9

 

Vendredi 20 mai – 17 h 00

 Il imposait sa loi dans le moindre recoin de ses chairs. Avait anéanti jusqu’à sa volonté, rendu illusoire tout espoir de fuite. Lui. Le manque.

Plus de cigarettes, pas de drogue.

Oui, elle aurait marché sur les mains pour en avoir. Oui, Daniel avait gagné, il lui suffisait de revenir demander n’importe quoi. Sauf qu’il n’était pas revenu.

Marianne se haïssait. Tu dépends de lui, tu n’es pas libre. Drôle de se reprocher ça derrière des barreaux ! Mais justement, cette liberté, l’ultime, celle que personne n’aurait dû pouvoir lui voler, elle l’avait perdue en essayant de s’évader. Elle payait le prix fort pour d’éphémères voyages. Elle dépendait d’un homme parce qu’elle était faible.

Impossible de trouver le sommeil ou même le repos. Marianne tournait en rond dans son micro-territoire, pliant sous les assauts d’un adversaire invisible. Son corps n’était plus qu’un tremblement pathétique ; son cerveau, une boule en fusion. Ses tripes, un nœud coulant. Ses muscles refusaient de se relâcher, la douleur percutait son ventre comme si quelque chose voulait s’échapper de l’intérieur. Elle allait imploser. À sec de codéine. De toute façon, ça ne pouvait leurrer le démon que quelques heures, pas plus.

« Cette nuit, j’ai senti quelqu’un accroupi sur moi, et qui, sa bouche sur la mienne, buvait ma vie entre mes lèvres... »

Non, je ne suis pas dingue, moi ! Je ne vois pas le Horla rôder autour de moi. Parce que le manque était déjà dans la forteresse, la dévorant de l’intérieur.

Pendant la promenade, elle avait couru jusqu’à en perdre haleine. Une heure à s’épuiser, à tenter de l’épuiser, lui, ce mal insidieux. En vain. Elle, qui s’était crue si forte, capable de résister à tout, n’avait même pas réalisé qu’elle plongeait, tête la première dans l’affreuse dépendance.

Je suis forte. Je peux résister. Je dois résister.

Elle stoppa soudain son errance et s’écroula au beau milieu de la cellule, heurtant le béton sans aucun amorti. D’abord à genoux, puis face contre terre. D’un coup, plus la force de tenir debout, d’être une personne digne de ce nom. Des appels au secours murmurés, puis hurlés. Les mains qui se crispent sur un corps en furie. La voix qui s’étrangle de solitude...

 

***

 

Les murs et le plafond de l’infirmerie, encore. Une douce sensation de bien-être dans ses veines. Tel un bateau sur une mer tranquille, son cerveau flottait dans du coton moelleux. Mais la réalité la rattrapa bien vite. Poignet gauche entravé, corps comme meurtri par les coups, tripes à l’envers.

Justine entra dans le box protégé de rideaux blancs. Visiblement inquiète.

— C’est toi qui m’as trouvée ?

— Oui... Et je te ramène en cellule, maintenant.

— Rentrer chez moi... Dans « ma maison, sous l’énorme platane qui la couvre, l’abrite et l’ombrage tout entière... ». Tu crois que je vais devenir cinglée, comme Maupassant ?

— Maupassant était cinglé ?

— Il croyait qu’un monstre rôdait autour de lui la nuit... Il lui a même donné un nom...

— Désolée, je ne suis pas au courant ! J’ai pas trop le temps de lire, tu sais.

— Je te filerai le bouquin, tu verras, c’est génial...

— D’accord... Allez, Marianne, lève-toi maintenant.

— On peut aller en promenade ? J’ai besoin de prendre l’air...

— Arrête, tu sais bien que ce n’est pas l’heure. Tu ouvriras ta fenêtre, voilà tout !

— Mais il y a les barreaux !

— Les barreaux n’empêchent pas l’air de rentrer que je sache ! Allez, dépêche-toi, je te ramène et je rentre chez moi. Enfin ! Dure journée...

— Toi au moins, t’as pas de barreaux aux fenêtres !

— Si. J’habite au rez-de-chaussée...

Les barreaux n’empêchent pas la nuit d’entrer, non plus. Elle qui vient se marier à la solitude pour procréer l’abominable progéniture des cauchemars sans fin... Mais il y avait le train, celui de 23 h 30. Un TGV-couchettes qui montait vers la Belgique. Au travers des tiges métalliques, Marianne aperçut les carrés de lumière fonçant dans la nuit compacte. Une apparition, un fantôme de liberté. Heureux ceux qui dormaient ou rêvassaient à son bord. Elle descendit de la chaise, s’allongea sur son matelas exténué. Elle l’entendait encore, au loin, se concentrait pour prolonger l’instant fugace. Fermer les yeux, attendre que les images s’imposent d’elles-mêmes. Bonnes ou... Mauvaise pioche, ce soir...

 

 

... Le tribunal, chambre froide de boucher. La mascarade des robes noires et rouges, les mots qui jonglent avec le mensonge et la vérité, avec son avenir. Pièce de théâtre de mauvais goût.

Entendre son existence étalée dans les détails les plus intimes. Se faire salir en place publique.

Tous ces visages inconnus ; perplexes, outragés ou menaçants. Le regard de chacun des jurés. Parfois sans appel, parfois compatissant. Et les familles endeuillées, qui portent le noir comme une propagande, brandissent les larmes comme des armes. Ou pleurent vraiment, elle n’a jamais pu savoir.

Et Marianne, perdue au milieu de tous, seule contre tous.

L’avocat, qui se prend les pieds dans le tapis. Le sourire en coin du procureur qui la taille en pièces. D’une rare intelligence, un QI supérieur à la moyenne, c’est une calculatrice, un monstre violent et sanguinaire, incapable de maîtriser ses instincts bestiaux. Pourtant, elle a eu sa chance, comme tout le monde...

Ma chance ? Quelle chance ?

Et ses grands-parents, au comble de l’humiliation, qui exposent tout ce qu’elle leur a fait subir et ce, malgré les sacrifices accordés. Eux, qui n’auront pas même un regard pour elle. Juste là pour défendre l’honneur bafoué des Gréville.

Tout ce temps perdu alors que la sentence est déjà connue. Mais il faut que le mot tombe, tel le couperet sur la gorge de Marianne.

Guillotine verbale qui lui tranche la vie.

Net.

Perpétuité assortie d’une peine de sûreté de vingt-deux ans. Son cerveau se vide, son corps s’emplit de terreur.

Thomas. ... Tu as de la chance d’être mort. Tu échappes ainsi à une autre fin, bien plus violente puisque lente.

Soudain, elle hurle. Ça déchire drôlement le silence du tribunal ; ça doit s’entendre jusque dans la salle des pas perdus. Les gendarmes l’emmènent en vitesse, direction perpétuité. Les cris, ça fait désordre. Abasourdie, elle descend les marches, encadrée par les uniformes, aveuglée par les flashs des charognards qui cherchent à immortaliser la criminelle pour la Une de leurs torchons. Une des rares femmes à avoir pris perpète. Un cas digne d’intérêt. La preuve qu’il y a encore une justice dans ce pays, diront les braves gens.

Après deux longues années de préventive en maison d’arrêt de L., elle sera bientôt transférée dans une centrale pénitentiaire où se purgent les longues peines. Là où on enferme les irrécupérables, les déchets que la société ne sait pas recycler. Deux ans pendant lesquels elle s’est tenue à carreau. Ou presque. Mais ils n’en ont pas tenu compte. Aucune circonstance atténuante, rien que de l’aggravant. Perpétuité, assortie d’une peine de sûreté de vingt-deux ans incompressibles.

Le fourgon démarre. Elle a encore du mal à réaliser. Ça ne veut pas dire qu’elle sera libre dans vingt-deux ans. Ça veut seulement dire qu’elle ne pourra en aucun cas être libérable avant vingt-deux ans. Mais peut-être ne la laisseront-ils jamais sortir ?

Elle a l’impression de tomber à pic dans un trou noir. Vingt-deux ans de chute. Minimum.

Un gendarme lui offre une cigarette et un Kleenex. Un jeune homme, presque aussi jeune qu’elle. Il a la vie devant lui. Lui.

Un simple Kleenex. Qu’elle inonde de larmes. Elle le gardera longtemps dans sa poche...

 

 

... Marianne pleurait. Comme chaque fois qu’elle repensait au procès.

Pourquoi n’ont-ils pas vu que c’était un accident ? Des dérapages incontrôlés. Comment ont-ils pu m’enterrer vivante ? Est-ce qu’ils ont des remords, parfois ? Pensent-ils à moi avant de s’endormir dans leurs lits douillets ? Non, ils m’ont rayée de leur mémoire. Je n’existe plus pour eux. Je n’existe pour personne, d’ailleurs.

Une clef pénétra dans la serrure, elle se redressa d’un bond. Daniel apparut, ombre dans l’ombre. Marianne sécha ses larmes en vitesse. Elle eut envie de lui balancer une vanne, mais se retint. Pas le moment de le faire fuir, comme l’autre soir. Il avait apporté les friandises habituelles. Cinq paquets et deux doses.

Il se posa près d’elle sur le matelas qui plia encore plus sous l’effort. Ils finiraient par passer au travers.

— Paraît que tu t’es sentie mal cet après-midi... ? Je croyais que t’étais pas accro !

— J’ai eu un malaise, c’est tout... Ce doit être la bouffe dégueulasse qu’on nous file ici !

— Ah ouais ? Je savais pas qu’on soignait les malaises gastriques à coups de méthadone ! Tu sais que le toubib, c’est mon pote... Tu peux rien me cacher...

Elle devina son sourire de vainqueur dans l’obscurité.

— T’es content, j’espère ? Vociféra-t-elle. C’est ce que tu voulais ? Elle ouvrit un paquet de Camel, en alluma une.

— Faut payer avant de consommer ! précisa le chef.

— Je payerai quand j’aurai vérifié la marchandise !

Il se mit à rire et la laissa fumer sa cigarette. Il s’allongea, mains sous la nuque, le regard ennuyé par le lit du dessus qui ne servait à personne. Qui pourrait bien partager le territoire d’un prédateur tel que Marianne, de toute façon ?

Elle écrasa son mégot dans la coupelle d’aluminium qui lui servait de cendrier.

— Tu viens ? murmura-t-il. On n’a pas toute la nuit...

— Faut pas rêver ! Pour cinq paquets, t’auras pas grand-chose...

— J’aurai ce que je veux.

Elle s’assit à ses côtés et il se redressa comme s’il craignait qu’elle ne fût au-dessus de lui.

— Tu peux m’expliquer ce qui t’a pris l’autre fois ? demanda-t-elle.

La question le dérangeait, visiblement.

— Je suis pas là pour taper la discute !

— C’est un nouveau jeu, c’est ça ? Encore un truc de tordu ? Tu voulais que je déguste, pas vrai ?

— Ferme-la, Marianne.

Allait-il à nouveau la prendre dans ses bras, la serrer contre lui ? Lui dire qu’elle était jolie ? Elle ressentit un fourmillement bizarre en réalisant qu’elle en avait envie. Elle chassa cette pensée nauséabonde au moment où il se levait pour se poster face à elle. Non, pas d’effusion cette nuit. Rien qu’un troc obscène. Normal qu’il reprenne les vieilles habitudes.

J’ai peut-être blessé sa fierté masculine, la dernière fois. Oui, ça doit être ça. Tant mieux, ça lui fait les pieds à ce minable ! Et puis je ne me plains pas : assise sur le lit, c’est tout de même plus confortable qu’à genoux. Dès qu’il aura eu sa dose, je pourrai prendre la mienne. Et fumer un paquet entier si je veux. Histoire d’effacer le goût.

Pourquoi je les ai tués ?

Meurtres pour rédemption
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