60.
Au lendemain de la mort de mère Cécilia, Godwyn convia sœur Élisabeth à dîner.
Le moment était délicat. La disparition de Cécilia déséquilibrait les rapports de pouvoir entre les deux entités composant le prieuré. Or, Godwyn avait besoin du couvent pour rendre viable un monastère dont il n’avait jamais réussi à redresser les finances. Malheureusement, la plupart des religieuses lui gardaient rancune pour le vol de leur trésor, et ne lui cachaient pas leur hostilité. Qu’elles tombent sous la coupe d’une prieure décidée à se venger – comme Caris, certainement –, ce serait la ruine du monastère.
Une autre crainte le taraudait : la peste. Que se passerait-il s’il l’attrapait ? Ou si Philémon mourait ? Bien qu’anéanti, il parvenait généralement à repousser ces pensées cauchemardesques tout au fond de son esprit, déterminé qu’il était à ne pas se laisser distraire de son but ultime.
Toutefois, l’élection de la prieure était un sujet critique qui nécessitait d’être réglé immédiatement. Ses pires visions lui brossaient le tableau catastrophique du monastère fermant ses portes et de lui-même abandonnant Kingsbridge dans le déshonneur pour redevenir simple moine ailleurs, soumis à un prieur qui prendrait plaisir à l’humilier et à le soumettre à toutes sortes de contraintes. Face à l’éventualité d’un avenir aussi cruel, son angoisse était telle qu’il en venait à songer à mettre fin à ses jours.
Cependant, tout n’était pas joué. En manœuvrant habilement, il pouvait retourner la situation à son avantage. Pour cela, il avait besoin d’une prieure susceptible de le laisser diriger le couvent à sa place. Il avait donc décidé de miser sur Élisabeth, la jugeant son meilleur atout.
Elle serait impérieuse, exigerait de voir sa dignité respectée, mais Godwyn ne se braquait pas sur ce défaut, la sachant également pragmatique : elle le lui avait prouvé en le prévenant personnellement le jour où Caris s’apprêtait à vérifier le trésor. Oui, Élisabeth ferait une bonne alliée.
Elle pénétra dans la pièce, la tête haute, certaine de son importance soudaine et s’en félicitant. Conscient de son état d’esprit, Godwyn se demanda anxieusement si elle accepterait le plan qu’il s’apprêtait à lui proposer. Il allait devoir jouer serré.
Promenant les yeux sur la grande salle de banquet, elle déclara : « Vous avez bâti là un palais splendide », manière de lui rappeler la contribution extorquée au couvent.
« Merci », répondit-il, comprenant subitement que c’était la première fois qu’elle pénétrait dans ce palais achevé depuis un an. À ce jour, seules Pétronille et Cécilia y avaient été admises, puisque les femmes n’étaient pas autorisées à pénétrer dans les parties du prieuré réservées aux moines. « Je crois qu’il nous vaut le respect des nobles et des puissants. Nous avons déjà reçu ici l’archevêque de Monmouth. »
Il avait consacré les derniers florins des religieuses à l’achat de tapisseries illustrant la vie des saints. L’une d’elles représentait Daniel dans la fosse aux lions. « C’est très beau, dit-elle.
— Cela vient d’Arras.
— Est-ce un chat que j’aperçois sous le buffet ? »
Godwyn laissa échapper un petit bruit de dépit. « Je n’arrive pas à m’en débarrasser », prétendit-il tout en chassant l’animal de la pièce. Les animaux de compagnie n’étaient pas admis au monastère, mais Godwyn avait un faible pour celui-ci. Sa présence l’apaisait, contrairement à celle d’Élisabeth.
En la voyant prendre ses aises lorsqu’il l’invita à s’asseoir à un bout de la longue table de banquet il ne put réprimer un tressaillement agacé. Se considérait-elle l’égale d’un homme ? Il cacha de son mieux son déplaisir.
Il avait commandé pour l’occasion un plat raffiné : du porc au gingembre, accompagné de pommes. Philémon se chargea de remplir les gobelets d’un vin de Gascogne. Élisabeth dégusta une bouchée de porc et vanta les talents du cuisinier.
Contrairement à Philémon qui se jeta sur son écuelle, Godwyn n’était pas très porté sur la nourriture ; la bonne chère était pour lui un moyen d’impressionner ses visiteurs. Il en vint donc rapidement à l’affaire qui l’intéressait. « Comment comptez-vous gagner cette élection, ma sœur ?
— Je crois que je remplirai mieux que sœur Caris les fonctions de mère supérieure », répondit-elle et, derrière ses paroles, Godwyn perçut sans possible erreur l’émotion avec laquelle elle avait prononcé le nom de sa rivale. Visiblement, elle lui en voulait encore d’avoir remporté le cœur de Merthin. L’élection à venir lui offrait l’occasion d’engager la joute, et, cette fois-ci, elle n’hésiterait pas à tuer pour remporter la partie, devina Godwyn, et il s’en félicita. Philémon intervint : « En quoi vous considérez-vous mieux placée que sœur Caris pour assurer la tâche d’une prieure ?
— Je suis plus âgée qu’elle, j’ai passé plus de temps au couvent et j’y occupe une place de responsabilité depuis plus longtemps. Enfin, je suis née au sein d’une famille très religieuse et j’ai été élevée dans le respect des traditions chrétiennes. »
Philémon secoua la tête d’un air peu convaincu. « Rien de tout cela ne me paraît susceptible de faire pencher la balance en votre faveur. »
Elle haussa les sourcils, déstabilisée par la brutalité de Philémon. Godwyn craignit que ce dernier ne se soit montré trop abrupt. Il lui aurait volontiers soufflé de ne pas l’effaroucher, car ils avaient besoin d’une prieure soumise, mais Philémon poursuivait sans remords : « En ce qui concerne votre présence au couvent, vous n’y avez jamais passé qu’une année de plus que Caris. Et le fait d’avoir pour père un évêque, paix à son âme, jouera contre vous, les évêques n’étant pas censés avoir des enfants. »
Elle rougit. « Les prieurs ne sont pas censés avoir des chats.
— Nous ne discutons pas du prieur ! » réagit Philémon avec impatience.
Devant tant d’insolence, Godwyn se rembrunit. Il savait parfaitement masquer son hostilité derrière une façade chaleureuse. Philémon, malheureusement, n’avait jamais appris à maîtriser cet art.
Élisabeth ne sembla pas se formaliser. « M’auriez-vous invitée à dîner pour m’expliquer que je n’avais aucune chance de l’emporter ? Cela m’étonne, ajouta-t-elle en se tournant vers Godwyn, ce n’est pas dans vos manières d’inviter une femme à partager votre repas pour le simple plaisir de lui offrir un plat coûteux.
— Vous avez tout à fait raison, dit Godwyn. Nous souhaitons en effet vous voir élue prieure, et nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour vous y aidez. »
Philémon reprit : « C’est pourquoi nous allons commencer par examiner vos atouts d’un œil réaliste. Caris est aimée de tous – des religieuses, des moines, des marchands et de la noblesse. Son travail au couvent la sert mieux que tout : des centaines de personnes ont été soignées par elle. En revanche, vos fonctions de trésorière vous offrent rarement l’occasion d’entrer en contact avec les gens de l’extérieur. Ils ont tendance à vous imaginer comme une personne froide et calculatrice.
— J’apprécie votre franchise. Peut-être devrais-je effectivement me retirer de la course. »
Était-ce de l’ironie ? Godwyn n’aurait su le dire.
Philémon ajouta : « Toutefois, si vous ne pouvez pas remporter la bataille, Caris peut la perdre.
— Cessez donc de parler par énigmes, c’est fatigant à la fin. Dites-moi clairement ce que vous avez derrière la tête ! » répliqua Élisabeth, et la sécheresse de son ton fit comprendre à Godwyn pourquoi elle n’était pas aimée.
Philémon feignit de ne pas le remarquer. « Dans les semaines à venir, votre tâche consistera à détruire Caris. Vous devrez transformer l’image que les sœurs se font d’elle. Faire en sorte qu’elles ne voient plus en elle une religieuse aimable, assidue à la tâche et compatissante, mais un monstre ! »
À l’éclat qui passa dans l’œil d’Élisabeth, Godwyn comprit que cette perspective la ravissait.
« Croyez-vous que ce soit possible ?
— Oui, si nous vous y aidons.
— Je vous écoute.
— Caris continue-t-elle à ordonner aux religieuses de porter des masques de toile à l’hospice ?
— Oui.
— Et à se laver les mains ?
— Oui.
— Rien chez Galien ni chez aucun médecin de l’Antiquité n’indique qu’il faille observer ces procédures. Et la Bible n’en fait certainement pas mention. Apparemment il s’agit là de superstition pure et simple. »
Élisabeth frissonna. « Les médecins italiens, semble-t-il, considèrent que la peste se diffuse par voie aérienne. Qu’on peut l’attraper en regardant les malades, en les touchant ou en respirant leur haleine. Je ne vois pas très bien comment...
— Où ont-ils pêché de telles idées ?
— En observant les malades, à ce que l’on dit.
— J’ai entendu Merthin affirmer que les médecins italiens étaient les meilleurs du monde après les Arabes. »
Élisabeth hocha la tête. « Je l’ai entendu également.
— Donc, toute cette affaire de masque tire probablement son origine d’une pratique musulmane.
— C’est à croire.
— En d’autres termes, païenne.
— Je suppose. »
Philémon se laissa retomber en arrière sur son dossier, sa démonstration achevée.
« Vous voulez dire que nous pourrons réduire à néant les chances de Caris en répandant le bruit qu’elle introduit des superstitions païennes dans les murs du couvent ? questionna Élisabeth, doutant d’avoir tout compris.
— Pas exactement, répondit Philémon avec un sourire rusé.
Nous dirons qu’elle pratique la sorcellerie.
— Bien sûr ! s’écria Élisabeth. J’avais presque oublié ce détail.
— Pourtant, vous avez témoigné contre elle à son procès.
— C’était il y a bien longtemps.
— J’ai du mal à imaginer qu’on puisse oublier que son ennemi a fait l’objet d’accusations semblables dans le passé ! » ironisa Philémon.
Assurément, lui-même ne l’aurait jamais oublié. L’art dans lequel il était passé maître consistait à connaître les faiblesses d’autrui afin de les exploiter sans scrupules. Face à sa malveillance, Godwyn en venait parfois à éprouver une sorte de culpabilité. Mais cette méchanceté lui était devenue à ce point nécessaire qu’il s’interdisait de réfléchir sur ses aspects négatifs. Qui d’autre, sinon Philémon, aurait concocté pareille manœuvre pour contrer une Caris aimée de tous ?
Un novice apporta des pommes et du fromage. Philémon remplit à nouveau les gobelets de vin.
Élisabeth déclara : « Je comprends la logique cachée derrière cette tactique. Avez-vous pensé en détail à la meilleure façon de procéder ?
— Le plus important, c’est de préparer le terrain, expliqua Philémon. On ne saurait lancer de telles accusations sans s’être assuré au préalable qu’un grand nombre de personnes sont déjà persuadées de leur bien-fondé. »
Oui, Philémon avait vraiment un talent pour les manipulations retorses, se dit Godwyn avec admiration.
« Et comment faut-il s’y prendre, à votre avis ? s’enquit Élisabeth.
— Dans ce genre de situation, les actes valent mieux que tous les discours. Refusez de porter le masque. Si l’on vous interroge, affirmez tranquillement avoir entendu dire que c’était une pratique musulmane et que, personnellement, vous préférez vous en remettre aux méthodes chrétiennes. Encouragez vos amies à vous imiter, en signe de soutien. Ne vous lavez plus les mains aussi souvent. Quand vous verrez des gens suivre les conseils de Caris, contentez-vous de froncer les sourcils d’un air réprobateur, mais sans leur faire de remontrances. »
Godwyn manifesta son accord d’un hochement de la tête. La rouerie de Philémon approchait parfois le génie.
« Et l’hérésie, faut-il en parler ?
— Parlez-en autant que vous le voulez, mais sans établir de lien direct avec Caris. Faites savoir que vous avez entendu parler d’un hérétique exécuté dans une autre ville, d’un adorateur du diable qui avait perverti un couvent tout entier. En France peut-être.
— Je m’en voudrais de faire une entorse à la vérité, lâcha Élisabeth avec une raideur appuyée.
— Nous le comprenons bien, intervint Godwyn, déplorant par-devers lui la fâcheuse tendance de Philémon à oublier que le monde entier n’était pas taillé dans la même étoffe que lui. Le sous-prieur sous-entend seulement que vous devriez vous attacher à répéter ces histoires, si vous les avez entendues, naturellement, afin de rappeler aux sœurs que le diable ne baisse jamais la garde. »
Comme la cloche sonnait, Élisabeth se leva. « Je m’en voudrais de rater l’office. Je n’aimerais pas que mon absence soit remarquée et que l’on en conclue que je suis venue chez vous.
— C’est très bien, dit Godwyn. De toute façon, nous nous sommes mis d’accord.
— Pas de masque ! approuva-t-elle en hochant la tête.
— Vous ne croyez quand même pas à leur efficacité ? s’enquit Godwyn, percevant comme une incertitude chez elle.
— Non, répliqua-t-elle, non, bien sûr ! Comment serait-ce possible ?
— Exactement.
— Je vous remercie pour le dîner », ajouta-t-elle encore avant de quitter les lieux.
Les choses ne s’étaient pas trop mal passées, estima Godwyn, bien qu’il ait encore quelques inquiétudes. Et ce fut sur un ton angoissé qu’il déclara à Philémon : « Je doute qu’Élisabeth arrive par ses propres moyens à convaincre les gens que Caris est une sorcière.
— Nous devrions peut-être lui donner un petit coup de pouce.
— Au moyen d’un sermon ?
— Tout à fait.
— Je vais parler de la peste dans la cathédrale.
— Peut-être vaudrait-il mieux ne pas attaquer Caris directement, fit remarquer Philémon d’un air pensif. Évitons le grabuge. »
Godwyn en convint. Si un différend apparaissait entre Caris et lui, il était à croire que les citadins soutiendraient celle qui apaisait leurs souffrances.
« Je veillerai à ne pas prononcer son nom.
— Contentez-vous de semer les graines du soupçon. Les gens tireront par eux-mêmes les conclusions qui s’imposent.
— Je blâmerai l’hérésie en général, les adorateurs de Satan, et toutes les pratiques impures. »
Sur ces entrefaites, Pétronille fit son entrée. Les années avaient courbé sa haute taille et elle se déplaçait à présent à l’aide de deux cannes. Mais sa tête, bien qu’un peu penchée, se dressait encore avec assurance sur ses épaules décharnées.
« Comment s’est passée la réunion ? » voulut-elle savoir. C’était elle qui avait incité Godwyn à attaquer Caris et qui avait ensuite approuvé le plan imaginé par Philémon.
« Élisabeth agira comme nous le souhaitons, lui apprit Godwyn avec plaisir.
— Bien. Maintenant, je voudrais te parler de tout autre chose. Nous n’aurons plus besoin de toi, Philémon », ajouta-t-elle en se tournant vers le moine.
Mortifié, celui-ci pinça les lèvres. Volontiers coupant avec autrui, il ne supportait pas de se voir traité de même. Il réagissait comme un enfant réprimandé. Toutefois, il se reprit rapidement et feignit d’être amusé par le dédain de Pétronille. « Mais naturellement, ma dame ! » dit-il en déployant une déférence exagérée.
Godwyn le pria de se charger de l’office.
Quand il fut parti, Pétronille prit place à la grande table.
« C’est moi qui ai insisté pour que tu développes les talents de ce jeune homme, je le sais. Néanmoins, je dois admettre qu’aujourd’hui il me donne le frisson.
— Il m’est plus utile que jamais.
— On ne peut jamais faire confiance à un homme sans pitié.
S’il trahit les autres, il peut te trahir aussi.
— Je m’en souviendrai », dit Godwyn. Mais il garda pour lui le fait qu’il était à présent si lié à Philémon qu’il n’imaginait même plus pouvoir agir sans lui. Pour changer de sujet, il proposa un bol de vin à sa mère.
Elle secoua la tête. « Je ne suis déjà plus très stable sur mes jambes. Assieds-toi, et écoute-moi.
— Très bien, mère. » Il prit place à côté d’elle à la table.
« Je veux que tu quittes Kingsbridge avant que l’épidémie n’empire.
— Cela m’est impossible. Mais vous devez partir, vous !
— Mon sort ne doit pas entrer en considération, je n’en ai plus pour longtemps. »
À l’idée que sa mère puisse disparaître, la panique submergea Godwyn. « Ne dites pas ça !
— Ne sois pas bête ! J’ai déjà cinquante-cinq ans. Regarde-moi, je ne peux même plus me redresser. Ma vie s’achève. Toi, tu n’as que quarante-deux ans et un brillant avenir devant toi ! Tu pourrais être évêque, archevêque, cardinal même...»
Comme toujours, l’ambition inextinguible de sa mère lui donna le vertige. Était-il vraiment capable de devenir cardinal ? Sa mère n’était-elle pas tout simplement aveugle ? Il n’aurait su le dire.
« Je ne veux pas que la peste t’empêche d’accomplir ton destin.
— Vous n’allez pas mourir, mère ?
— Cesse de me placer au centre du monde ! jeta-t-elle avec colère.
— Je ne peux pas m’enfuir sans m’être assuré que Caris ne sera pas élue prieure.
— Dans ce cas, débrouille-toi pour que l’élection ne tarde pas. Si tu n’y parviens pas, remets-la entre les mains de Dieu et quitte la ville. »
La crainte de voir Caris élue épouvantait Godwyn autant que la peste. « Je risque de tout perdre !
— Et moi, de te perdre ! dit-elle d’une voix radoucie. Je ne le supporterai pas. Tu es mon seul enfant ! »
Son brusque changement de ton le força au silence. Elle poursuivit : « Je t’en conjure, pars d’ici ! Cache-toi dans un lieu où la peste ne t’atteindra pas. »
Bouleversé d’entendre sa mère le supplier, chose qu’elle ne faisait jamais en quelque situation que ce soit, il répondit, pour l’obliger à se taire : « Je vais y réfléchir.
— Cette peste, c’est comme le loup dans la forêt. Quand tu l’aperçois, tu prends tes jambes à ton cou sans poser de questions ! »
*
Godwyn délivra son sermon le dimanche qui précéda Noël. Il faisait un froid sec ; de hauts nuages pâles tapissaient la voûte du ciel. La tour centrale de la cathédrale disparaissait derrière des échafaudages de bois et de cordes. Elfric la démolissait en partant du sommet. Sur l’esplanade du marché, de rares clients préoccupés passaient sans s’attarder devant les étals des commerçants frigorifiés. Les affaires n’étaient pas mirobolantes. Plus loin, dans le cimetière, on comptait déjà plus de cent tombes nouvelles, reconnaissables aux taches sombres qui émaillaient la pelouse.
La cathédrale était bondée. Sous l’effet de la chaleur produite par une si nombreuse assemblée, les traces de gel que Godwyn avait remarquées sur les murs pendant l’office de prime s’étaient dissoutes bien avant le début de la messe. Blottis dans leurs manteaux et leurs houppelandes couleur de terre, les fidèles ressemblaient à du bétail dans un enclos. C’était la peur qui les réunissait dans ce lieu. Aux milliers de citadins s’étaient joints quelques centaines de paysans venus de leur campagne rechercher aussi la protection divine face à une maladie qui frappait déjà une famille dans chaque rue de la ville et dans chaque hameau. Godwyn, saisi d’une compassion inhabituelle, priait ces derniers temps avec plus de ferveur.
En temps ordinaire, seules les personnes placées aux premiers rangs suivaient l’office avec solennité. Ceux qui étaient derrière bavardaient avec leurs amis et leurs voisins, tandis que les jeunes s’amusaient tout au fond. Aujourd’hui, la nef était silencieuse. Toutes les têtes étaient tournées vers les moines et les religieuses. L’assemblée observait le rite avec une rare attention et prononçait scrupuleusement les répons, si grande était son espérance en la toute-puissance du Seigneur. Godwyn étudiait les visages. La majorité d’entre eux exprimaient l’effroi. Comme lui-même, chacun se demandait qui serait le prochain à éternuer, à saigner du nez, à être couvert de taches violacées.
Au premier rang, il reconnut le comte William et dame Philippa, ainsi que leurs deux grands fils, Roland et Richard, et leur fille Odila, beaucoup plus jeune, puisqu’elle n’avait que quatorze ans. William dirigeait le comté de la même manière que son père Roland, avec ordre et justice, parfois aussi avec une cruelle sévérité. Son inquiétude était visible : cette éruption de peste dans son comté était un événement auquel il ne pouvait commander, aussi intransigeant se montre-t-il. Philippa entourait l’épaule de sa fille d’un bras protecteur.
À côté d’eux se tenait Ralph, le seigneur de Tench. Il n’avait jamais su cacher ses sentiments et sa terreur était manifeste. Sa femme-enfant portait dans ses bras un bébé qu’il avait lui-même baptisé récemment du nom de Gérald, en l’honneur de son grand-père. À côté d’elle se tenait la grand-mère, dame Maud.
Passant à la rangée suivante, Godwyn aperçut Merthin, le frère de Ralph. En apprenant son retour de Florence, il avait espéré que Caris romprait ses vœux et quitterait le couvent, estimant que sa cousine lui créerait moins d’ennuis en se mariant qu’en demeurant cloîtrée. Hélas, cela ne s’était pas produit. Merthin tenait la main de sa petite fille italienne. Venait ensuite Bessie la Cloche, dont le père, Paul, avait succombé à la peste la veille.
À quelques pas de là était regroupée la famille d’Elfric : sa fille Griselda, que Merthin avait refusé d’épouser, accompagnée de son fils âgé maintenant de dix ans qu’elle s’était obstinée à prénommer Merthin et, enfin, Harold Masson, l’homme qu’elle avait épousé quand elle avait fini par admettre que le Merthin adulte ne la prendrait jamais pour femme. À côté d’elle se tenait son père, flanqué de sa seconde épouse, Alice, sœur de Caris et donc sa cousine. Elfric ne cessait de lever les yeux vers le plafond provisoire qu’il avait installé au-dessus de la croisée du transept, le temps de démolir la tour, admirant son ouvrage ou peut-être s’inquiétant d’éventuelles conséquences.
L’évêque de Shiring, Henri de Mons, brillait par son absence. En général, c’était lui qui prononçait les homélies pendant l’Avent. Mais il n’était pas venu. Tant de prêtres étaient décédés qu’il passait son temps à visiter les paroisses pour leur trouver des remplaçants. On parlait déjà de simplifier les conditions d’admission au grand séminaire et d’ordonner prêtres des hommes qui n’avaient pas vingt-cinq ans ou qui étaient issus d’unions illégitimes.
Godwyn fit un pas en avant pour prononcer son sermon. La tâche était délicate. Il devait à la fois éveiller la peur des fidèles et exciter leur haine envers la personne qu’ils aimaient entre toutes à Kingsbridge. Et il devait le faire sans mentionner son nom. Sans même laisser croire qu’il lui était hostile. Lorsque les fidèles retourneraient leur fureur contre elle, ils devraient être convaincus d’agir par eux-mêmes, et en aucun cas se sentir l’objet d’une manipulation.
Les offices religieux ne s’accompagnaient pas toujours d’un sermon. Les homélies étaient réservées aux cérémonies solennelles auxquelles assistait une foule imposante. Et même en ces occasions, Godwyn se contentait souvent de proclamer les annonces requises, c’est-à-dire les messages émanant de l’archevêque ou du roi et concernant des événements de portée nationale : une victoire militaire, un nouvel impôt, une naissance ou un décès au sein de la famille royale. Aujourd’hui, la situation était particulière.
« Qu’est-ce que la maladie ? » lança-t-il dans un silence remarquable qui s’amplifia jusqu’à devenir absolu : cette question était celle que tout le monde avait à l’esprit.
« Pourquoi Dieu nous envoie-t-il des maladies et des fléaux qui nous tourmentent et nous tuent ? »
Surprenant le regard de sa mère, debout derrière Elfric et Alice, il se rappela brutalement sa phrase sur sa mort prochaine et fut soudain paralysé de terreur. L’assemblée se mit à se balancer d’un pied sur l’autre, attendant la suite du sermon. La panique s’empara de lui, une panique qui ne fit que le paralyser davantage. Aucun son ne sortait de ses lèvres !
Ce moment passé, il reprit : « La maladie est la punition que Dieu nous inflige pour nos péchés ! »
Au fil des années, il avait mis au point une façon bien à lui de délivrer ses prêches. Il ne hurlait pas, comme frère Murdo ; il s’exprimait sur le ton de la conversation, ce qui le faisait passer pour un homme raisonnable plutôt que pour un démagogue. En l’occurrence, il craignait que cette méthode ne soit pas la plus efficace pour engendrer la haine, mais Philémon l’avait persuadé que, au contraire, elle rendrait son propos plus convaincant.
« La peste étant une maladie très particulière, nous pouvons en déduire que Dieu nous inflige un châtiment tout à fait particulier. »
Un bruit entre murmure et gémissement accueillit ses paroles, C’était exactement la réaction qu’il avait espérée. Il en fut ragaillardi.
« Nous devons donc nous demander quels péchés nous avons commis pour mériter pareille punition. »
Tout en prononçant ces mots, il reconnut Madge la Tisserande, seule dans la foule. La dernière fois qu’elle était venue à l’église, elle avait un mari et quatre enfants. Il fut tenté de dire qu’elle s’était enrichie grâce à l’utilisation de colorants inventés par sorcellerie, mais il se ravisa. Madge était trop aimée et respectée.
« Je vous le dis : Dieu nous punit tous pour hérésie. Il y a des gens de par le monde – et même dans notre ville, dans notre grande cathédrale aujourd’hui – qui remettent en question l’autorité de la sainte Église de Dieu et de son clergé. Ils doutent que le pain se transforme réellement en corps du Christ ; ils nient l’efficacité des messes pour les âmes des morts et prétendent que c’est de l’idolâtrie que de prier devant les statues des saints. » Ces hérésies étaient celles qui passionnaient les étudiants en théologie d’Oxford, mais à Kingsbridge, rares étaient ceux qui s’intéressaient à ce genre de débat. Voyant ennui et déception se peindre sur les traits des fidèles, Godwyn fut à nouveau pris de panique. En désespoir de cause, il assena : « Il y a des gens dans notre ville qui s’adonnent à la sorcellerie ! »
Cette déclaration lui valut l’attention générale. Un halètement s’échappa de toutes les poitrines.
« Nous devons demeurer vigilants et contrer toute manifestation de fausse religion, reprit-il. Rappelez-vous que Dieu seul peut soigner la maladie. Prière, confession, remords et communion, voilà les remèdes que les chrétiens reconnaissent. Tout le reste est blasphème ! » conclut-il d’une voix forte.
Mais avait-il été bien clair ? Peut-être convenait-il d’enfoncer le clou.
« Car si Dieu nous envoie une punition et que nous essayons d’y échapper, cela ne revient-il pas à défier Sa volonté ? Nous pouvons prier et Le supplier de nous pardonner. Peut-être, dans sa sagesse, Dieu décidera-t-il de nous guérir de notre maladie. Mais les soins hérétiques ne feront qu’aggraver les choses. » L’assistance était conquise. Godwyn s’échauffa : « Je vous préviens : les incantations magiques, le recours aux guérisseurs, les litanies non approuvées par notre mère l’Église, et notamment les pratiques païennes : tout cela relève de la sorcellerie et est interdit par la sainte Église de Dieu. »
En fait, les personnes à qui s’adressait ce discours étaient les vingt-deux religieuses debout derrière lui dans le chœur de l’église. À ce jour, seules quelques-unes avaient exprimé leur opposition à Caris en refusant de porter le masque. Au train où allaient les choses, celle-ci allait remporter l’élection sans difficulté, la semaine prochaine. Pour l’éviter, Godwyn devait faire passer aux religieuses un message qui laisse entendre clairement que les méthodes de Caris étaient en réalité hérétiques.
« Quiconque se rend coupable de tels agissements...»
Il s’interrompit, tendu vers l’assemblée des fidèles, les yeux rivés sur elle.
« En ville... ou au prieuré..., précisa-t-il, tourné maintenant vers les stalles du chœur qu’occupaient moines et religieuses. Quiconque s’adonne à de tels agissements, répéta-t-il, en reportant les yeux sur ses ouailles, doit être absolument tenu à l’écart. »
Il prolongea sa pause, soucieux de ménager son effet : « Puisse Dieu avoir pitié de son âme ! »