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L’immense portail en fer forgé menant à la propriété de Six donnait sur Clayallee, à la limite de Dahlem. Je restai un assez long moment assis dans la voiture à observer la rue. Plusieurs fois, mes yeux se fermèrent et je piquai du nez sur le volant. La nuit avait été longue. Après un petit somme, je sortis et ouvris la grille. Puis je remontai dans ma voiture et m’engageai sur le long chemin gravillonné qui descendait en pente douce sous l’ombre fraîche des grands pins noirs qui le bordaient.
La maison de Six était encore plus impressionnante à la lumière du jour. Je m’aperçus qu’il s’agissait en réalité de deux anciens et solides corps de ferme wilhelminiens accolés.
Je stoppai devant l’entrée, là où Ilse Rudel avait garé sa BMW le soir où je l’avais vue pour la première fois, et descendis de voiture, laissant ma portière ouverte au cas où les deux dobermans se montreraient. Les chiens n’aiment pas beaucoup les enquêteurs privés. Cette antipathie est d’ailleurs réciproque.
Je frappai à la porte. J’entendis l’écho de mes coups résonner dans la vaste entrée vide et, voyant les volets fermés, je me demandai si je n’avais pas fait le déplacement pour rien. J’allumai une cigarette et patientai, adossé à la porte, l’oreille aux aguets. L’endroit était aussi silencieux qu’une montée de sève dans un arbre en plastique. Au bout d’un moment, percevant un bruit de pas, je me redressai et vis apparaître dans l’entrebâillement de la porte le visage levantin et les épaules arrondies du maître d’hôtel Farraj.
— Bonjour, fis-je d’un ton enjoué. J’espérais pouvoir rencontrer Herr Haupthändler s’il n’est pas encore parti.
Farraj me considéra avec l’air dégoûté d’un pédicure tombant sur un orteil infecté.
— Avez-vous un rendez-vous ? demanda-t-il.
— Non, pas vraiment, répondis-je en lui tendant ma carte. Mais je pensais qu’il pourrait m’accorder quelques minutes. Je suis venu l’autre nuit voir Herr Six.
Farraj hocha la tête et me rendit ma carte.
— Excusez-moi de ne pas vous avoir reconnu.
Maintenant la porte ouverte, il s’effaça pour me laisser entrer puis, l’ayant refermée, il regarda mon chapeau d’un air amusé.
— Je suppose, monsieur, que vous allez encore vouloir garder votre chapeau ?
— Je crois que ce serait plus prudent, oui.
À présent, tout près de lui, je distinguai une très nette odeur d’alcool dans son haleine, et pas de celui qu’on sert dans les clubs sélects.
— Très bien, monsieur. Si vous voulez bien attendre un instant ici, je vais voir si Herr Haupthändler peut vous recevoir.
— Merci, dis-je avant d’ajouter en lui montrant ma cigarette dont la cendre menaçait de tomber par terre : Auriez-vous un cendrier ?
— Tout de suite, monsieur.
Il me présenta un cendrier en onyx noir de la taille d’une Bible, qu’il tint à deux mains pendant que j’écrasais mon mégot. Ensuite, emportant le cendrier, il disparut derrière une porte ; je me demandais ce que j’allais bien pouvoir dire à Haupthändler s’il acceptait de me recevoir. Je n’avais rien préparé, mais j’étais certain qu’il n’accepterait jamais de me parler de son histoire avec Grete Pfarr telle qu’Ilse Rudel me l’avait racontée. C’était un coup de sonde au hasard. Quand vous posez dix questions à dix personnes, il vous arrive parfois de mettre le doigt sur quelque chose. Encore faut-il ne pas être trop endormi pour flairer le filon. C’est en effet un peu comme d’être chercheur d’or. Jour après jour, vous tamisez des pelletées et des pelletées de boue, et, de temps à autre, à condition d’avoir l’œil, vous repérez une petite pierre sale qui renferme une belle pépite.
Je m’avançai au pied de l’escalier et levai la tête pour jeter un coup d’œil vers les étages. La lumière provenant d’une grande verrière circulaire éclairait les tableaux ornant les murs écarlates. J’examinais une nature morte composée d’un homard et d’un pot en étain lorsque j’entendis derrière moi des pas sur le marbre.
— Une œuvre de Karl Schuch, annonça Haupthändler. Ça vaut très cher. (Il marqua une courte pause avant d’ajouter :) Et pourtant c’est très mauvais. Par ici, je vous prie.
Il me fit entrer dans la bibliothèque de Six.
— Je ne peux malheureusement pas vous accorder beaucoup de temps, reprit-il. J’ai encore énormément de choses à régler avant les funérailles de demain. J’espère que vous ne m’en tiendrez pas rigueur.
Je m’assis sur un des deux sofas et allumai une cigarette. Haupthändler croisa les bras, faisant crisser les larges épaules de cuir de sa veste muscade, et s’appuya sur le bord du bureau de son patron.
— Bien. À quel sujet désiriez-vous me voir ?
— C’est justement à propos de l’enterrement, dis-je en improvisant à partir de ce qu’il m’avait dit. Je me demandais où il devait avoir lieu.
— Je vous dois toutes mes excuses, Herr Gunther. Je n’ai pas pensé que Herr Six souhaiterait vous y voir. Il m’a laissé le soin d’organiser la cérémonie pendant qu’il est dans la Ruhr, mais il a omis de me laisser une liste des invités.
Je tentai de prendre un air embarrassé.
— Eh bien, tant pis, dis-je en me levant. Évidemment, Herr Six étant mon client, j’aurais aimé avoir la possibilité de rendre un dernier hommage à sa fille. C’est généralement ce que je fais dans un tel cas. Mais je suis sûr qu’il comprendra.
— Herr Gunther, fit Haupthändler après un bref silence, verriez-vous un inconvénient à ce que je vous remette une invitation ici même, de la main à la main ?
— Absolument pas, dis-je. Mais il ne faudrait pas que cela bouleverse vos dispositions.
— Aucun problème. Il me reste encore quelques cartons. Il contourna le bureau et ouvrit un tiroir.
— Vous travaillez depuis longtemps pour Herr Six ?
— Environ deux ans, répondit-il d’un air absent. Auparavant, j’étais diplomate dans le corps consulaire.
Il sortit une paire de lunettes de sa poche de poitrine et les posa au bout de son nez avant de remplir mon invitation.
— Et vous connaissiez bien Grete Pfarr ? Il me jeta un rapide coup d’œil.
— Je ne la connaissais pratiquement pas. Juste assez pour lui dire bonjour.
— Savez-vous si elle avait des ennemis, par exemple, des amants jaloux ou autre chose ?
Il finit de remplir la carte et la retourna contre le buvard.
— Je suis certain que non, dit-il d’un air pincé tout en enlevant ses lunettes qu’il remit dans sa poche.
— Vraiment ? Et son mari, Paul ?
— Je le connaissais encore moins, vous savez, dit-il en glissant la carte dans une enveloppe.
— Est-ce qu’il s’entendait bien avec Herr Six ?
— Ils n’étaient pas ennemis, si c’est ce que vous suggérez. Ils n’avaient que des désaccords politiques.
— Et c’est plutôt important aujourd’hui, vous ne croyez pas ?
— Pas dans leur cas, non. Maintenant, si vous voulez bien m’excuser, Herr Gunther, je dois vraiment me mettre au travail.
— Oui, bien sûr. (Il me tendit l’invitation.) Je vous remercie, dis-je en le suivant dans le vestibule. Habitez-vous ici, Herr Haupthändler ?
— Non, j’ai un appartement en ville.
— Vraiment ? Dans quel quartier ? Il parut hésiter.
— Dans Kurfürstenstrasse, finit-il par répondre. Pourquoi me demandez-vous ça ?
Je haussai les épaules.
— Je pose trop de questions, Herr Haupthändler, dis-je. Je vous prie de m’excuser. C’est devenu une habitude chez moi. Mon travail rend curieux. Ne soyez pas offensé, je vous prie. Bien, je dois partir à présent.
Il arbora un petit sourire et, en me raccompagnant à la porte, il paraissait complètement détendu. Mais j’espérais avoir semé quelques doutes dans son esprit.
Il faut une éternité à la Hanomag pour atteindre sa vitesse de croisière, c’est pourquoi je fis preuve d’un optimisme mal placé en prenant la voie rapide Avus pour regagner le centre-ville. L’accès à cette autoroute coûtait 1 mark, mais cela en valait la peine : dix kilomètres sans un virage de Potsdam à Kurfürstendamm. C’est la seule voie de la ville où l’on peut se prendre pour Carraciola, le grand coureur automobile, puisqu’on peut y accélérer jusqu’à 150 km/h. C’était vrai en tout cas avant qu’on impose le B V Aral, l’ersatz d’essence à faible taux d’octane et qui ne valait guère mieux que le méthane. C’est pourquoi, même en le poussant, le moteur de 1,3 litre de ma Hanomag refusa de dépasser les 90 km/h.
Je me garai au coin de Kurfürstendamm et de Joachimstaler Strasse, au carrefour dit « Grunfeld » en raison des grands magasins du même nom qui le dominaient. À l’époque où Grunfeld, qui était juif, était encore le propriétaire de son magasin, on servait gratuitement de la limonade à la « fontaine » du sous-sol. Mais depuis que l’État l’avait dépossédé de son bien, comme il l’avait fait avec tous les Juifs propriétaires de grands magasins, comme Wertheim, Hermann Teitz ou Israël, il n’y avait plus de limonade gratuite. Et comme un désagrément ne vient jamais seul, la limonade qu’il vous fallait maintenant acheter était bien moins bonne que celle qu’on vous offrait autrefois car, et il ne fallait pas être grand clerc pour le comprendre, on y mettait moins de sucre. Un exemple parmi tant d’autres montrant à quel point on cherchait à cette époque à vous escroquer sur tout.
Je m’assis et bus ma limonade. Je regardais monter et descendre l’ascenseur, avec sa cage en verre qui permettait d’avoir une vue d’ensemble sur les étages qu’il traversait, tout en me demandant si j’allais monter au rayon lingerie pour voir Carola, la fille que j’avais rencontrée au mariage de Dagmarr. Mais le goût amer de la limonade me rappela le comportement de débauché que j’avais eu avec elle, et je renonçai à l’idée. Je sortis de chez Grunfeld et longeai Kurfürstendamm jusqu’à Schlüterstrasse.
Les bijouteries sont les rares endroits de Berlin où l’on peut voir des gens faire la queue non pour acheter mais pour vendre. Celle à l’enseigne de « Peter Neumaier. Bijoux anciens » ne faisait pas exception à la règle. Lorsque j’y arrivai, la file d’attente ne débordait pas encore dans la rue, mais elle était déjà à la porte. Les gens qui la composaient étaient plus âgés et plus tristes que ceux que je voyais dans les files d’attente où je prenais habituellement place. Ils venaient de tous les milieux mais avaient deux traits en commun : ils étaient juifs et, corollaire inévitable, privés de travail, expliquant ainsi qu’ils dussent vendre leurs objets précieux. Face à la file, derrière un long comptoir de verre, se tenaient deux vendeurs, le costume flambant neuf et le visage impassible. Ils procédaient aux estimations selon une manière bien à eux, déclarant invariablement à la personne qui se présentait que ses bijoux ne valaient pas grand-chose et qu’il serait bien difficile de les écouler sur le marché officiel.
— On nous en apporte tous les jours des comme ça, disait l’un d’eux avec une moue dépréciative devant les perles et les broches étalées sur le comptoir devant lui. Vous comprenez bien que nous ne pouvons pas les évaluer à leur valeur sentimentale.
C’était un jeune homme, sans doute moitié moins âgé que la pauvre femme qui se tenait debout devant lui, un jeune homme plutôt bien de sa personne si l’on passait sur sa barbe mal rasée. Son collègue affichait une indifférence encore plus grande, reniflant, haussant les épaules et grommelant d’un air maussade derrière ses lunettes. Il prit cinq billets de 100 marks dans une liasse en contenant au moins trente fois autant. Le vieil homme debout devant lui, ne sachant pas s’il devait accepter une offre probablement dérisoire, pointa un doigt tremblotant vers le bracelet posé sur le morceau de tissu dans lequel il l’avait apporté.
— Mais je ne comprends pas, dit le vieil homme. Vous avez le même en vitrine et vous le vendez trois fois ce que vous m’en offrez.
Le binoclard fit la moue.
— Fritz, dit-il en se tournant vers son collègue, depuis combien de temps ce bracelet en saphir est-il en vitrine ?
Leur numéro était bien au point.
— Ça doit faire six mois, répondit l’autre. N’en prends pas un autre. Nous ne sommes pas une œuvre de charité, tu sais.
Il devait répéter cette phrase de nombreuses fois dans la journée. Le binoclard cligna des paupières d’un air las.
— Qu’est-ce que je vous disais ? Allez voir ailleurs si vous pensez pouvoir en tirer plus.
Mais la vue des billets était trop forte pour le vieil homme, et il capitula. J’allai en tête de comptoir et demandai à voir Herr Neumaier.
— Si vous avez quelque chose à vendre, il vous faudra faire la queue comme tout le monde, grogna le binoclard.
— Je n’ai rien à vendre, précisai-je. Je suis à la recherche d’un collier de diamants.
N’en croyant pas ses oreilles, le binoclard sourit comme s’il venait de retrouver l’oncle riche à millions qu’il croyait disparu.
— Si vous voulez bien patienter une minute, me dit-il d’une voix onctueuse, je vais voir si Herr Neumaier est disponible.
Il disparut derrière un rideau d’où il ressortit moins d’une minute après. Il me fit passer à mon tour derrière le rideau et m’introduisit dans un petit bureau au fond d’un couloir.
Assis à sa table, Peter Neumaier fumait un cigare qui n’aurait pas déparé dans la trousse à outils d’un plombier. Il avait les cheveux bruns et les yeux bleus brillants, tout comme notre Führer bien-aimé, et arborait un estomac aussi volumineux qu’une caisse enregistreuse. Ses joues rougeâtres paraissaient grattées à vif, comme s’il avait de l’eczéma ou s’était rasé trop vigoureusement. Je me présentai. Il me serra la main. J’eus l’impression d’empoigner un concombre.
— Enchanté de vous rencontrer, Herr Gunther, dit-il chaleureusement. Il paraît que vous cherchez des diamants.
— C’est exact. Mais je dois vous prévenir que j’agis au nom de quelqu’un d’autre.
— Je comprends, fit Neumaier avec un sourire entendu. Pensez-vous à une monture particulière ?
— Oui. Je cherche un collier.
— Eh bien, laissez-moi vous dire que vous êtes ici à la bonne adresse. Je peux vous montrer de nombreux modèles différents.
— Mon client cherche un modèle très précis, dis-je. Il veut un collier de diamants de chez Cartier.
Neumaier posa son cigare dans le cendrier et expira une bouffée d’air où se mêlaient fumée, inquiétude et amusement.
— Eh bien, dit-il. Voilà qui resserre l’éventail de choix.
— Vous connaissez les gens riches, Herr Neumaier. On a l’impression qu’ils savent toujours exactement ce qu’ils veulent, vous ne trouvez pas ?
— Vous avez parfaitement raison, Herr Gunther. (Il se pencha pour reprendre son cigare.) Un collier comme celui que vous cherchez ne se trouve pas tous les jours. Sans compter qu’il coûtera très cher.
Il était temps de le chatouiller un peu.
— Naturellement, mon client est prêt à payer le prix qu’il faudra, à savoir vingt-cinq pour cent de la valeur assurée. En échange de quoi nous ne vous poserons aucune question.
Il fronça les sourcils.
— Je ne suis pas sûr de comprendre ce que vous voulez dire, dit-il.
— Allons, Neumaier. Nous savons tous les deux que votre petit business ne se limite pas aux plaisantes opérations qui ont lieu dans votre boutique.
Il souffla un jet de fumée et examina l’extrémité de son cigare.
— Seriez-vous en train de suggérer que j’achète de la marchandise volée, Herr Gunther ? Si c’est le cas, je dois vous…
— Ouvrez grandes vos oreilles, Neumaier, parce que je n’ai pas fini. Mon client a les reins solides. Il vous réglera comptant et en liquide. (Je lui balançai la photo du collier de Six sous les yeux.) Si un guignol vient vous le proposer, appelez-moi. Mon numéro est inscrit au verso.
Neumaier regarda tour à tour la photo et mon visage avec le même air dégoûté, puis il se leva.
— Vous êtes un sacré rigolo, Herr Gunther. Il doit vous manquer une case ou deux. Sortez d’ici avant que j’appelle la police.
— Ce n’est pas une mauvaise idée, rétorquai-je. Je suis sûr qu’ils seront très impressionnés par votre esprit civique quand ils auront inspecté le contenu de vos coffres. Il vous faudrait être honnête pour être si sûr de vous.
— Sortez !
Je me levai et le laissai dans son bureau. Je n’avais pas prévu de mener mon affaire comme ça, mais ce que j’avais vu dans la boutique m’avait écœuré. En sortant, je vis justement le binoclard en négociation avec une vieille dame qui voulait vendre sa boîte à bijoux. Il ne lui en proposait même pas le prix qu’elle en aurait tiré à une vente de l’Armée du Salut. Plusieurs des Juifs qui attendaient derrière elle me regardèrent avec une expression où se mêlaient l’espoir et le fatalisme. Je me sentis aussi désemparé qu’une truite sur un étal de poissonnier et, je ne sais pourquoi, éprouvai quelque chose qui ressemblait à de la honte.
Toute différente était l’affaire que dirigeait Gert Jeschonnek. Il était installé sur Potsdamer Platz, au huitième et avant-dernier étage de Columbus Haus. C’était un bâtiment aux lignes horizontales appuyées qui rappelait la maquette qu’un prisonnier condamné à une lourde peine pourrait construire à partir d’un stock infini d’allumettes. Mais Columbus Haus me rappelait aussi sa presque homonyme, Columbia Haus, la prison de la Gestapo de Berlin située près de l’aéroport Tempelhof. Tout cela montre la façon bien particulière dont l’Allemagne rendait hommage à celui qui avait découvert l’Amérique.
Le huitième étage regorgeait de médecins, d’avocats et d’éditeurs qui devaient tous se faire dans les 30 000 marks par an.
Sur la porte d’ébène massif du bureau de Jeschonnek se détachait en lettres dorées l’inscription « Gert Jeschonnek. Marchand de pierres précieuses ». La porte ouvrait sur un bureau en L. Sur les murs d’une belle teinte de rose étaient accrochées des photos encadrées de diamants, rubis et autres colifichets capables de susciter la convoitise d’un roi Salomon. Je pris un siège et attendis que le jeune homme anémique assis devant une machine à écrire ait terminé sa conversation au téléphone.
— Je te rappellerai, Rudi, dit-il enfin.
Il raccrocha et leva vers moi un regard presque hargneux.
— Oui ? fit-il.
Vous allez trouver que je suis vieux jeu, mais je n’ai jamais aimé les secrétaires masculins. Il y a quelque chose de bizarre à voir un homme se placer au service d’un autre homme, et ce spécimen n’allait pas me faire changer d’avis.
— Quand vous aurez fini de vous limer les ongles, veuillez avoir l’amabilité de dire à votre patron que j’aimerais le voir. Je m’appelle Gunther.
— Avez-vous un rendez-vous ? demanda-t-il d’un ton rogue.
— Depuis quand un homme qui veut des diamants a-t-il besoin d’un rendez-vous, hein ?
Mais je vis bien qu’il ne me trouvait pas drôle du tout.
— Gardez votre souffle pour refroidir votre potage, rétorqua-t-il en contournant son bureau en direction de l’autre porte de la pièce. Je vais voir s’il peut vous recevoir.
Lorsqu’il fut sorti, je pris dans le porte-revues un numéro récent du Der Sturmer. À la une s’étalait le dessin d’un homme vêtu d’une ample robe d’ange et dissimulant son visage derrière un masque séraphique. Mais une queue fourchue de diable pointait sous son surplis, tandis que son ombre trahissait, sous le masque, le profil caricatural du Juif. Les dessinateurs du Der Stürmer sont des spécialistes du gros nez, mais ils s’étaient appliqués à donner à celui-ci les dimensions d’un bec de pélican. Je m’étonnai de trouver ce genre de presse dans le bureau d’un homme d’affaires respectable. Le jeune homme anémique m’en fournit l’explication lorsqu’il réapparut.
— Il n’a que quelques minutes à vous consacrer, m’annonça-t-il d’abord avant d’ajouter : Il achète ça pour impressionner les youpins.
— Je ne vous suis pas.
— Nous avons beaucoup de clients juifs, expliqua-t-il. Ils viennent pour vendre, bien sûr, pas pour acheter. Herr Jeschonnek pense que s’ils voient qu’il est abonné au Der Sturmer, il sera en position de force pour négocier.
— Très astucieux de sa part, fis-je. Est-ce que ça marche ?
— Je crois, oui. Vous n’avez qu’à le lui demander.
— J’y penserai.
Le bureau du patron n’avait rien d’extraordinaire. Un coffre métallique gris de la taille d’un navire de guerre veillait sur un demi-hectare de tapis. Le bureau, massif comme un tank, était recouvert de cuir noir et presque vide, à l’exception d’un carré de velours sur lequel reposait un rubis qui aurait été du plus bel effet sur l’éléphant favori d’un maharadjah. À mon entrée, Jeschonnek ôta ses pieds chaussés de guêtres immaculées du rebord du bureau et les posa par terre.
Gert Jeschonnek avait l’allure d’un gros pourceau, avec de petits yeux de cochon et un visage bronzé entouré d’une barbe rase couleur châtain. Il portait un costume gris clair à revers qui n’était plus de son âge depuis longtemps, avec l’insigne nazi à la boutonnière. Il puait la Violette de Mars à un kilomètre.
— Herr Gunther, fit-il en se mettant presque au garde-à-vous.
Il s’avança à ma rencontre et me tendit une main écarlate de boucher. Quand je lâchai celle-ci, elle portait des marques blanches sur la peau. Il devait avoir de la mélasse en guise de sang. Il m’adressa un sourire débordant d’amabilité et retint d’un geste son secrétaire avant qu’il ne referme la porte.
— Helmut. Un pot de café fort et deux tasses. Vite, nous sommes pressés.
Il parlait d’un ton rapide et précis, battant la cadence comme un professeur d’élocution. Il me fit approcher du bureau, et j’eus le sentiment qu’il y avait mis le rubis pour m’impressionner, comme le Der Sturmer était là pour impressionner ses clients juifs. Je fis celui qui ne voyait rien, mais Jeschonnek n’était pas homme à voir capoter sa petite mise en scène. Il éleva le rubis à la lumière avec un sourire obscène.
— Un joli petit cabochon, n’est-ce pas ? Vous aimez ?
— Le rouge n’est pas ma couleur préférée, dis-je. Ça ne va pas avec mes cheveux.
Il rit et reposa la pierre sur le carré de velours qu’il replia et rangea dans son coffre. Je pris place dans un grand fauteuil placé devant le bureau.
— Je cherche un collier de diamants, dis-je. Il s’assit en face de moi.
— Eh bien, Herr Gunther, je suis un expert reconnu en matière de diamants.
Fier comme un cheval de course, il accompagna sa phrase d’un immodeste mouvement de tête qui m’envoya des effluves d’eau de Cologne.
— Vraiment ? fis-je.
— Je ne pense pas qu’il y ait quelqu’un à Berlin qui connaisse mieux que moi les diamants.
Il pointa vers moi son menton hérissé de barbe comme s’il me mettait au défi de le contredire. Je faillis vomir.
— Heureux de l’entendre, fis-je.
Le café arriva, et Jeschonnek suivit d’un air préoccupé son secrétaire qui se retirait.
— Je ne m’habitue pas à avoir un homme pour secrétaire. Naturellement, je trouve que la place d’une femme est à la maison, à élever ses enfants, mais je dois avouer que j’ai un faible pour les femmes, Herr Gunther.
— Vous me colleriez plus facilement un associé qu’un secrétaire, fis-je.
Il sourit d’un air poli.
— Donc si je comprends bien, vous cherchez un diamant ?
— Des diamants, rectifiai-je.
— Je vois. Séparés ou montés ?
— En réalité, je cherche une pièce qu’on a volée à mon client, lui expliquai-je en lui tendant ma carte qu’il examina d’un œil impassible. Un collier, pour être précis. J’ai apporté une photo.
Je sortis un tirage et le lui tendis.
— Magnifique, dit-il.
— Les baguettes sont d’un carat chacune.
— Certainement, mais je ne vois pas en quoi je puis vous être utile, Herr Gunther.
— Si l’auteur du vol venait à vous le proposer, je vous serais reconnaissant de me contacter. Naturellement, vous bénéficieriez d’une substantielle récompense. Mon client est disposé à payer vingt-cinq pour cent de la valeur, sans poser aucune question.
— Peut-on connaître le nom de votre client, Herr Gunther ? J’hésitai un instant.
— À vrai dire, le nom de mes clients reste habituellement confidentiel. Mais je vois que vous êtes homme à garder un secret.
— Vous êtes trop bon, fit-il.
— Ce collier appartient à une princesse indienne venue à Berlin pour les Jeux olympiques sur invitation de notre gouvernement. (Jeschonnek fronça les sourcils en entendant mes salades.) Je n’ai pas eu la chance de rencontrer la princesse, mais on m’a dit qu’elle était la plus belle femme que Berlin ait jamais vue. Elle est descendue à l’hôtel Adlon. C’est là que le collier a été volé il y a quelques jours.
— Une princesse indienne, hein ? dit-il avec un petit sourire. Comment expliquez-vous qu’il n’y ait rien eu au sujet de ce vol dans les journaux ? Et pourquoi n’est-ce pas la police qui s’occupe de cette affaire ?
Je bus une gorgée de café, faisant durer le silence pour préparer mon effet.
— La direction de l’hôtel tient par-dessus tout à éviter le scandale, repris-je. Vous vous souvenez que l’Adlon a été récemment le théâtre d’une série de vols spectaculaires commis par le célèbre Faulhaber.
— Oui, je m’en souviens.
— Il va sans dire que le collier est assuré, mais le plus important est la réputation de l’hôtel. Vous comprenez, n’est-ce pas ?
— Herr Gunther, je vous promets de vous contacter aussitôt si j’apprends quoi que ce soit sur cette affaire, dit Jeschonnek en consultant ostensiblement une montre en or qu’il venait de sortir de sa poche. Maintenant, veuillez m’excuser, mais je suis très occupé.
Il se leva et me tendit sa main boudinée.
— Merci de m’avoir consacré de votre temps, lui dis-je en la serrant. Inutile de me raccompagner, je connais le chemin.
— En sortant, soyez gentil de dire à mon secrétaire de venir me voir.
— Entendu.
Il me gratifia du salut nazi.
— Heil Hitler, répétai-je docilement.
Dehors, le garçon anémique était plongé dans un magazine. Pendant que je lui répétai l’ordre de son patron, je remarquai un porte-clés posé à côté du téléphone. Le secrétaire grogna en s’extrayant de son siège. Je fis mine de me rappeler soudain quelque chose avant de sortir.
— Ah ! Auriez-vous un morceau de papier ? lui demandai-je. Il désigna le bloc sur lequel étaient étalées les clés.
— Servez-vous, dit-il avant d’entrer dans le bureau de Jeschonnek.
— Je vous remercie.
L’anneau du porte-clés était marqué « bureau ». Je sortis un étui à cigarettes de ma poche et, sur la pâte à modeler qu’il contenait, je pris trois empreintes – les deux côtés et la face – de chacune des deux clés. J’ignore pourquoi j’avais pris cette décision subite. Je n’avais pas eu le temps de digérer ce que m’avait dit Jeschonnek, ou plutôt de déceler ce qu’il m’avait tu. Mais je transporte toujours avec moi cette boîte de pâte à modeler, et je trouve dommage de ne pas l’utiliser quand l’occasion se présente. Vous seriez surpris de connaître le nombre de fois où ce procédé m’a été utile.
Une fois dans la rue, j’entrai dans la première cabine publique et téléphonai à l’hôtel Adlon. J’y avais passé autrefois de bien bons moments et y avais conservé de nombreux amis.
— Allo, Hermine ? dis-je à la standardiste qui décrocha. C’est Bernie.
— Espèce de lâcheur, fit-elle. On ne t’a pas vu depuis une éternité.
— Je suis très occupé, tu sais.
— Le Führer aussi, et ça ne l’empêche pas de passer de temps en temps devant l’hôtel pour nous saluer.
— Peut-être que je devrais me payer une Mercedes décapotable avec deux ou trois motards, dis-je en allumant une cigarette. Pourrais-tu me rendre un petit service, Hermine ?
— Dis toujours.
— Si un type téléphone et vous demande, à Benita ou à toi, s’il y a bien une princesse indienne à l’hôtel, j’aimerais que vous lui disiez oui. S’il veut lui parler, dites-lui qu’elle ne prend aucune communication.
— C’est tout ?
— Oui.
— Comment s’appelle cette princesse ?
— Connais-tu un nom indien ?
— Justement, l’autre jour, j’ai vu un film avec une Indienne. Elle s’appelait Mushmi.
— Alors ce sera la princesse Mushmi. Je te remercie, Hermine. Je passerai vous dire bonjour un de ces jours.
Ensuite, j’allai au restaurant de Pschorr Haus manger une assiette de porc salé aux haricots, arrosé d’une ou deux bières. Soit Jeschonnek ne connaissait rien aux diamants, soit il me cachait quelque chose. J’avais prétendu que le collier était indien, mais il aurait dû s’apercevoir qu’il venait de chez Cartier. De plus, il avait omis de me faire remarquer mon erreur lorsque j’avais qualifié les pierres de « baguettes ». Les baguettes sont carrées ou oblongues, avec le bord droit, alors que le collier de Six était constitué de diamants ronds. Et je m’étais volontairement trompé en disant que les pierres pesaient un carat chacune, alors que, de toute évidence, elles avaient beaucoup plus de valeur.
Ce n’était pas beaucoup, et je pouvais faire fausse route. Difficile de toujours prendre un bâton par le bon bout. Mais j’avais tout de même l’impression que je n’allais pas tarder à revoir Jeschonnek.