17
Je me réveillai l’esprit plus creux que la coque d’une pirogue taillée dans un tronc d’arbre et regrettai de ne pas avoir une bonne gueule de bois pour occuper ma journée.
— Qu’est-ce que tu dis de ça ? marmonnai-je debout à côté de mon lit en tâtant mon crâne. Je bois comme un trou et je n’arrive même pas à me flanquer la moindre migraine.
Je me préparai un pot de café qu’on aurait pu manger avec un couteau et une fourchette, puis procédai à ma toilette. Je me tailladai les joues en me rasant et faillis tomber dans les pommes en m’aspergeant d’eau de Cologne.
Toujours personne chez Inge. M’adressant quelques remarques bien senties concernant ma prétendue spécialité en recherche de personnes disparues, j’appelai Bruno à l’Alex et lui demandai de vérifier si la Gestapo ne l’avait pas arrêtée. Cela me paraissait l’explication la plus plausible. Quand un agneau manque au troupeau, inutile d’accuser le tigre si la montagne est infestée de loups. Bruno promit de se renseigner, mais je savais que cela pourrait prendre plusieurs jours. Pourtant, je traînai dans mon appartement pour le restant de la matinée dans l’espoir d’un coup de téléphone de Bruno, ou même d’Inge. Je passai pas mal de temps à contempler murs et plafonds, et je parvins même à réfléchir à l’affaire Pfarr. Vers midi, je me sentais de nouveau d’attaque pour aller poser des questions. Cela ne me prit guère plus de temps que si un mur de briques s’écroulait sur ma tête. Un homme en particulier devait pouvoir me fournir bon nombre de réponses.
Cette fois-ci, les énormes grilles de la propriété de Six étaient fermées. Une chaîne et un cadenas maintenaient les deux barres centrales, et l’on avait remplacé la petite pancarte « Propriété privée » par une autre qui disait : « Propriété privée. Défense d’entrer. » Apparemment Six commençait à craindre pour sa sécurité.
Je me garai contre le mur et, après avoir glissé dans ma poche l’arme que je gardais dans le tiroir de ma table de nuit, je sortis et grimpai sur le toit de la voiture. Le mur n’était pas très haut et je pus facilement me hisser au sommet, d’où je redescendis de l’autre côté en m’aidant des branches d’un orme.
Je ne perçus aucun grognement et n’entendis qu’à peine le bruit des pattes des chiens galopant sur les feuilles mortes. Ce n’est qu’à la dernière seconde qu’un halètement puissant me dressa les cheveux sur la nuque. Le molosse me sautait déjà à la gorge lorsque je tirai. La détonation fut étouffée par les arbres et mon arme me parut soudain bien dérisoire contre une bête aussi redoutable qu’un doberman. Pourtant, l’animal tomba mort et le vent chassa l’écho du coup de feu qui se perdit dans les feuillages. J’expirai l’air que j’avais inconsciemment retenu au moment où je tirais et, le cœur battant comme une fourchette qui monte des blancs d’œufs dans un bol, je jetai des coups d’œil inquiets autour de moi, sachant qu’un second chien gardait la propriété. Pendant quelques secondes, le bruissement des feuilles couvrit son grognement sourd. Mais il finit par émerger d’entre les arbres et, l’air méfiant, resta à distance prudente. Je reculai tandis qu’il s’approchait lentement du cadavre. Au moment où il baissait le museau pour renifler le sang chaud, je levai mon arme et l’ajustai. Profitant d’un brusque coup de vent, je fis feu. L’animal couina lorsque la balle le faucha. Il continua un instant à gigoter, puis s’immobilisa.
Je rempochai l’arme et, progressant sous le couvert des arbres, j’entamai la longue pente menant à la maison. Entendant au loin le cri aigu du paon, je me dis que je descendrais aussi le volatile s’il avait le malheur de tomber entre mes pattes. Je me sentais d’humeur à tuer. Il est assez courant qu’un assassin, avant de commettre son crime, se mette en appétit en s’offrant quelques innocentes victimes au passage, comme le chat ou le chien de la maison.
Le travail d’enquêteur consiste principalement à établir des liens et à forger des relations entre les acteurs d’une affaire. Ainsi, avec Paul Pfarr, von Greis, Bock, Mutschmann, Red Dieter Helfferrich et Hermann Six, j’avais une longue et solide chaîne, tandis qu’entre Paul Pfarr, Eva, Haupthändler et Jeschonnek, les liens étaient plus fragiles et de nature différente.
Je n’avais pas l’intention arrêtée de tuer Six, mais je n’en écartais pas la possibilité s’il refusait de me fournir des réponses claires. Ce fut donc avec un certain embarras que, ces réflexions en tête, je tombai sur le millionnaire qui, debout sous un sapin, fumait son cigare en chantonnant paisiblement.
— Ah, c’est vous, fit-il sans autrement s’émouvoir de mon apparition sur ses terres avec un pistolet à la main. Je croyais que c’était le jardinier. Je suppose que vous venez me réclamer de l’argent.
Durant un bref instant, je ne sus quoi lui dire.
— J’ai tué les chiens, finis-je par annoncer en rempochant mon arme.
— C’était donc ça ? Il m’avait bien semblé entendre une ou deux détonations.
Je ne sais s’il éprouva de la peur ou de l’irritation à cette nouvelle, mais en tout cas, il ne le montra pas.
— Venez donc à la maison, dit-il.
Je le suivis tandis qu’il regagnait sa demeure à pas lents.
Lorsque nous arrivâmes en vue de la maison, j’aperçus la BMW bleue d’Ilse Rudel garée devant, et je me demandai si j’allais la rencontrer. Mais ce fut la présence d’une grande tente sur la pelouse qui me fournit l’occasion de rompre le silence.
— Vous préparez une réception ?
— Euh… oui, une réception. C’est l’anniversaire de ma femme. Nous avons prévu – hum ! une petite fête avec quelques amis.
— Si peu de temps après l’enterrement ?
Mon ton, rempli d’amertume, n’échappa pas à Six. Il continua à marcher, cherchant d’abord au ciel, puis à ses pieds, quelle explication il allait pouvoir me servir.
— Vous savez, je ne suis pas… commença-t-il. On… on ne peut pas porter indéfiniment le deuil, voyez-vous. La vie doit continuer. J’ai pensé qu’il aurait été injuste à l’égard de ma femme d’annuler cette réception. Et naturellement, nous avons tous deux des obligations mondaines.
— Bien sûr, il ne faut jamais oublier ses obligations, n’est-ce pas ? dis-je.
Me précédant sur les marches du seuil, il ne répondit pas. Je me demandai s’il allait appeler à l’aide. Il poussa la porte et nous pénétrâmes dans le vaste hall.
— Pas de maître d’hôtel aujourd’hui ? remarquai-je.
— C’est son jour de congé, expliqua Six en évitant mon regard. Mais il y a une femme de chambre si vous désirez un rafraîchissement. J’imagine que vos petites distractions vous ont donné soif.
— Lesquelles ? fis-je. Grâce à vous, j’ai connu beaucoup de « petites distractions » ces temps derniers.
— Les chiens, je voulais dire, précisa-t-il avec un petit sourire.
— Ah oui ! les chiens… C’est vrai, ça m’a mis dans un drôle d’état. Des animaux redoutables. Mais je suis bon tireur, je ne dis pas ça pour me vanter.
Nous entrâmes dans la bibliothèque.
— Moi aussi j’aime bien tirer. Mais seulement pour le sport. Je crois n’avoir rien tué de plus gros qu’un faisan.
— Hier, j’ai tué un homme, dis-je. C’est mon second en quinze jours. Savez-vous, Herr Six, que depuis que je travaille pour vous, c’est presque devenu une habitude ?
Il se tenait face à moi, gauche, les mains croisées derrière la nuque. Puis il se racla la gorge, déplia les bras et jeta son cigare dans la cheminée éteinte. Lorsqu’il reprit la parole, ce fut d’une voix embarrassée, comme s’il donnait congé à un vieux et fidèle serviteur surpris à voler.
— Vous savez, je suis heureux que vous soyez venu, dit-il. Je comptais justement demander à Schemm, mon avocat, de vous convoquer cet après-midi pour vous régler. Mais puisque vous êtes là, je vais vous faire un chèque moi-même.
Avant d’avoir fini sa phrase, il alla vers son bureau avec une telle précipitation que je le soupçonnai de vouloir sortir une arme du tiroir.
— Je préférerais du liquide, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.
Il leva les yeux vers mon visage, puis les abaissa vers ma main serrant la crosse du pistolet dans ma poche.
— Mais pas du tout, comme vous voulez.
Le tiroir resta fermé. Il s’assit dans son fauteuil et releva un coin du tapis, découvrant un petit coffre ménagé dans le parquet.
— Très astucieux, votre petite installation. On n’est jamais trop prudent par les temps qui courent, dis-je en savourant mon propre manque de tact. On ne peut même plus faire confiance aux banques, pas vrai ? ajoutai-je d’un air innocent. Je suppose qu’il est à l’épreuve du feu ?
Six fronça les sourcils.
— Vous m’excuserez, mais j’ai peur d’avoir perdu mon sens de l’humour. (Il ouvrit le coffre dont il sortit plusieurs liasses de billets.) Nous étions convenus de cinq pour cent, n’est-ce pas ? Est-ce que 40 000 marks suffiraient à régler nos comptes ?
— Essayez toujours, dis-je tandis qu’il alignait huit liasses sur le bureau.
Il referma le coffre, replaça le tapis par-dessus et poussa l’argent vers moi.
— Je m’excuse, mais je n’ai que des coupures de cent.
Je pris une des liasses et déchirai le papier qui l’enveloppait.
— C’est égal, du moment qu’ils portent l’effigie de Herr Liebig, dis-je.
Six eut un petit sourire et se leva.
— Herr Gunther, je pense qu’il est inutile que nous nous revoyions.
— Vous êtes sûr de ne rien oublier ?
Il commençait à exprimer quelque impatience.
— Je ne crois pas, dit-il d’un ton pincé.
— Moi si.
Je coinçai une cigarette entre mes lèvres et craquai une allumette. La tête penchée vers la flamme, je tirai une ou deux rapides bouffées puis laissai tomber l’allumette dans le cendrier.
— Le collier.
Six resta silencieux.
— À moins que vous ne l’ayez déjà récupéré ? Ou que vous ne sachiez où il est et entre les mains de qui ?
Il parut contrarié, fronçant les narines comme si quelque mauvaise odeur les chatouillait.
— Je préférerais que nous en restions là, Herr Gunther. J’espère que vous n’allez pas devenir agaçant.
— Et les fameux papiers ? Les preuves de vos liens avec le crime organisé que von Greis a remises à votre gendre ? À moins que vous ne comptiez sur Red Dieter et ses associés pour persuader les Teichmüller de leur dire où ils se trouvent ?
— Je ne connais ni Red Dieter ni…
— Bien sûr que si, mon cher Six. C’est un voyou, comme vous. Un gangster que vous avez payé pour briser la grève dans vos usines.
Six éclata de rire et alluma un cigare.
— Un gangster ! Vraiment, Herr Gunther, vous avez une imagination très romanesque. Mais maintenant que vous avez été payé, je vous serais reconnaissant de bien vouloir me laisser. Je suis un homme très occupé, et il me reste beaucoup de travail.
— Oui, surtout sans secrétaire. Et si je vous disais que l’homme qui se fait appeler Teichmüller, et que les hommes de Red Dieter doivent être en train de tabasser copieusement à l’heure qu’il est, n’est autre que votre secrétaire particulier, Hjalmar Haupthändler ?
— C’est absurde, dit-il. Hjalmar est allé voir des amis à Francfort. Je haussai les épaules.
— Ce ne sera pas difficile pour les hommes de Red de découvrir le vrai nom de Teichmüller. Peut-être le leur a-t-il déjà appris. Mais comme le nom figurant sur son passeport est Teichmüller, il serait logique qu’ils ne le croient pas. Il a acheté le passeport à l’homme à qui il avait l’intention de vendre votre collier. Il s’en est fait faire un pour lui et un pour la fille.
Six ricana.
— Et cette fille, je suppose qu’elle a elle aussi un véritable nom ? fit-il.
— Absolument. Elle s’appelle Hannah Rœdl, mais votre gendre préférait l’appeler Eva. Ils étaient amants, jusqu’au jour où elle l’a tué.
— C’est faux. Paul n’a jamais eu de maîtresse. Il a toujours été fidèle à ma chère Grete.
— Allons, Six, ne vous obstinez pas. Que leur avez-vous fait pour qu’il la délaisse ? Pour qu’il vous haïsse au point de vouloir vous envoyer derrière des barreaux ?
— Je vous répète qu’ils ont toujours été amoureux l’un de l’autre.
— Il est possible, en effet, qu’ils se soient réconciliés peu avant d’être assassinés, lorsque votre fille s’est aperçue qu’elle était enceinte. (Six éclata de rire.) C’est alors que la maîtresse de Paul a voulu se venger.
— Vous devenez ridicule, dit-il. Vous vous prétendez détective et vous ignorez que ma fille était physiquement incapable d’avoir des enfants.
Je me grattai le menton.
— En êtes-vous sûr ?
— Allons donc, vous croyez que j’irais inventer une chose pareille ? Naturellement que j’en suis sûr.
Je contournai le bureau de Six et examinai les photos disposées devant lui. J’en pris une et regardai la femme qui y figurait. Je la reconnus aussitôt. C’était la femme que j’avais vue dans le pavillon de Wannsee. La femme que j’avais mise KO, celle que je croyais être Eva et qui se faisait désormais appeler Frau Teichmüller, la femme qui selon toute probabilité avait tué Paul Pfarr et sa maîtresse, la fille unique de Six : Grete. En tant que détective, on ne peut éviter de commettre des erreurs, mais il n’y a sans doute rien de plus humiliant que d’être brusquement confronté à votre propre stupidité. Et c’est d’autant plus rageant lorsque vous vous apercevez que la solution de l’énigme était sous votre nez depuis le début.
— Herr Six, ce que je vais vous dire va vous paraître insensé, mais je sais maintenant que, au moins jusqu’à hier, votre fille était vivante et qu’elle se préparait à s’envoler pour Londres avec votre secrétaire particulier.
Le visage de Six s’assombrit et je crus un instant qu’il allait m’agresser physiquement.
— Nom de Dieu ! Qu’est-ce que vous me chantez encore là ? hurla-t-il. Avez-vous perdu la tête ? Qu’est-ce que vous voulez dire, « vivante » ? Ma fille est morte et enterrée !
— À mon avis, votre fille a surpris Paul avec sa maîtresse Eva, tous deux saouls comme des Polonais. Elle les a tués, puis, réalisant ce qu’elle venait de faire, elle a appelé la seule personne vers qui elle pouvait se tourner : Haupthändler. Il l’aimait et elle savait qu’il ferait n’importe quoi pour elle, y compris couvrir un meurtre.
Six se laissa tomber dans son fauteuil, pâle et les mains tremblantes.
— Je ne peux pas le croire, dit-il.
Mais il était clair qu’il trouvait mon explication parfaitement plausible.
— J’imagine que c’est lui qui a eu l’idée de brûler les corps et de faire croire que votre fille était morte avec Paul, et non sa maîtresse. C’est pourquoi il a pris la bague de Grete et l’a glissée au doigt d’Eva. Puis il a demandé à Grete d’ouvrir le coffre, y a pris les diamants et, pour faire penser à un cambriolage, l’a laissé ouvert. Les diamants devaient leur permettre de s’offrir une nouvelle vie. Une nouvelle vie et une nouvelle identité. Mais Haupthändler ignorait que quelqu’un avait déjà visité le coffre ce soir-là, et y avait récupéré des papiers fort compromettants pour vous. Ce type était un expert, un perceur de coffre chevronné qui sortait de prison. Et un type très méticuleux. Pas du tout le genre à utiliser des explosifs ou à laisser la porte ouverte après s’être servi. Saouls comme ils l’étaient, je suis sûr que Paul et Eva ne l’ont même pas entendu. C’était un type de la bande de Red, bien sûr. Parce que vous utilisez Red, pour vos coups tordus, n’est-ce pas ? Tant que von Greis, l’homme de Gœring, détenait ces documents, vous n’aviez pas trop à vous inquiéter. Le Premier ministre est un homme pragmatique. Il pouvait utiliser les preuves de vos activités illégales pour s’assurer de votre loyauté à son égard et à l’égard de la ligne économique du Parti. Mais à partir du moment où ils tombaient entre les mains de Paul et des Anges noirs, votre situation devenait beaucoup plus inconfortable. Vous saviez que Paul était résolu à vous détruire. Il vous avait acculé, et vous deviez réagir. Et comme d’habitude, vous avez fait appel à Red Dieter.
« Mais plus tard, lorsque vous avez appris que Paul et celle que vous pensiez être votre fille étaient morts et que les diamants avaient disparu du coffre, vous en avez déduit que le type de Red, trop gourmand, avait pris le collier en sus des documents. Vous en avez donc conclu, logiquement, qu’il avait tué votre fille, et vous avez demandé à Red de lui régler son compte. Red a pu tuer un des deux cambrioleurs, celui qui avait conduit la voiture, mais il n’a pu mettre la main sur le second, celui qui avait ouvert le coffre, celui dont vous pensiez qu’il détenait à la fois les papiers et les diamants. Vous m’avez alors engagé et, ignorant si ce n’était pas Red lui-même qui vous avait doublé, vous ne lui avez pas parlé des diamants, tout comme vous n’en avez pas parlé à la police.
Six ôta le cigare éteint du coin de sa bouche et le posa, intact, dans le cendrier. Le millionnaire paraissait avoir vieilli d’un coup.
— Je dois reconnaître, repris-je, que votre raisonnement tenait debout : si je retrouvais l’homme qui avait dérobé les diamants, vous récupériez du même coup les documents. C’est pourquoi, lorsque vous avez découvert que Helfferrich ne vous avait pas menti, vous me l’avez collé aux fesses. Je l’ai conduit jusqu’à l’homme détenant les diamants, celui dont vous pensiez qu’il vous rendrait aussi les papiers. En ce moment même, vos associés de la Force allemande doivent être en train de persuader Herr et Frau Teichmüller de leur avouer où se trouve Mutschmann, car c’est lui qui est en possession de vos papiers. Et bien sûr, ils ne vont rien comprendre à ce que leur demande Red. Et comme Red, vous le savez, n’est pas pourvu d’une grande patience, je n’ai pas besoin de vous faire un dessin pour vous expliquer ce qui risque de se passer.
Le magnat de l’acier avait un regard absent. J’eus l’impression qu’il n’avait pas entendu un seul mot de ce que je venais de lui exposer. Je le pris par le col de sa veste, le hissai sur ses pieds et lui flanquai une claque énergique.
— Vous entendez ce que je vous dis ? Votre fille est entre les mains de cette bande de tortionnaires !
Sa mâchoire s’affaissa stupidement. Je le giflai une nouvelle fois.
— Nous devons faire quelque chose, lâcha-t-il enfin.
— Savez-vous où il a pu les emmener ? dis-je en le repoussant.
— Sur la rivière. À l’auberge Grosse Zug, près de Schmöckwitz. Je soulevai le téléphone.
— Quel est le numéro ?
Six laissa échapper un juron.
— Il n’y a pas le téléphone, souffla-t-il. Seigneur, qu’allons-nous faire ?
— Nous devons y aller, dis-je. On pourrait prendre la voiture, mais nous irions plus vite par la rivière.
Six contourna précipitamment le bureau.
— J’ai un hors-bord amarré tout près d’ici. Nous pouvons y être en cinq minutes avec la voiture.
Nous prîmes la clé du bateau et un bidon d’essence, puis nous allâmes en BMW jusqu’aux rives du lac. L’eau était plus agitée que la veille. Une brise régulière gonflait les voiles de centaines d’embarcations glissant à la surface comme autant de papillons.
J’aidai Six à retirer la toile verte protégeant le bateau, puis emplis le réservoir pendant qu’il branchait la batterie et lançait le moteur. Le canot démarra au troisième essai, et la coque de bois verni de cinq mètres de long tira sur ses amarres, impatiente de s’élancer. Je lançai la première amarre à Six, puis, détachant la seconde, sautai prestement dans l’embarcation et m’assis à côté de lui. Il braqua la barre, poussa la manette des gaz et le bateau bondit en avant.
C’était un puissant hors-bord, beaucoup plus rapide que les embarcations de la police. Nous remontâmes la Havel en direction de Spandau. Six tenait la barre blanche d’un air anxieux, ignorant l’effet produit par notre sillage sur les voiliers. L’énorme vague que nous laissions derrière nous se brisait contre les bateaux amarrés sous les arbres ou le long de petites jetées, provoquant la colère de leurs propriétaires qui bondissaient sur le pont en agitant le poing dans notre direction. Mais leurs imprécations étaient noyées par le vacarme du puissant moteur. À Spandau, nous prîmes à l’est pour remonter la Spree.
— Dieu fasse que nous arrivions à temps ! hurla Six.
Il s’était à présent ressaisi. Redevenu l’homme d’action qu’il était, il regardait droit devant d’un air résolu. Seuls quelques plis au front trahissaient son angoisse.
— Je suis en général un excellent juge du caractère des gens, déclara-t-il presque sur un ton d’excuse, et si cela peut vous consoler, Herr Gunther, je crains de vous avoir gravement sous-estimé. Je ne m’attendais pas à une telle détermination de votre part. En toute franchise, je pensais que vous feriez ce qu’on vous dirait de faire. Mais vous n’êtes pas homme à obéir aveuglément, n’est-ce pas ?
— Quand vous adoptez un chat pour attraper les souris à la cuisine, vous ne pouvez pas l’empêcher d’aller courir après les rats du grenier.
— Vous avez sans doute raison, dit-il.
Nous continuâmes de remonter la Spree vers l’est, dépassant le Tiergarten puis l’île Musée. Tandis que nous laissions à notre droite le parc Treptower et foncions vers Köpenick, je lui demandai ce que son gendre lui reprochait. À ma grande surprise, il ne fit aucune difficulté pour me répondre, abandonnant même ce ton indigné qui lui était habituel lorsqu’il évoquait les membres de sa famille, vivants ou morts.
— Comme vous êtes à présent parfaitement au courant de mes histoires de famille, Herr Gunther, je n’ai pas besoin de vous rappeler qu’Ilse est ma seconde femme. J’ai épousé ma première femme, Lisa, en 1910, et elle est tombée enceinte l’année suivante. Malheureusement, les choses se passèrent très mal. Non seulement notre enfant mourut à la naissance, mais ma femme apprit qu’elle ne pourrait plus jamais avoir d’enfant. Or à l’hôpital se trouvait à ce moment-là une femme qui venait d’accoucher d’une robuste petite fille. La mère n’ayant pas les moyens de s’en occuper, ma femme et moi lui proposâmes de l’adopter. Cette petite fille s’appelait Grete. Tant que ma femme a été en vie, nous ne lui avons jamais dit qu’elle avait été adoptée. Mais après sa mort, Grete a découvert la vérité et elle s’est mis en tête de retrouver sa véritable mère.
« À cette époque, Grete était déjà mariée avec Paul, qu’elle adorait, bien que je pense qu’elle valait bien mieux que lui. J’ai toujours soupçonné Paul de s’intéresser plus à mon argent et à mon nom qu’à ma fille. Cependant, aux yeux de tout le monde, ils passaient pour un couple parfaitement heureux.
« Tout a basculé du jour au lendemain quand Grete a retrouvé sa mère. C’était une Tzigane de Vienne, qui travaillait comme serveuse dans une brasserie de Potsdamer Platz. Ce fut bien sûr un choc pour Grete, mais pour ce petit merdeux de Paul ce fut la fin du monde. Tout ça au nom d’une prétendue impureté raciale, les Tziganes talonnant les Juifs à la cote de l’impopularité. Paul me reprocha de n’avoir pas mis Grete au courant plus tôt. Vous pensez bien que, pour moi, quand elle est née, ce n’était pas une gitane, mais un beau bébé à qui la mère, en nous la confiant, voulait assurer une vie décente. Bon sang, je l’aurais adoptée même si elle avait été fille de rabbin ! Vous vous souvenez de cette époque, Herr Gunther. Les gens ne faisaient pas les distinctions qu’ils font aujourd’hui. Nous étions tous des Allemands, point final. Mais naturellement, Paul ne voyait pas les choses comme ça. Il devint obsédé par le danger que Grete faisait courir à sa carrière dans les SS et le Parti.
Il s’interrompit et partit d’un rire amer.
Nous quittâmes la Spree et, par la Dahme, arrivâmes à Grünau, base du Club nautique berlinois. Sur un lac voisin, dissimulé par un rideau d’arbres, venait de démarrer une épreuve olympique de rame sur 2 000 mètres. Malgré le vacarme de notre moteur, nous distinguions les accents d’une fanfare et l’écho des haut-parleurs qui commentaient la course.
— Impossible de discuter avec lui, reprit Six. Évidemment, je finis par perdre patience et le traitai, lui et son Führer bien-aimé, de toutes sortes de noms d’oiseaux. À partir de là, ce fut la guerre entre nous. Je ne pouvais plus rien faire pour Grete. Je voyais la haine de Paul lui briser peu à peu le cœur. Je l’ai poussée plusieurs fois à le quitter, mais elle s’y est toujours refusée. Elle ne voulait pas croire qu’il ne lui redonnerait jamais son amour. C’est pourquoi elle est restée avec lui.
— Mais au même moment, intervins-je, il essayait de vous briser, vous, son beau-père.
— Exactement. Il ourdissait des plans contre moi, confortablement installé dans la maison que je leur avais offerte. Si, comme vous le dites, Grete l’a vraiment tué, il l’a bien cherché. D’ailleurs, si elle ne l’avait pas fait, j’aurais moi-même envisagé cette solution.
— Comment comptait-il vous détruire ? Quelle information compromettante détenait-il sur vous ?
Le hors-bord atteignait la jonction entre Langer See et Seddinsee. Six réduisit un peu les gaz et obliqua vers le sud en direction des collines formant la péninsule de Schmöckwitz.
— Décidément votre curiosité est insatiable, Herr Gunther ! Je suis navré de vous décevoir, mais malgré votre aide, je ne me sens pas tenu de répondre à toutes vos questions.
Je haussai les épaules.
— Bah ! fis-je, de toute façon ça n’a plus beaucoup d’importance à présent.
Grosse Zug était une auberge située sur l’une des deux îles séparant les marécages de Köpenick et de Schmöckwitz. Mesurant à peine deux cents mètres de long sur cinquante de large, l’île était plantée d’une épaisse forêt de pins et son rivage comportait plus de pancartes « Privé » et « Défense d’entrer » que la porte d’une loge de stripteaseuse.
— Quel est cet endroit ?
— C’est le quartier général de la Force allemande. C’est là qu’ils tiennent leurs réunions secrètes. Vous devinez pourquoi. Le coin est parfaitement tranquille.
Il contourna l’île à la recherche d’un endroit où accoster. Nous découvrîmes de l’autre côté un petit embarcadère, auquel étaient amarrés plusieurs bateaux. Une pente herbue menait à un groupe de hangars à bateaux fraîchement repeints, derrière lesquels se dressait l’auberge Grosse Zug. Je saisis une amarre et sautai sur la jetée. Six coupa les gaz.
— Mieux vaut être prudents, déclara Six en me rejoignant pour amarrer l’avant du bateau. Ce sont des types qui tirent avant de poser des questions.
— Je connais ce genre d’oiseaux, dis-je.
Abandonnant la jetée, nous remontâmes la pelouse jusqu’aux hangars. À part les bateaux amarrés, rien n’indiquait une quelconque présence sur l’îlot. Mais tandis que nous arrivions près des hangars, deux hommes armés émergèrent de derrière une coque retournée. Leurs visages étaient si dénués d’expression que j’aurais pu leur annoncer sans les émouvoir que j’étais dévoré par la peste bubonique. C’est là la confiance en soi que procure un fusil à canon scié.
— Arrêtez-vous, fit le plus grand des deux. Vous êtes sur une propriété privée. Qui êtes-vous et que venez-vous faire ici ?
Il ne bougea pas son arme, qu’il tenait en travers de la poitrine comme un bébé, mais il n’aurait pas eu besoin de beaucoup la bouger pour tirer. Six expliqua la situation.
— Je dois absolument voir Red, dit-il. C’est urgent.
Tout en parlant il frappait sa paume de son poing fermé, ce qui lui donnait un petit air mélodramatique.
— Je m’appelle Hermann Six. Je puis vous assurer, Messieurs, qu’il me recevra aussitôt qu’il saura que je suis ici. Mais faites vite, je vous en supplie.
Les deux types se dandinaient d’un pied sur l’autre, l’air hésitant.
— Le patron nous avertit toujours quand il attend quelqu’un, et il ne nous a pas parlé de vous.
— Peut-être, mais je peux vous dire que ça chauffera pour votre grade s’il apprend que vous ne m’avez pas laissé passer.
Canon-scié regarda son comparse, qui hocha la tête et s’éloigna en direction de l’auberge.
— Nous allons attendre ici pendant qu’il va aux renseignements, dit-il.
Se tordant nerveusement les mains, Six lui cria :
— Dépêchez-vous, je vous en conjure ! C’est une question de vie ou de mort.
Canon-scié se fendit d’un sourire. Il devait être habitué à ce que les affaires de son patron soient des questions de vie ou de mort.
Six sortit une cigarette, la porta à ses lèvres d’un geste brusque puis la reprit sans l’allumer.
— S’il vous plaît, dit-il à Canon-scié. Dites-moi si vous détenez un couple ici, du nom de… de ?
— Teichmüller, complétai-je.
Le sourire de Canon-scié se figea.
— Je sais rien du tout, fit-il d’un air renfrogné.
Six et moi jetions des coups d’œil anxieux en direction de l’auberge. C’était une maison de deux étages, avec de pimpants murs blancs aux volets noirs, une jardinière débordant de géraniums et un toit pointu. Pendant que nous l’observions, la cheminée se mit à fumer, et lorsque la porte s’ouvrit enfin, je m’attendais presque à voir apparaître une vieille paysanne portant un pain d’épice. Mais c’était l’acolyte de Canon-scié, qui nous fit signe d’avancer.
Nous entrâmes en file indienne, Canon-scié fermant la marche. J’éprouvai un frisson dans la nuque à l’idée des deux canons trapus de son arme. Il ne reste pas grand-chose d’un homme qui reçoit une décharge à bout portant d’un tel engin. Nous traversâmes un petit couloir équipé de portemanteaux mais personne n’avait cru utile d’y laisser son chapeau. Ensuite, nous entrâmes dans une petite pièce où officiait un pianiste à qui il devait manquer quelques doigts. Le fond de la pièce était occupé par un bar en demi-cercle et quelques tabourets, derrière lesquels trônaient de nombreux trophées sportifs. Je me demandai qui les avait remportés et à quelle occasion. C’était peut-être le Prix du meilleur tueur de l’année, ou bien le trophée de l’As de la matraque – j’avais un candidat pour celui-ci, et je lui aurais volontiers remis le prix si j’avais pu le retrouver. Mais le plus probable était que les membres du réseau les avaient achetés pour que l’endroit ressemble un peu plus à ce qu’il était supposé être : le siège d’une association pour la réinsertion d’anciens détenus.
— Par ici, grogna le partenaire de Canon-scié en désignant une porte près du bar.
La pièce ressemblait à un bureau. Une lampe de cuivre était suspendue à une poutre, une chaise longue en noyer installée dans un coin près de la fenêtre, avec à côté le bronze d’une fille nue – du genre de ceux dont on croit toujours que le modèle s’est blessé avec une scie circulaire. Les tableaux qui ornaient les murs lambrissés semblaient quant à eux tout droit sortis d’un manuel pour sage-femme.
Red Dieter, les manches de sa chemise noire remontées sur les avant-bras, le col déboutonné, se leva du sofa de cuir vert où il était assis et, d’une pichenette, expédia sa cigarette dans la cheminée. Son regard allait de Six à moi. Il paraissait ne pas savoir s’il devait se réjouir ou s’inquiéter de notre arrivée. Il n’eut pas le temps de se décider. Six s’avança vers lui et le saisit à la gorge.
— Dis-moi ce que tu as fait d’elle ?
Du coin de la pièce, un homme vint me prêter main-forte pour lui faire lâcher prise.
— Du calme ! Du calme ! hurlait Red.
Il rajusta sa veste et tenta de maîtriser son indignation. Il passa ensuite sa propre personne en revue pour vérifier que sa dignité était intacte.
Mais Six ne se calmait pas.
— Ma fille ! Qu’as-tu fait de ma fille ?
Le gangster fronça les sourcils et me regarda d’un air dérouté.
— Mais Bon Dieu, de quoi il parle ?
— Le couple que vos hommes ont embarqué hier au pavillon de Wannsee, expliquai-je rapidement. Qu’en avez-vous fait ? Écoutez, nous n’avons pas le temps d’entrer dans les détails, mais la femme est la fille de Herr Six.
Red me regarda d’un air incrédule.
— Je croyais qu’elle était morte ?
— Vite, il n’y a pas une minute à perdre, le pressai-je.
Red jura, son visage s’assombrit comme une lampe à huile qui s’éteint, ses lèvres tremblotaient comme s’il venait d’avaler du verre pilé. Une mince veine bleue apparut sur son front carré comme une pousse de lierre sur un mur de brique. Il tendit le doigt vers Six.
— Gardez-le ici, grogna-t-il, et tel un lutteur enragé, il se fraya un chemin à travers le groupe d’hommes rassemblés devant la porte. Si c’est encore une de vos petites plaisanteries, Gunther, je vous découpe le nez au rasoir.
— Je ne suis tout de même pas si stupide. Mais il y a autre chose qui me chiffonne.
Red s’arrêta devant la porte de l’auberge et me fusilla du regard. Son visage couleur sang était presque violet de fureur.
— Quoi encore ?
— J’avais une collaboratrice, une fille du nom d’Inge Lorenz. Elle a disparu hier dans les environs de la maison de Wannsee, juste avant que vos hommes me matraquent.
— Et alors ?
— Comme vous avez kidnappé deux personnes, je me dis qu’en enlever une troisième ne vous aurait pas posé de gros problèmes de conscience.
Red me cracha presque au visage.
— Qu’est-ce que vous venez m’emmerder avec votre connerie de conscience, hein ? lâcha-t-il avant de sortir.
Je le suivis vers un des hangars à bateau. Un homme en sortit en reboutonnant sa braguette. Interprétant de manière erronée la précipitation de Red, il ricana.
— Vous venez aussi pour un petit coup, patron ? dit-il. Arrivé à sa hauteur, Red le dévisagea d’un air hagard avant de lui expédier de toutes ses forces son poing dans l’estomac.
— La ferme ! hurla-t-il en ouvrant la porte du hangar d’un coup de pied.
J’enjambai le type qui se tordait par terre et entrai à la suite de Red.
Je vis un long râtelier sur lequel étaient posés plusieurs bateaux à huit rames, et auquel était attaché un homme torse nu. Sa tête reposait sur sa poitrine et il portait de nombreuses traces de brûlure au cou et aux épaules. Je supposai que c’était Haupthändler, mais en m’approchant je constatai que son visage était si tuméfié qu’il en était méconnaissable. Deux hommes se tenaient à côté, ne prêtant aucune attention à leur prisonnier. Tous deux fumaient une cigarette, et l’un portait aux phalanges un coup de poing américain.
— Où est la fille ? hurla Red.
Un des tortionnaires de Haupthändler tendit le pouce par-dessus son épaule.
— À côté, dit-il. Avec mon frère.
— Hé, patron, ce connard ne veut toujours pas parler. On le travaille encore un peu ?
— Laissez tomber, dit-il dune voix pâteuse. Il ne sait rien.
Il faisait presque noir dans le hangar voisin, et il nous fallut plusieurs secondes pour nous accoutumer à la pénombre.
— Franz ! Où es-tu, Bon Dieu ?
Nous perçûmes un faible grognement accompagné du claquement de la chair contre la chair. Nous finîmes par distinguer la silhouette d’un type énorme, le pantalon sur les chevilles, penché sur le corps nu et silencieux de la fille de Hermann Six, ligotée à plat ventre sur une coque renversée.
— Laisse-la, espèce de gros porc ! cria Red.
L’armoire à glace ne bougea pas, même lorsque Red lui répéta son ordre d’une voix encore plus forte et à quelques centimètres de ses oreilles. Les yeux fermés, la tête en forme de boîte à chaussures posée sur des épaules de bœuf, son énorme pénis entrant et sortant comme un piston de l’anus de Grete Pfarr, les genoux plies comme un cavalier juché sur une monture invisible, Franz poursuivait imperturbablement ce qu’il avait commencé.
Red le frappa violemment sur le côté du crâne. Autant essayer d’ébranler une locomotive. Alors il dégaina son arme et, sans plus de manière, lui fit sauter la cervelle.
Franz s’effondra comme une cheminée d’usine, sa tête laissant échapper un geyser vineux, son pénis toujours en érection incliné comme le mât d’un navire qui vient de se fracasser sur des rochers.
Red repoussa le corps du bout de sa chaussure pendant que je commençai à détacher Grete. À plusieurs reprises, il regarda d’un air gêné les profondes marques de fouet sur ses fesses et ses cuisses. Grete avait la peau froide et son corps dégageait une forte odeur de sperme. Impossible de savoir combien de fois elle avait été violée.
— Bordel de merde, regardez dans quel état elle est, grogna Red en secouant la tête. Je ne veux pas que Six la voie comme ça.
— Espérons surtout qu’elle survive, dis-je en ôtant mon manteau que j’étendis par terre.
Nous y déposâmes la jeune femme. Je collai mon oreille sur sa poitrine nue. Son cœur battait, mais elle était visiblement en état de choc.
— Ça va aller ? demanda Red avec l’air naïf d’un gosse demandant au vétérinaire le diagnostic de son lapin préféré.
Je le regardai. Il avait encore son arme à la main.
Alertés par le coup de feu, plusieurs membres de la Force allemande étaient accourus à la porte du hangar et jetaient des regards à l’intérieur. J’entendis l’un d’eux dire : « Il a tué Franz. » Un autre ajouta : « Sans aucune raison. » Je compris que nous allions avoir quelques problèmes. Red le sentit aussi. Il fit face à ses hommes.
— Notre prisonnière est la fille de Six. Vous savez tous qui est Six. C’est un homme riche et puissant. J’ai demandé à Franz de la laisser tranquille, mais il n’a rien voulu entendre. Elle n’aurait pas pu supporter ce qu’il lui faisait. Il allait la tuer. Elle était déjà à moitié morte.
— Tu n’avais pas à tuer Franz, fit une voix.
— Ouais, renchérit une autre voix. Tu aurais pu te contenter de l’assommer.
— Quoi ? fit Red en marquant la surprise. Il avait la tête plus solide que la porte d’un couvent de nonnes.
— Plus maintenant.
Red inclina la tête vers moi et, désignant ses hommes d’un haussement de sourcils, me demanda :
— Vous avez un flingue ?
— Oui, dis-je, mais nous n’avons aucune chance si nous restons ici. Et elle non plus. Il faut absolument arriver aux bateaux.
— Et Six ?
Je boutonnai le manteau qui couvrait le corps de Grete et la pris dans mes bras.
— À lui de se débrouiller. Helfferrich secoua la tête.
— Non, je vais le chercher. Attendez-nous sur la jetée aussi longtemps que possible. S’ils commencent à tirer, allez-vous-en. Et au cas où je ne m’en sorte pas, moustique, je ne suis au courant de rien pour votre amie.
Nous avançâmes lentement vers la porte, Red devant. Ses hommes reculèrent à contrecœur pour nous laisser passer. Une fois dehors, nous nous séparâmes et je redescendis la pelouse jusqu’à l’embarcadère.
J’allongeai la fille de Six sur la banquette du hors-bord. Je trouvai une couverture dans un des coffres et l’étendis sur son corps inanimé. Je me demandai si, au cas où elle reprendrait ses esprits, je la questionnerais sur Inge Lorenz. Mais peut-être Haupthändler en savait-il plus ? Je réfléchissais au moyen d’aller le récupérer lorsque j’entendis des coups de feu du côté de l’auberge. Je détachai le bateau, démarrai le moteur et sortis mon arme tout en retenant de ma main libre le bateau à la jetée. Quelques instants plus tard, j’entendis une nouvelle série de détonations. Les balles ricochèrent sur la coque comme si un riveteur s’affairait à la réparer. Je poussai la manette des gaz et manœuvrai la barre pour m’éloigner de l’embarcadère. Soudain, je grimaçai de douleur et regardai ma main. Je pensai avoir été atteint par une balle, mais ce n’était qu’une grosse écharde de bois de la jetée qui s’était fichée dans ma paume. Je la cassai le plus près possible de la peau puis fis volte-face et vidai le reste de mon chargeur en direction des silhouettes qui arrivaient. Je fus surpris de les voir se jeter à plat ventre. Une arme plus puissante que mon pistolet venait d’ouvrir le feu derrière moi. Ce n’était qu’un tir de sommation, mais les balles de la mitrailleuse s’abattirent sur la jetée comme une grêle métallique, faisant voler des éclats de bois, sectionnant quelques branches et déchiquetant le feuillage alentour. Tournant la tête vers l’avant, j’eus juste le temps d’inverser les gaz et de laisser le passage à la vedette de la police. Puis je lâchai mon arme et levai les mains bien en évidence au-dessus de ma tête.
Ce n’est qu’à ce moment que je remarquai le trou rouge bien net que Grete Pfarr avait au milieu du front. Il s’en écoulait un mince filet de sang qui coupait exactement en deux son visage sans vie.