9

 

L’enterrement eut lieu au cimetière Nikolai de Prenzlauer Allée. La tombe où furent inhumés, l’un au-dessus de l’autre, les deux cercueils, avait été creusée le long du mur septentrional, tout près du mémorial dédié au martyr le plus vénéré du national-socialisme, Horst Wessel. L’inhumation avait été précédée par une courte cérémonie en l’église Nikolai, située sur le marché Molken tout proche.

Coiffée d’un impressionnant chapeau noir ressemblant à un piano ouvert, Ilse Rudel était encore plus belle en habit de deuil que nue au lit. Nos regards se croisèrent à plusieurs reprises, mais elle garda les lèvres serrées et ne parut pas plus me voir que si j’étais une vitre sale. Six lui-même était figé dans une expression de colère plus que de chagrin. Les sourcils froncés, la tête penchée en avant, il fixa la tombe béante comme si, par quelque pouvoir surnaturel, il pouvait en faire surgir le corps ressuscité de sa fille. Haupthändler, quant à lui, avait simplement l’air songeur d’un homme qui a des soucis plus importants en tête, comme par exemple se débarrasser d’un collier de diamants. Le fait que son numéro personnel figure sur le bout de papier froissé où Jeschonnek avait inscrit le téléphone de l’hôtel Adlon, mon nom et celui de la pseudo-princesse pouvait révéler un possible enchaînement de faits : alarmé par ma visite et cependant intrigué par mon histoire, Jeschonnek avait téléphoné à l’Adlon pour se renseigner sur l’existence de la princesse indienne puis, après qu’on la lui eut confirmée, avait appelé Haupthändler pour lui demander des éclaircissements sur la différence entre cette version (concernant la propriétaire ainsi que le vol des bijoux) et celle qu’on lui avait peut-être racontée auparavant.

Pourquoi pas ? En tout cas, la piste valait la peine d’être explorée.

À un moment donné, Haupthändler me fixa durant plusieurs secondes, mais je ne pus rien lire dans son regard : ni culpabilité, ni peur, ni rien pouvant m’indiquer s’il savait que j’avais établi un rapport entre lui et Jeschonnek. Je ne lus rien non plus sur son visage me permettant de penser qu’il était incapable de commettre un double meurtre. En revanche, il était certainement incapable de percer un coffre. Avait-il persuadé Frau Pfarr de le lui ouvrir ? Avait-il couché avec elle uniquement pour avoir accès à ses bijoux ? Ilse Rudel ayant évoqué la possibilité d’une relation entre eux, je ne pouvais négliger cette hypothèse.

Je reconnus d’autres visages parmi l’assistance. Des visages que j’avais connus autrefois à la Kripo : le Reichskriminaldirektor Arthur Nebe ; Hans Lobbe, administrateur en chef de la Kripo ; et un homme qui, avec ses lunettes sans monture et sa petite moustache, serait plus facilement passé pour un banal instituteur que pour le chef de la Gestapo et le Reichsführer des SS. La présence de Himmler en personne à l’inhumation confirmait l’impression de Bruno Stahlecker, à savoir que Paul Pfarr avait été le chouchou du Reichsführer, et que ce dernier n’allait certainement pas laisser les assassins dormir tranquilles.

Il n’y avait, en revanche, aucune femme seule ayant pu être, comme l’avait suggéré Bruno, la maîtresse de Paul Pfarr. Je n’en attendais pas tant, mais on ne sait jamais.

Après la cérémonie, Haupthändler me transmit un message de notre employeur commun.

— Herr Six ne comprend pas votre présence à un événement purement familial. Il m’a également chargé de vous rappeler que vous êtes rémunéré à la journée.

Je regardai les assistants monter dans leurs grosses voitures noires. Ensuite, ce fut le tour de Himmler, et enfin celui des têtes de la Kripo.

— Écoutez, Haupthändler, dis-je, parlons clair. Si votre patron veut un toutou obéissant, il aurait intérêt à me virer tout de suite. Je ne suis pas venu ici par amour du grand air et des éloges funèbres.

— Alors, pourquoi êtes-vous ici, Herr Gunther ?

— Vous avez lu La chanson des Nibelungen ?

— Bien sûr.

— Alors vous vous souvenez certainement que les Nibelungen désiraient venger l’assassinat de Siegfried, mais ils ne connaissaient pas le coupable. C’est pourquoi on s’en remit au jugement du sang. Les guerriers se présentèrent l’un après l’autre devant le cercueil ouvert de leur héros. Et lorsque vint le tour de Hagen, les blessures de Siegfried se remirent à saigner, désignant ainsi le meurtrier.

Haupthändler sourit.

— Ce n’est pas ainsi que l’on procéderait aujourd’hui, n’est-ce pas ?

— Peut-être, mais un enquêteur se doit d’assister à ce genre de cérémonie, Herr Haupthändler. D’ailleurs, vous avez certainement remarqué que je n’étais pas le seul enquêteur présent.

— Suggérez-vous que l’assassin de Paul et Grete Pfarr ait pu se trouver dans l’assistance ?

— Ne soyez pas si collet monté. Bien sûr que oui.

— Cette idée est tout simplement absurde. Mais, sérieusement, pensez-vous à quelqu’un en particulier pour le rôle de Hagen ?

— J’y réfléchis.

— Alors j’espère que vous pourrez communiquer très vite un nom à Herr Six. Je vous souhaite le bonjour.

Je devais reconnaître que si Haupthändler avait tué les Pfarr, il était aussi froid qu’un coffre immergé par cinquante brasses de fond.

Je regagnai ma voiture et suivis Prenzlauer Strasse jusqu’à Alexanderplatz. Je pris mon courrier et montai dans mon bureau.

La femme de ménage avait aéré, mais il régnait encore une forte odeur d’alcool. Elle avait dû croire que j’avais pris un bain de whisky.

J’avais reçu quelques chèques, une facture et un mot de Neumann délivré par porteur me donnant rendez-vous à midi au café Kranzler. Je consultai ma montre. Il était presque 11 h 30.

Devant le Mémorial de guerre allemand, une compagnie de la Reichswehr battait la semelle aux accents d’un orchestre de cuivres. Il m’arrive de songer qu’il doit y avoir en Allemagne un plus grand nombre d’orchestres de cuivres que d’automobiles. Celui-ci entama La Marche de la cavalerie du Grand Électeur et s’ébranla comme un seul homme en direction de la porte de Brandebourg, déclenchant sur son passage un exercice général de bras tendus parmi les passants. Je ralentis le pas et me réfugiai dans une entrée de magasin pour ne pas avoir à y aller de ma gymnastique obligatoire.

Je repris bientôt ma marche, suivant le défilé à une distance respectable tout en remarquant les dernières transformations apportées à l’avenue la plus célèbre de la capitale. Le gouvernement, jugeant nécessaire de mieux adapter Unter den Linden aux incessants défilés militaires du type de celui qui me précédait, avait fait arracher la plupart des tilleuls ayant donné leur nom à l’avenue[15] pour les remplacer par des colonnes blanches de style dorique surmontées d’aigles impériales. On avait bien replanté quelques tilleuls, mais leur taille n’atteignait même pas celle des réverbères. La voie centrale avait été élargie pour permettre à douze soldats de marcher de front, et le sol avait été recouvert de sable rouge afin que les bottes ne glissent pas. Enfin, on avait commencé à ériger de grands porte-drapeaux en bois blanc à l’occasion des imminentes Olympiades. Depuis toujours, le charme flamboyant d’Unter den Linden émanait de son mélange architectural dissonant. À présent, cette flamboyance était devenue grossièreté. Le chapeau mou des artistes bohèmes avait cédé la place au casque à pointe.

Le café Kranzler, au coin de Friedrichstrasse, étant fort couru des touristes et par conséquent les prix pratiqués fort élevés, je m’étonnais que Neumann l’ait choisi comme lieu de rendez-vous. Je le trouvai assis devant une tasse de moka et un morceau de gâteau auquel il avait à peine touché.

— Que se passe-t-il ? fis-je en m’asseyant face à lui. Tu as perdu l’appétit ?

Neumann jeta un regard dédaigneux à son assiette.

— C’est comme notre gouvernement, dit-il. Ça a l’air bon, mais ça n’a le goût de rien. Ils ont remplacé la crème par une saloperie d’ersatz. (J’appelai le garçon et commandai deux cafés.) Herr Gunther, j’aimerais que nous fassions vite. Je dois aller à Karlshorst cet après-midi.

— Oh ! Oh ! Tu as un tuyau ?

— Eh bien, à vrai dire… J’éclatai de rire.

— Neumann, je ne parierais jamais sur le même cheval que toi, même s’il était aussi rapide que l’express de Hambourg !

— Alors, allez vous faire foutre et n’en parlons plus, répliqua-t-il. Neumann était le spécimen humain le moins attractif qui se puisse trouver. Ses sourcils, joints par un paillasson de poils hirsutes, se tortillaient comme deux chenilles agonisantes. Derrière des verres de lunettes que d’innombrables traces de doigts rendaient opaques s’agitaient des yeux gris perpétuellement inquiets. Il abaissait sans cesse le regard vers le sol comme s’il craignait de s’y aplatir d’une seconde à l’autre. Il recrachait la fumée de sa cigarette à travers des dents si noires de nicotine qu’on aurait dit deux rangées de pieux pourris.

— Dis-moi, Neumann, tu n’as pas de problème particulier en ce moment ?

Il s’efforça d’adopter une expression flegmatique.

— Je dois un peu de fric à des gens, c’est tout.

— Beaucoup ?

— Dans les deux cents.

— Et tu vas à Karlshorst pour essayer d’en gagner une partie, c’est ça ?

Il haussa les épaules.

— Et alors ? (Il éteignit sa cigarette et en chercha une autre dans ses poches.) Vous auriez une clope ? Je viens de finir ma dernière.

Je balançai mon paquet sur la table.

— Garde-le, dis-je en allumant nos deux cigarettes. Deux cents marks, hein ? Tu sais quoi ? Je pourrais peut-être t’aider à les rembourser. Peut-être même en restera-t-il un peu pour toi. En échange d’un petit renseignement. Neumann leva un sourcil.

— Quel genre de renseignement ?

Je tirai une bouffée et la gardai dans les poumons.

— Je cherche le nom d’un perceur de coffre. Un professionnel qui aurait piqué des diams il y a environ une semaine.

Il retroussa les lèvres en secouant la tête.

— J’en ai pas entendu parler, Herr Gunther.

— Eh bien si tu apprends quelque chose, fais-moi signe.

— En revanche, dit-il en baissant la voix, j’ai un tuyau qui pourrait vous mettre bien avec la Gestapo.

— À savoir ?

— Je connais la planque d’un sous-marin juif, dit-il avec un sourire mauvais.

— Neumann, tu sais très bien que ce genre de truc ne m’intéresse pas.

Mais en prononçant ces mots, je songeai soudain à Frau Heine, ma cliente, et à son fils.

— Eh, attends une minute. Comment s’appelle ce Juif ?

Le sourire qu’eut Neumann en me le disant était répugnant. Il vivait dans un univers mental guère plus évolué que celui de l’éponge des grands fonds. Je lui brandis mon index sous le nez.

— Si j’apprends que ce type s’est fait coincer, je saurai qui l’a balancé. Et je te jure, Neumann, je t’arracherai les paupières. Tiens-toi-le pour dit.

— Qu’est-ce qui vous prend ? couina-t-il. Depuis quand vous prenez-vous pour un justicier ?

— Sa mère est une de mes clientes. Avant d’effacer définitivement ce type de ton esprit, je veux que tu me donnes son adresse pour que je la prévienne.

— Bon, d’accord, d’accord, mais ça vaut un petit quelque chose, non ?

Je sortis mon portefeuille et lui donnai 20 marks. Puis j’inscrivis sur un papier l’adresse qu’il me donna.

— Tu ferais vomir une mouche à merde, fis-je. Maintenant dis-moi ce que tu sais sur ce perceur.

Il fronça les sourcils d’un air exaspéré.

— Je viens de vous dire que je ne savais rien.

— Tu mens.

— Je vous assure, Herr Gunther, je ne sais rien du tout. Sinon je vous le dirais. Vous savez bien que j’ai besoin de cet argent, non ?

Il déglutit et épongea la sueur perlant à son front avec un mouchoir qui était une véritable insulte à l’hygiène publique. Fuyant mon regard, il écrasa sa cigarette à moitié fumée.

— Tu n’as pas le comportement de quelqu’un qui ne sait rien, insistai-je. Je crois plutôt que tu as peur.

— Non, dit-il sans conviction.

— Tu as déjà entendu parler de la Brigade anti-pédés ? (Il fit non de la tête.) Je les connaissais bien quand j’étais dans la police. J’étais en train de me dire que si tu m’as caché quelque chose, je leur toucherais bien deux mots à ton sujet. Je leur dirai que tu es un sale petit pédé puant.

Il me regarda avec un mélange d’incrédulité et d’indignation.

— Est-ce que j’ai l’air d’un pédé ? Vous savez bien que c’est pas vrai.

— Moi oui, mais pas eux. Et qui croiront-ils, à ton avis ?

— Ne faites pas ça, supplia-t-il en me prenant le poignet.

— D’après ce qu’on m’a dit, les tantouzes ne sont pas à la fête en KZ.

Neumann examina son café d’un air sinistre.

— Espèce de salopard, soupira-t-il. Deux cents, vous avez dit, plus une prime ?

— Cent tout de suite, et deux cents autres plus tard si tes renseignements sont valables.

Il fut agité d’une série de tics.

— Vous ne savez pas ce que vous me demandez, Herr Gunther. Il y a tout un réseau impliqué dans cette histoire. S’ils apprennent que je vous ai parlé, mon compte est bon.

Le genre de réseau qu’évoquait Neumann était une sorte de syndicat d’anciens détenus officiellement chargés de la réhabilitation des criminels. Ces réseaux avaient des clubs aux noms respectables, leurs statuts et leurs règlements insistaient sur les activités sportives et les réunions fraternelles qu’ils étaient censés animer. De temps à autre, un de ces réseaux organisait un grand banquet – tous les membres étaient très riches – auquel étaient conviés en tant qu’invités d’honneur des avocats et des responsables de la police. Mais en vérité, derrière cette façade semi-respectable, les réseaux n’étaient, dans l’Allemagne de cette époque, que les structures institutionnalisées du crime organisé.

— Lequel est-ce ? demandai-je.

— La Force allemande.

— Rassure-toi, ils ne sauront rien. De toute façon, ils ne sont pas aussi puissants qu’il y a quelques années. Le seul à marcher en ce moment, c’est le Parti.

— La répression les a forcés à mettre la pédale douce sur la prostitution et la came, dit-il, mais les réseaux contrôlent encore les jeux, le racket sur les devises, le marché noir, le trafic de passeports, les prêts usuriers et l’écoulement de marchandises volées. (Il alluma une cigarette.) Croyez-moi, Herr Gunther, ils sont encore puissants. Mieux vaut ne pas se mettre en travers de leur route. (Il baissa la voix et se pencha vers moi.) J’ai même entendu dire qu’ils viennent de dessouder un vieux Junker[16] qui travaillait pour le Premier ministre. Qu’est-ce que vous dites de ça, hein ? Les flics ne savent même pas qu’il est mort.

Je fouillai dans mes méninges et finis par retrouver le nom figurant dans le carnet d’adresses de Jeschonnek.

— Ce Junker, ça ne serait pas un certain von Greis, par hasard ?

— Je ne sais pas son nom. Tout ce que je sais, c’est qu’il est mort et que les flics sont toujours à sa recherche.

Il secoua négligemment sa cigarette au-dessus du cendrier.

— Maintenant, parle-moi de ce perceur.

— À vrai dire, j’ai entendu deux ou trois petites choses sur cette affaire. Il y a à peu près un mois, un type du nom de Kurt Mutschmann est sorti de la prison de Tegel après y avoir tiré deux ans. D’après ce qu’on raconte, ce Mutschmann est un véritable artiste. Il serait capable d’écarter les jambes d’une nonne en état de rigor mortis. Mais les flics ne sont pas au courant de ses talents. Il a été en cabane parce qu’il avait piqué une bagnole. Rien à voir avec ce qu’il fait d’habitude. Enfin, bref, il appartient à la Force allemande, et quand il est sorti, le réseau l’a pris en charge. Au bout d’un moment, ils l’ont mis sur un coup. Je ne sais pas ce que c’était. Mais là où ça devient intéressant, Herr Gunther, c’est que le big boss de la Force allemande, Red Dieter, a lancé un contrat sur Mutschmann parce que celui-ci l’aurait doublé. À la suite de quoi Mutschmann s’est envolé, et personne ne sait où il est.

— Tu dis que Mutschmann était un professionnel ?

— Un des meilleurs.

— À ton avis, est-il capable de tuer ?

— Moi, je ne le connais pas, dit Neumann, mais d’après ce qu’on m’a dit, c’est un artiste. Je ne pense pas que tuer soit dans ses habitudes.

— Que sais-tu de Red Dieter ?

— Une ordure. Il peut tuer quelqu’un aussi facilement que d’autres se grattent le nez.

— Où puis-je le trouver ?

— Vous me promettez de ne pas lui dire mon nom, Herr Gunther ? Même sous la menace d’un pistolet ?

— Promis, mentis-je en songeant que ma loyauté n’irait tout de même pas jusque-là.

— Bon, alors essayez de voir au restaurant Rheingold, sur Potsdamer Platz. Ou alors au Germania Roof. Et je vous conseille de vous munir d’un pétard.

— Ta sollicitude me touche, Neumann.

— Je pensais plutôt à mon argent, rectifia-t-il. Vous m’avez promis 200 marks de plus si mes renseignements étaient bons. Sans oublier les 100 marks tout de suite.

Je sortis à nouveau mon portefeuille et y pris deux billets de cinquante. Il les examina à la lumière pour vérifier leur authenticité.

— Tu plaisantes ?

Neumann me retourna un regard vide.

— Pourquoi ? dit-il en empochant prestement les billets.

— Pour rien, dis-je. (Je me levai et laissai tomber des pièces sur la table.) Une dernière chose. Te souviens-tu quand tu as entendu parler pour la première fois du contrat sur Mutschmann ?

Neumann parut réfléchir, ce qui était tout à fait inhabituel.

— Eh bien maintenant que j’y repense, ça devait être il y a une semaine, à peu près au moment où j’ai entendu dire que ce Junker s’était fait buter.

Je descendis Unter den Linden vers l’ouest en direction de Pariser Platz et de l’hôtel Adlon.

Je pénétrai dans le hall somptueux de l’hôtel, avec ses piliers carrés de marbre noir veiné de jaune. L’œil tombait partout sur de magnifiques objets d’arts et le marbre luisait dans tous les coins. Je me dirigeai vers le bar, bourré de journalistes étrangers et de membres du personnel diplomatique, et demandai au barman, un vieil ami, de me donner une bière pendant que j’appelais Bruno Stahlecker à l’Alex.

— Allo ? C’est moi, Bernie.

— Qu’est-ce que tu veux, Bernie ?

— Tu connais un certain Gerhard von Greis ? demandai-je. Il y eut un long silence.

— Et toi ? fit Bruno.

D’après le ton de sa voix, il voulait savoir si j’en connaissais plus long sur von Greis que je n’aurais dû.

— Pour le moment, ce n’est qu’un nom sur un morceau de papier.

— C’est tout ?

— J’ai aussi entendu dire qu’il avait disparu.

— Je peux savoir qui te l’a dit ?

— Allons, Bruno, tu deviens indiscret. C’est mon petit doigt qui me l’a dit, ça te va ? Peut-être que si j’en savais un peu plus je pourrais vous aider à le retrouver.

— Bernie, nous avons en ce moment deux affaires très délicates sur les bras, et tu veux fourrer ton nez dans les deux. Je vais finir par me faire du souci pour toi.

— Si ça peut te rassurer, je te promets de me coucher tôt ce soir. Donne-moi un tuyau, Bruno.

— Ça fera deux dans la même semaine.

— Je te revaudrai ça.

— J’espère bien.

— Alors je t’écoute. Stahlecker baissa la voix.

— Tu as entendu parler de Walther Funk ?

— Funk ? Non, je ne crois pas. Attends un peu. C’est pas une grosse huile de la finance ?

— Il a été conseiller économique de Hitler. Aujourd’hui, il est président du Département culturel du Reich. Il semblerait que lui et Herr von Greis avaient un certain penchant l’un pour l’autre. Von Greis était le petit ami de Funk.

— Je croyais que le Führer ne supportait pas les pédés ?

— Il ne supporte pas non plus les estropiés. Je me demande comment il va réagir quand il s’apercevra que Gœbbels est boiteux.

C’était une vieille blague, mais je ris quand même.

— C’est donc pour ça que cette affaire est entourée d’une telle discrétion ? suggérai-je. Ces révélations pourraient embarrasser Funk, et donc le gouvernement, c’est ça ?

— Pas seulement. Von Greis et Gœring sont de vieux amis. Ils ont fait la guerre dans la même unité. Gœring a pistonné von Greis pour le faire entrer chez IG Farben, la grosse boîte de chimie. Et, récemment, il était devenu l’agent de Gœring, qui se servait de son nom pour acheter des œuvres d’art et autres babioles. Le Reichskriminaldirektor tient à retrouver von Greis aussi vite que possible. Nous cherchons depuis une semaine et nous n’avons aucune piste. Lui et Funk avaient un petit nid d’amour dans Privatstrasse. La femme de Funk n’était même pas au courant. Mais il n’y est pas passé depuis un bon moment.

Je sortis de ma poche le bout de papier sur lequel j’avais recopié une adresse du carnet de Jeschonnek. C’était dans Derfflingerstrasse.

— Privatstrasse, tu dis ? Pas d’autre adresse ?

— Pas que nous sachions.

— Tu t’occupes de cette affaire, Bruno ?

— Plus maintenant. C’est Dietz qui a pris les commandes.

— Mais il travaille aussi sur l’affaire Pfarr, non ?

— Oui, je crois.

— Et ça ne t’intrigue pas ?

— Je ne sais pas, Bernie. Pour l’instant je dois mettre un nom sur un type avec une queue de billard dans le nez. Je n’ai pas de temps pour fouiner.

— Tu veux parler de celui qu’on a repêché dans le canal ? Bruno poussa un soupir irrité.

— Un de ces jours, je finirai bien par t’apprendre un truc que tu ne sauras pas déjà.

— C’est Illmann qui m’en a parlé. Je l’ai rencontré par hasard l’autre soir.

— Ouais ? Et où ça ?

— À la morgue. C’est là où j’ai rencontré ton client. Un type pas mal. Peut-être bien que c’était von Greis.

— Non, j’y ai déjà pensé. Von Greis a une aigle impériale tatouée sur l’avant-bras droit. Bon, Bernie, il faut que j’y aille. Et pour la centième fois, ne me cache rien. Si tu apprends quelque chose, dis-le-moi. Comme j’ai le patron sur le dos toute la journée, ça me faciliterait les choses.

— Comme je t’ai dit, Bruno, je t’en dois une.

— Deux. Tu m’en dois deux, Bernie.

Je raccrochai et passai un autre coup de téléphone, cette fois au directeur de la prison de Tegel. Je pris rendez-vous avec lui et commandai une autre bière. Pendant que je la buvais, je griffonnai des formules algébriques sur un bout de papier en espérant qu’elles m’éclaireraient sur la marche à suivre. Mais quand j’eus fini mon verre, mon esprit était plus embrouillé que jamais. L’algèbre n’a jamais été mon fort. J’ignorai où j’allais, mais je me dis que j’aurais tout le loisir de m’en préoccuper une fois que j’y serais.