans le bureau.

— Am Kupfergraben en ligne, colonel, annonça-t-il en russe. Ils disent que c’est urgent.

Je dressai l’oreille. Am Kupfergraben était le nom de la plus importante prison du MVD à Berlin. Dans mon travail, j’entendais parler de tant de personnes disparues ou déplacées que toute bribe d’information était bonne à prendre.

Poroshin me jeta un coup d’œil, comme s’il lisait dans mes pensées, puis s’adressa à l’autre officier.

— Pas pour l’instant, cela attendra, Jegoroff. D’autres appels ?

— Zaisser, du K-5.

— Si cette ordure nazie veut me parler, qu’il vienne me trouver. Dites-le-lui. Maintenant laissez-nous, je vous prie.

Poroshin attendit que la porte se soit refermée derrière son subordonné avant de me demander :

— Le K-5, ça vous dit quelque chose, Gunther ?

— Pourquoi, ça devrait ?

— Non, pas encore. Mais un jour, qui sait ? (Il s’en tint là et jeta un coup d’œil à sa montre.) Pressons. J’ai un rendez-vous tout à l’heure. Jegoroff vous fournira tous les documents nécessaires – carte rose, permis de déplacement, carte de rationnement, carte d’identité autrichienne. Vous avez une photo ? Bah, peu importe. Jegoroff vous tirera le portrait. Ah oui ! Je crois que ce serait une bonne idée si vous aviez aussi un de nos nouveaux permis de vente de tabac. Il vous autorise à vendre des cigarettes dans toute la zone orientale et contraint les soldats soviétiques à vous aider en cas de besoin. Ça vous sortira de n’importe quel guêpier.

— Je croyais que le marché noir était illégal dans votre secteur, fis-je pour avoir l’explication de cet incroyable exemple d’hypocrisie officielle.

— C’est illégal en effet, rétorqua Poroshin sans le moindre signe d’embarras. Mais le trafic est couvert par les autorités. Il nous permet de récolter des devises. Bonne idée, vous ne trouvez pas ? Naturellement nous vous fournirons quelques cartouches de cigarettes pour que vous soyez plus convaincant.

— Vous avez pensé à tout. Et mes frais ?

— Vous aurez ce qu’il faut chez vous en même temps que vos papiers. Après-demain.

— D’où provient cet argent ? Du Dr Liebl, ou de votre trafic de cigarettes ?

— Liebl doit m’envoyer de l’argent. En attendant, tout est pris en charge par l’AMS.

Ça ne me plaisait pas beaucoup, mais je n’avais guère d’alternative. Je devais accepter l’argent des Russes, ou bien partir à Vienne en espérant qu’on me réglerait pendant mon absence.

— Très bien, dis-je. Une dernière chose. Que savez-vous du capitaine Linden ? Vous dites que Becker l’a rencontré à Berlin. Y était-il cantonné ?

— C’est vrai, j’allais oublier notre capitaine.

Poroshin se leva et se dirigea vers l’armoire de classement sur laquelle reposait le verre vide du Tatar. Il ouvrit l’un des tiroirs et chercha le dossier qui l’intéressait.

— Capitaine Edward Linden, lut-il en allant se rasseoir. Né à Brooklyn, New York, le 22 février 1907. Obtient son doctorat d’allemand à l’université Cornell en 1930. Effectue son service dans le 970th Counter-Intelligence Corps. Précédemment intégré au 26th Infantry, basé au Camp King Interrogation Center, à Oberusel, en tant qu’officier chargé de la dénazification. Actuellement rattaché au United States Documents Center à Berlin en tant qu’officier de liaison du Crowcass. Le Crowcass étant le Central Registry of War Crimes and Security Suspects de l’armée américaine. Ça ne nous en apprend pas beaucoup, hélas.

Il laissa tomber le dossier ouvert devant moi. La curieuse écriture de style grec ne couvrait pas plus d’une demi-feuille.

— Je ne lis pas le cyrillique, fis-je. Poroshin ne parut pas très convaincu.

— Qu’est-ce que c’est au juste, le US Documents Center ? ajoutai-je.

— Le Documents Center est situé à Berlin, dans le secteur américain, près de la Grunewald. On y rassemble tous les documents nazis émis par les ministères ou le Parti et confisqués par les Américains et les Anglais à la fin de la guerre. Il y a là une foule de dossiers, comme la liste complète des membres du NSDAP[2], ce qui permet de savoir qui a menti dans ses réponses au questionnaire de dénazification. Je parie qu’ils ont votre nom quelque part.

— Je vous ai déjà dit que je n’avais pas été membre du parti.

— Non, fit Poroshin en souriant. Bien sûr que non. (Il reprit le dossier et alla le remettre à sa place.) Vous ne faisiez qu’obéir aux ordres.

Il était clair qu’il n’y croyait pas plus qu’à mon ignorance de l’alphabet de saint Cyrille. Il avait toutefois raison sur ce dernier point.

— À présent, si vous n’avez pas d’autres questions, je vais vous quitter. Je dois être à l’Opéra de l’Admiralpalast dans une demi-heure.

Sur ce, il dénoua sa ceinture et, aboyant les noms de Yeroshka et de Jegoroff, il enfila sa tunique.

— Avez-vous déjà été à Vienne ? me demanda-t-il tout en agrafant son baudrier.

— Non, jamais.

— Les gens là-bas ressemblent à leur ville, dit-il en vérifiant sa tenue dans le reflet de la fenêtre. Tout est dans la façade. Il n’y a que la surface qui paraît intéressante. Dessous ils sont très différents. Voilà des gens avec qui j’aimerais travailler. Les Viennois sont des espions-nés.

Un requiem allemand
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