28.
Dehors l’aube pointait. Wulfric se rendormit. En revanche, l’excitation maintint Gwenda éveillée. Elle était persuadée de s’être gagné son amour. Peu importait qu’elle ait dû prétendre être Annet, il lui avait fait l’amour avec une telle avidité ; il l’avait embrassée avec tant de tendresse et de gratitude qu’elle avait la conviction qu’il lui appartenait désormais à tout jamais.
Quand les battements de son cœur s’apaisèrent et que son esprit se calma, elle réfléchit au problème de l’héritage. Elle n’avait pas l’intention d’abandonner le combat, surtout maintenant. Elle se creusa la cervelle pour trouver un moyen de le récupérer. Quand Wulfric se réveilla, elle lui annonça qu’elle partait pour Kingsbridge.
« Pourquoi ? s’étonna-t-il.
— Pour savoir s’il n’y aurait pas malgré tout un moyen pour que tu touches ton héritage.
— Comment ça ?
— Je ne sais pas. Mais tout n’est pas perdu. Ralph n’a encore donné ta terre à personne. Tu dois la récupérer, tu le mérites. Tu as travaillé dur et tu as tant souffert.
— Qu’est-ce que tu comptes faire ?
— Je vais aller trouver mon frère. Il comprend ces choses-là mieux que nous. Il saura nous conseiller. »
Wulfric la regardait d’un air étrange.
« Qu’est-ce que tu as ? lui demanda-t-elle.
— Tu m’aimes vraiment ? »
Elle eut un sourire épanoui, débordant de bonheur. « Tu veux qu’on recommence ? »
Le lendemain matin, elle attendait Philémon dans le potager du prieuré de Kingsbridge, assise sur un banc de pierre.
Pendant la longue marche qui l’avait conduite de Wigleigh au monastère, elle avait eu le temps de revivre chaque seconde de cette nuit de dimanche, de se remémorer ses sensations, de s’interroger sur les quelques phrases échangées avec Wulfric. Certes, il ne lui avait pas dit qu’il l’aimait, mais il avait voulu savoir si, de son côté, elle l’aimait. Et il avait paru heureux de sa réponse, bien qu’un peu déconcerté par la passion qu’elle y avait mise.
Elle aspirait ardemment à voir son droit de naissance respecté. Elle le voulait presque aussi fort qu’elle l’avait désiré lui. Elle le voulait pour eux deux. Elle souhaitait pour leur couple ce qu’il y avait de mieux, et elle était déterminée à l’obtenir. Et si Wulfric demeurait un travailleur sans terre, elle l’épouserait malgré tout, pour peu qu’il le lui demande.
Quand Philémon sortit du prieuré et s’avança vers elle, la première chose qu’elle remarqua fut sa robe de bure. « Holger ! s’écria-t-elle, l’appelant involontairement par son vrai nom tant elle était bouleversée. Te voilà devenu novice, ton rêve de toujours ! »
Il sourit fièrement et eut la bonté de ne pas relever sa maladresse. « C’est l’une des premières décisions prises par Godwyn en tant que prieur. Quel homme merveilleux ! C’est pour moi un tel honneur de le servir ! » Il prit place à côté d’elle sur le banc. C’était une douce journée d’automne. Il y avait des nuages dans le ciel, mais il ne pleuvait pas.
« Comment se passent tes leçons ?
— Lentement. C’est dur d’apprendre à lire et à écrire à l’âge adulte. Les petits garçons progressent plus vite que moi, ajouta-t-il avec un sourire. Mais je sais déjà recopier le Notre Père en latin. »
Elle l’envia, n’étant pas même capable d’écrire son nom. « C’est merveilleux ! » s’exclama-t-elle. Son frère était en bonne voie de devenir moine, de réaliser le rêve de sa vie. Peut-être que son statut de novice effacerait le sentiment d’inutilité qui l’avait toujours accablé et expliquait certainement son caractère rusé et trompeur.
« Et toi ? dit-il. Qu’est-ce qui t’amène à Kingsbridge ?
— Tu sais que Ralph Fitzgerald est le nouveau seigneur de Wigleigh ?
— Oui. Il est en ville. Il est descendu à l’auberge de La Cloche et y mène grand train.
— Il a interdit à Wulfric d’hériter des terres de son père. » Elle raconta à Philémon l’histoire dans tous ses détails. « Je voudrais savoir s’il est possible de contester sa décision. »
Philémon secoua la tête. « La réponse tient en un seul mot : non. Évidemment, Wulfric pourrait faire appel au comte de Shiring, mais il n’interviendra pas, à moins d’avoir un intérêt personnel dans l’affaire. Et même s’il trouve cette décision injuste, ce qui est à l’évidence le cas, il ne sapera pas l’autorité d’un seigneur qu’il vient de nommer. Mais quel intérêt as-tu dans tout cela ? Je croyais que Wulfric devait épouser Annet ?
— Elle ya renoncé pour épouser Billy Howard dès qu’elle a su qu’il n’hériterait pas.
— Autrement dit, tu as tes chances, maintenant.
— Je crois, oui, dit-elle en se sentant rougir.
— Tu le sais de source sûre ? s’enquit-il astucieusement.
— J’ai profité de son désespoir pour coucher avec lui, admit Gwenda.
— Ne t’en fais pas. Les scrupules sont bons pour les privilégiés. Pour nous qui sommes nés pauvres, notre seul salut est dans la ruse. »
Elle n’aimait pas entendre son frère parler ainsi et affirmer que leur enfance difficile excusait tout, ce qu’il faisait parfois. Mais elle était trop déçue pour s’en préoccuper. « Il n’y a vraiment rien que je puisse faire ?
— Oh, je n’ai pas dit ça ! J’ai dit qu’on ne pouvait pas contester la décision prise par Ralph. Ça ne signifie pas qu’on ne puisse pas le faire changer d’avis.
— En tout cas, si quelqu’un le peut, ce ne sera pas moi, c’est sûr.
— Je ne sais pas. Tu devrais aller trouver Caris. Vous êtes amies depuis toujours. Elle t’aidera sûrement si elle le peut. Et elle est très proche de Merthin, le frère de Ralph. Peut-être que lui aura une idée. »
Tout espoir était bon à prendre, aussi incertain soit-il. Gwenda se leva. « J’y vais de ce pas. » Au moment de se pencher pour embrasser son frère, elle se rappela que ces contacts lui étaient désormais interdits. Elle lui serra donc la main, ce qui lui laissa une impression bizarre.
« Je prierai pour toi », dit-il.
La maison de Caris était juste en face du portail du prieuré.
La grande salle était déserte, mais des voix sortaient de la pièce où Edmond traitait généralement ses affaires. Tutty, la cuisinière, lui apprit que Caris s’y trouvait avec son père. Gwenda s’assit pour attendre, tapant du pied impatiemment. Peu après, la porte s’ouvrit et Edmond sortit, accompagné d’un homme de haute taille que Gwenda n’avait jamais vu, un ecclésiastique à en juger par sa soutane de prêtre, bien qu’il ne porte ni croix ni autre symbole sacré. Il avait des narines évasées qui donnaient à son visage une expression dédaigneuse.
« Je vous raccompagne au prieuré », dit Edmond à son visiteur tout en hochant aimablement la tête en direction de Gwenda.
Sortie à son tour dans le hall, Caris embrassa son amie. « Qui est-ce ? demanda Gwenda dès que les deux hommes eurent passé la porte.
— Grégory Longfellow, un avocat engagé par le prieur Godwyn.
— Engagé pour quoi ?
— Le comte Roland empêche le prieuré d’exploiter sa carrière de pierre. Il réclame un impôt d’un penny sur chaque chariot. Godwyn veut en appeler au roi.
— En quoi cette affaire vous concerne t’elle ?
— Grégory pense que la guilde doit arguer du fait que la ville ne sera plus en mesure de payer ses impôts si elle n’a pas de pont. C’est la meilleure manière de persuader le roi, selon lui. Mon père doit aller avec Godwyn témoigner devant la cour de justice royale.
— Tu iras, toi aussi ?
— Oui. Mais toi, comment se fait-il que tu sois ici ?
— J’ai couché avec Wulfric. »
Caris sourit. « Vraiment ? Ce n’est pas trop tôt ! Et c’était comment ?
— Merveilleux. Je suis restée allongée toute la nuit près de lui pendant qu’il dormait, puis quand il s’est réveillé, je... je l’ai persuadé.
— Dis-m’en plus ! Je veux connaître les détails. »
Gwenda raconta tout à Caris. En conclusion, et bien qu’impatiente d’aborder le thème de l’héritage, elle déclara : « Quelque chose me chuchote que tu as des nouvelles du même ordre à m’annoncer. »
Caris hocha la tête. « J’ai couché avec Merthin. Je lui ai dit que je ne voulais pas me marier et il est allé trouver cette grosse truie de Bessie la Cloche. À l’idée qu’elle trémousse ses gros nichons devant lui, j’étais folle de rage. Et voilà qu’il est revenu.
J’étais si contente que je n’ai pas pu faire autrement que de coucher avec lui.
— Ça t’a plu ?
— J’ai adoré. La plus belle chose de ma vie. Et c’est de mieux en mieux. On couche ensemble dès qu’on en a l’occasion.
— Et si tu tombes enceinte ?
— Je ne veux pas y penser. Ça m’est égal de mourir. Une fois..., ajouta-t-elle en baissant la voix, on s’est baignés dans un ruisseau de la forêt et après il m’a léchée... là, en bas.
— Oh, c’est dégoûtant ! C’était comment ?
— Bien. Et lui aussi, ça lui a plu.
— Tu ne lui as pas fait la même chose, quand même ?
— Si.
— Et il... ? »
Caris hocha la tête. « Dans ma bouche.
— Ce n’était pas mauvais ? »
Caris haussa les épaules. « Ça avait un drôle de goût... mais c’est très excitant. Et il aimait tellement ça. »
Écœurée et intriguée tout à la fois, Gwenda songea qu’elle devrait essayer ça avec Wulfric. Elle connaissait un endroit dans la forêt où ils pourraient se baigner, à l’écart de tous les sentiers...
« Mais tu n’as pas fait tout ce chemin uniquement pour me parler de ta nuit avec Wulfric.
— Non, de son héritage. » Et Gwenda d’expliquer la décision de Ralph. « Philémon pense que Merthin pourrait peut-être persuader Ralph de changer d’avis. »
Caris secoua la tête d’un air pessimiste. « J’en doute. Ils ne se parlent plus.
— Oh non !
— C’est Ralph qui a arrêté les chariots au départ de la carrière. Malheureusement, Merthin était là-bas. Ça a tourné à l’affrontement. Ben le Rouleur a tué un des ruffians du comte, et Ralph l’a tué à son tour.
— Pauvre Lib ! La voilà toute seule avec un marmot de deux ans ! s’exclama Gwenda.
— Et le petit Bennie se retrouve sans père. »
La nouvelle n’arrangeait pas non plus les affaires de Gwenda.
« Si je comprends bien, Merthin n’a aucune influence sur son frère.
— Allons le voir quand même. Il travaille sur l’île aux lépreux. »
Les deux jeunes filles descendirent la grand-rue jusqu’à la rivière. Gwenda était découragée. Visiblement, personne ne croyait possible de retourner la situation. C’était tellement injuste.
Elles demandèrent à Ian le Batelier de les transporter jusqu’à l’île à bord de sa barque. Caris expliqua à son amie que l’ancien pont serait remplacé par deux neufs qui utiliseraient l’île comme point d’appui.
Elles découvrirent Merthin en train de poser les butées du nouveau pont en compagnie de son commis, un gamin de quatorze ans du nom de Jimmie. À l’aide d’une barre de fer mesurant plus de deux fois la taille d’un homme et dont il se servait comme toise, il marquait sur le sol rocheux les emplacements où planter les pieux effilés qui délimiteraient la surface à creuser pour les fondations.
Observant attentivement Caris et Merthin pendant qu’ils s’embrassaient, Gwenda constata un changement dans la façon dont leurs corps se mouvaient. Ils trahissaient une sorte d’abandon agréable. Celui de Merthin ne semblait plus s’offrir à Caris comme un objet désirable mais comme un bien lui appartenant, au même titre qu’elle-même lui appartenait. Cela correspondait assez à ce qu’elle ressentait elle-même pour Wulfric.
Gwenda et Caris regardèrent Merthin achever la tâche qu’il avait interrompue et tendre une ficelle entre deux pieux. Puis il demanda à Jimmie de ranger les outils.
« Sans pierres, tu ne vas pas pouvoir faire grand-chose, j’imagine, fit remarquer Gwenda.
— On trouve toujours à s’occuper, il y a tant de choses à faire. J’ai envoyé tous les maçons à la carrière. Ils tailleront les pierres là-bas, au lieu de s’en charger ici, sur le chantier.
— Comme ça, si le prieuré l’emporte en cour royale, tu pourras commencer la construction sans perdre trop de temps.
— Espérons. Ça dépendra du temps que prendra le jugement et aussi de la bonté du ciel. On ne peut pas construire en plein hiver, le mortier risquerait de geler. Or, on est déjà en octobre. En principe, les travaux devraient s’arrêter à la mi-novembre... Mais nous bénéficierons peut-être d’un sursis cette année, dit-il en examinant le ciel. Les nuages de pluie empêchent la terre de trop refroidir. »
Gwenda lui exposa la raison de sa venue.
« J’aimerais vraiment t’aider, répondit Merthin. Wulfric est un type bien, et cette bagarre était entièrement de la faute de mon frère. Mais je suis en froid avec lui. Je ne peux rien lui demander tant que je ne me suis pas réconcilié avec lui. Et ce n’est pas près d’arriver. Je ne lui pardonne pas d’avoir tué Ben le Rouleur. »
Trois refus d’affilée ! J’aurais aussi bien fait de rester à Wigleigh, pensa Gwenda par-devers elle.
Caris soupira : « Tu vas devoir te débrouiller toute seule.
— C’est bien mon intention ! » répondit-elle sur un ton décidé. Il était grand temps qu’elle cesse de demander de l’aide et se reprenne en charge comme elle l’avait fait tout au long de sa vie. « Ralph est en ville, n’est-ce pas ?
— Oui, répondit Merthin. Il est venu annoncer à nos parents la bonne nouvelle de son avancement. Ils sont bien les seuls à s’en réjouir dans tout le comté.
— Il n’habite pas chez eux ?
— Oh, ce n’est plus assez bien pour lui, maintenant. Il est descendu à La Cloche.
— À ton avis, quel serait le meilleur moyen pour le persuader ? »
Merthin réfléchit quelques instants. « Ralph n’accepte pas que notre père, un chevalier, en ait été réduit à vivre de la charité du prieuré. À ses yeux, c’est une déchéance. Il fera n’importe quoi pour donner au monde l’impression qu’il a retrouvé son statut. »
Dans la barque de Jan qui les ramenait tous en ville, Gwenda retourna la phrase de Merthin dans sa tête. Comment faire en sorte que Ralph considère sa requête comme un moyen pour lui de reconquérir sa gloire ancestrale ? Elle remonta la grand-rue en compagnie de ses amis. Midi sonnait. Caris lui proposa de venir dîner chez elle avec Merthin, qui se joignait toujours au repas. Mais Gwenda préféra pousser jusqu’à La Cloche.
Un garçon de salle lui apprit que Ralph occupait la meilleure chambre à l’étage, à la différence de la plupart des hôtes de l’auberge qui dormaient dans une salle commune. Manifestement, le seigneur de Wigleigh tenait à ce que sa nouvelle splendeur se sache. Il avait loué une salle tout entière. Qu’il payait grâce au labeur de ses paysans, pensa Gwenda froidement.
Elle frappa à la porte et entra.
Ralph était là en compagnie de son écuyer, Alan Fougère, un garçon d’environ dix-huit ans avec une petite tête sur de larges épaules. Les deux hommes étaient attablés devant un cruchon de bière anglaise, une miche de pain et un jarret de bœuf d’où montait un filet de vapeur. Ils finissaient de dîner et semblaient pleinement satisfaits de leur sort. Pourvu qu’ils ne soient pas trop ivres ! se dit Gwenda. Dans cet état les hommes n’étaient pas capables de parler à une femme. Tout ce qu’ils savaient faire, c’était lancer des remarques paillardes en s’esclaffant de leurs traits d’esprit.
Ralph la regarda en plissant les paupières car la pièce était mal éclairée. « Tu es l’une de mes serves, n’est-ce pas ?
— Non, mon seigneur, et je le regrette. Je suis la fille d’un paysan sans terre, Joby, et je m’appelle Gwenda.
— Que fais-tu si loin du village ? Ce n’est pas jour de marché, que je sache. »
Elle fit un pas de plus de façon à mieux voir son visage. « Je suis venue vous trouver pour plaider en faveur de Wulfric, le fils de feu Samuel. Je sais qu’il vous a manqué de respect dans le passé. Depuis, il connaît les tourments de Job. Ses parents et son frère sont morts dans l’effondrement du pont ; tout l’argent de sa famille gît au fond de la rivière et maintenant sa fiancée a épousé un autre homme. J’ose espérer que vous considérerez que Dieu l’a puni durement pour le mal qu’il vous a fait. En lui montrant de la pitié, vous témoigneriez de cette grandeur d’âme qui est le propre des nobles », ajouta-t-elle, se rappelant le conseil de Merthin.
Il émit un rot odorant et soupira. « Qu’est-ce que ça peut te faire que Wulfric hérite ou pas ?
— Je l’aime, mon seigneur. Maintenant qu’Annet l’a rejeté, j’espère qu’il pourra m’épouser... avec votre gracieuse permission.
— Viens plus près », ordonna-t-il.
Elle avança jusqu’au milieu de la pièce et se tint devant lui. Ralph promena les yeux sur son corps. « Tu n’es pas jolie, mais tu as quelque chose. Tu es vierge ?
— Seigneur...
— Non, évidemment, dit-il avec un rire. Tu as déjà couché avec Wulfric ?
— Non !
— Menteuse ! » Il sourit, s’amusant de la situation. « Bon, peut-être que je devrais laisser à Wulfric les terres de son père, après tout. Oui, peut-être. Mais ensuite ?
— On vous appellerait un vrai gentilhomme dans tout Wigleigh et le reste du monde.
— Le monde n’en a cure. Mais toi, tu aurais de la reconnaissance envers moi ?
— Oh, une immense reconnaissance, naturellement, répondit Gwenda avec empressement, bien qu’elle ait déjà l’horrible pressentiment de ce qui allait suivre.
— Et tu me la manifesterais comment ?
— Par tous les moyens possibles tant qu’ils sont honorables, dit-elle en reculant vers la porte.
— Tu retirerais ta robe ? »
Elle se sentit sombrer. « Non, seigneur.
— Ah, pas si reconnaissante que ça, finalement. »
Elle avait atteint la porte et posé la main sur la poignée, mais sans la tourner. « Que voulez-vous de moi, seigneur ?
— Je veux te voir nue. Après, je déciderai.
— Ici ?
— Oui.
— Devant lui ? ajouta-t-elle en désignant l’écuyer des yeux.
— Oui. »
Ce n’était pas grand-chose, comparé à la restitution des terres.
Elle dégrafa prestement sa ceinture et fit passer sa robe pardessus sa tête. La tenant d’une main, car elle n’avait pas lâché la poignée de la porte, elle regarda Ralph droit dans les yeux d’un air de défi. Il examina son corps avidement et décocha un sourire triomphant à son compagnon. Gwenda comprit aussitôt que le plus important pour lui, c’était de démontrer sa puissance.
« Une vache, mais des mamelles intéressantes. Pas vrai, Alan ?
— Je ne la grimperais pas pour arriver jusqu’à vous », répondit celui-ci.
Ralph éclata de rire.
« Et maintenant, dit Gwenda, satisferez-vous ma requête ? » Ralph glissa la main dans son entrejambe et commença à se frotter. « Allonge-toi avec moi. Sur ce lit.
— Non.
— Allez... Tu l’as déjà fait avec Wulfric, tu n’es pas vierge.
— Non.
— Pense aux terres. Quatre-vingt-dix acres, tout ce que son père avait. »
Elle réfléchit. Si elle acceptait, Wulfric aurait ce qu’il désirait le plus au monde, et ils pourraient mener tous les deux une vie d’abondance. Si elle refusait, Wulfric deviendrait un paysan sans terre, comme Joby. Il devrait se battre tout au long de sa vie pour nourrir ses enfants. Et, bien souvent, il n’y parviendrait pas.
Cependant, cette idée la révoltait. Ralph était désagréable, mesquin et vengeur. Un despote, à l’inverse de son frère. Sa beauté et sa prestance ne changeaient rien à l’affaire. Ce serait répugnant de coucher avec un homme qu’elle détestait autant.
Le fait d’avoir couché la veille avec Wulfric lui rendait cette perspective encore plus abjecte. Après une intimité aussi heureuse avec Wulfric, ce serait une trahison terrible de refaire l’amour avec un autre.
Ne sois pas bête ! se morigéna-t-elle. Tu ne vas pas te condamner à une vie pénible pour cinq minutes de déplaisir ? Pense à ta mère et à tes frères et sœurs décédés. Rappelle-toi comment ton père vous forçait à voler, Philémon et toi. Ne vaut-il pas mieux te prostituer une fois dans ta vie ? Te donner à Ralph le temps d’un instant, plutôt que de condamner tes enfants à vivre une vie de misère ?
Ralph gardait le silence, la laissant seule face à ses hésitations. C’était sage de sa part, car ses paroles n’auraient fait que renforcer la répulsion de Gwenda.
« Je vous en prie, finit-elle par dire. Ne m’obligez pas à faire ça.
— Ah, ah ! Autrement dit, tu es prête à le faire.
— C’est un péché », reprit-elle avec désespoir. Qui sait, cette idée aurait peut-être de l’effet sur Ralph, si elle ne la tracassait pas elle-même outre mesure. « Un péché pour vous que de me demander ça et un péché pour moi que de l’accepter.
— Les péchés sont faits pour être pardonnés.
— Que penserait de vous votre frère ? »
La question le déstabilisa. Il parut hésiter.
« Je vous en prie, dit-elle, permettez seulement à Wulfric d’hériter. »
Le visage de Ralph se fit plus dur. « Inutile de me supplier. Ma décision est prise. Je ne la changerai pas, à moins que tu ne saches m’en persuader. » Le désir brillait dans ses yeux, sa respiration s’était accélérée, sa bouche s’était ouverte et l’on entrevoyait ses lèvres luisantes derrière sa barbe.
Elle laissa tomber sa robe par terre et s’avança vers le lit.
« Agenouille-toi sur le matelas, ordonna Ralph. Non, dos à moi. »
Elle fit comme il le lui demandait.
« C’est nettement plus beau de ce côté-ci », s’exclama-t-il et Alan rit bruyamment. Gwenda se demandait si l’écuyer allait rester pour regarder quand Ralph lança : « Laisse-nous seuls. » L’instant d’après, la porte claquait.
Ralph se mit à genoux sur le lit derrière Gwenda. Elle ferma les yeux et pria pour la rémission de ses péchés. Elle sentit ses doigts épais l’explorer, puis l’entendit cracher et il passa une main humide sur elle. Enfin il la pénétra. Elle gémit.
« Je vois que tu aimes ça ! »
Combien de temps cela durerait-il ? s’inquiétait Gwenda tandis qu’il commençait à bouger en cadence. Pour soulager son inconfort, elle se mit à bouger avec lui. Il rit triomphalement, pensant avoir excité son désir. En vérité elle craignait que cette scène ne gâche toute son expérience de l’amour. Qu’elle ne lui revienne toujours à l’esprit quand elle ferait de nouveau l’amour avec Wulfric.
Puis, à son horreur, elle sentit la chaleur du plaisir inonder son ventre peu à peu et elle rougit de honte. Son corps la trahissait. Il produisait en elle une humidité bienfaitrice, qui la soulageait de ces frictions répugnantes. Percevant le changement qui s’était opéré en elle, Ralph accéléra le rythme. Dégoûtée, Gwenda cessa de suivre ses mouvements. Il l’attrapa alors par les hanches, entrant et sortant d’elle alternativement. Elle n’avait plus la force de résister. Elle se rappela avec consternation que son corps l’avait trahie de la même façon avec Alwyn, dans la forêt. Cette nuit-là, comme maintenant, elle aurait voulu être une statue de bois, engourdie et impassible. Les deux fois, son corps avait pris le parti de l’adversaire.
Alwyn, elle l’avait tué en se servant de son couteau.
Quand bien même l’aurait-elle voulu, elle n’aurait pu agir de la sorte avec Ralph, pour la bonne raison qu’il était derrière elle et qu’elle ne pouvait le voir. De plus, elle avait si peu d’autorité sur elle-même. Elle était un jouet entre ses mains. Elle devina avec bonheur qu’il était au bord d’exploser. Dans un instant, tout serait terminé. Mais voilà qu’elle sentit subitement son corps se tendre aussi. Elle essaya de l’obliger à rester inerte, à ne rien éprouver. Quelle humiliation serait-ce, de jouir aussi. Ralph éjacula en elle. Elle frissonna, oh, pas de plaisir ! de détestation.
Sur un soupir satisfait, il se retira pour se laisser choir sur le lit.
Elle se leva d’un bond et enfila sa robe prestement.
« Je m’attendais à pire », dit Ralph comme s’il lui faisait un compliment poli.
Elle sortit, claquant la porte derrière elle.
*
Le dimanche suivant, avant le service religieux, le bailli débarqua chez Wulfric.
Le jeune homme se trouvait dans la cuisine avec Gwenda. Ils avaient pris le petit déjeuner et balayé la salle. Maintenant Wulfric cousait une paire de culottes en cuir tandis que Gwenda tissait une ceinture avec de la corde. Ils étaient tous deux assis près de la fenêtre, où la lumière était meilleure. Car, une fois de plus, il pleuvait.
Gwenda faisait semblant de vivre dans la grange pour ne pas offenser le père Gaspard, mais elle passait toutes ses nuits avec Wulfric. Il ne parlait pas mariage et c’était une déception pour elle, car ils vivaient à peu de chose près comme mari et femme. Chez les paysans, c’était une pratique courante entre personnes décidées à se marier sitôt les formalités remplies. Un tel relâchement n’était pas de mise au sein de la noblesse et chez les gens de la haute société.
Comme elle l’avait craint, faire l’amour avec Wulfric n’était plus comme avant. La pensée de Ralph s’imposait à elle, malgré tous ses efforts pour la chasser. Heureusement, Wulfric ne s’arrêtait jamais à son humeur. Il lui faisait l’amour avec un enthousiasme et une joie qui apaisaient presque sa conscience coupable, hélas, pas totalement.
Savoir qu’il hériterait finalement des terres de sa famille la consolait, le reste n’importait plus. Elle avait rapporté à Wulfric ses conversations avec Philémon, Caris et Merthin, et lui avait donné une version tronquée de sa rencontre avec Ralph sans lui expliquer comment elle avait réussi à le convaincre de changer d’avis, se contentant d’insister sur sa promesse de reconsidérer l’affaire. Et maintenant, si Wulfric n’affichait pas un triomphe éclatant, il avait du moins retrouvé de l’espoir.
« Venez tout de suite au manoir, tous les deux, leur ordonna Nathan en passant par la porte sa tête dégoulinant de pluie.
— Le seigneur Ralph veut nous annoncer quelque chose ? demanda Gwenda.
— Parce que tu n’iras pas si le débat ne t’intéresse pas ? ironisa Nathan. Ne pose pas de questions idiotes. Dépêche-toi ! »
Elle jeta une couverture sur sa tête et se rendit à la grande maison. Elle n’avait toujours pas de manteau. Wulfric, qui avait un peu d’argent grâce à la vente de ses récoltes, aurait pu lui en acheter un, mais il rognait sur tout pour pourvoir payer le heriot.
Ils se hâtèrent sous la pluie. Le manoir était la copie d’un château en plus petit. En bas, il y avait une grande salle avec une longue table pour les repas, et en haut, une chambre réservée au seigneur et désignée sous le nom de solaire. Pour l’heure, la demeure présentait tous les signes d’une maison occupée exclusivement par des hommes : les murs étaient nus, une odeur aigre montait de la paille du sol et une souris grignotait une croûte sur la crédence. Les chiens grognèrent à la vue des nouveaux venus.
Ralph occupait la place d’honneur, Alan était assis à sa droite. Gwenda s’efforça d’ignorer le petit sourire que lui lançait l’écuyer. Une minute plus tard, Nathan fit son entrée, suivi de Perkin et de son gendre. Le gros Perkin se frottait les mains en courbant obséquieusement la tête. Il avait les cheveux si gras qu’on aurait cru qu’il portait un bonnet en cuir. Billy Howard jeta à Wulfric un regard victorieux comme pour lui signifier : « Après la fille, les terres ! » Il allait tomber de haut !
Nathan prit place à la gauche de Ralph. Le reste de l’assemblée demeura debout. Gwenda attendait avec impatience de voir son sacrifice récompensé. Elle scrutait le visage de Wulfric, y guettant sa joie quand il apprendrait la bonne nouvelle. Leur avenir à eux serait assuré, du moins autant que cela était possible dans un monde où le temps était imprévisible et où le cours du grain soumis à fortes variations.
« Il y a trois semaines, commença Ralph, j’ai dit que Wulfric, le fils de Samuel, ne pouvait pas hériter de son père en raison de son jeune âge. » Assis à la place d’honneur, face à cette petite foule pendue à ses lèvres, il jouissait de l’instant. Gwenda le comprit à la lenteur de son discours. « En voyant Wulfric continuer à travailler la terre pendant que je prenais le temps de réfléchir à qui elle devait revenir... j’en suis venu à reconsidérer ma décision. »
Perkin sursauta, sidéré par la nouvelle.
Billy Howard s’enhardit : « De quoi s’agit-il ? Je croyais que Nathan...» Un coup de coude de son beau-père l’interrompit. Gwenda ne put retenir un sourire de satisfaction.
Ralph poursuivait : « Malgré son jeune âge, Wulfric a su prouver de quoi il était capable. »
Perkin fixait Nathan. Le bailli devait lui avoir promis la terre, se dit Gwenda. Et le paysan lui avait peut-être même déjà versé un dessous-de-table.
Mais Nathan, tout aussi éberlué, contemplait Ralph, bouche bée. Il reporta sur Perkin un regard ahuri avant de scruter Gwenda d’un air soupçonneux.
Ralph ajoutait : « En cela, il a été soutenu par Gwenda dont la force et la fidélité m’ont impressionné. »
Nathan la regardait sans ciller. Visiblement, il s’interrogeait sur la façon dont elle s’y était prise pour faire changer Ralph d’avis. Il devait se douter de la vérité. Tant pis, se dit-elle, du moment que Wulfric continuait à l’ignorer !
Soudain, Nathan parut prendre une décision. S’étant levé, il tendit sa triste carcasse par-dessus la table pour s’entretenir discrètement avec Ralph. Gwenda ne put entendre ce qu’il lui disait.
« Vraiment ? Et combien ? » s’enquit Ralph d’une voix audible. Nathan se retourna vers Perkin et lui murmura quelques mots.
Gwenda n’y tint plus. « Que signifient toutes ces messes basses ? »
Perkin donnait déjà son accord à contrecœur. « Bon...
— Bon quoi ? lança Gwenda craintivement.
— Le double ? » insistait Nathan.
Perkin hocha la tête.
Les craintes de Gwenda allèrent s’amplifiant.
Nathan annonça à haute voix : « Perkin propose de verser le double du montant du heriot, ce qui ferait cinq livres.
— Évidemment, cela fait une différence, laissa tomber Ralph.
— Mon Dieu ! » gémit Gwenda.
Wulfric prit la parole pour la première fois. « Le heriot est fixé par la coutume et enregistré dans les manuscrits du manoir, énonça-t-il lentement de sa voix qui n’était pas encore tout à fait celle d’un homme. Il n’est pas sujet à négociation. »
Nathan s’empressa de déclarer : « Le heriot peut évoluer. Il n’est pas porté au livre des coutumes.
— Vous êtes avocats, tous les deux ? intervint Ralph. Si ce n’est pas le cas, fermez-la ! Le heriot est de deux livres et dix shillings. Les sommes échangées en sus ne nous concernent pas. »
Comprenant que Ralph était sur le point de renoncer à son engagement, Gwenda déclara d’une voix étouffée mais parfaitement audible : « Vous m’aviez fait une promesse...
— Une promesse ? Et pourquoi l’aurais je faite ? » rétorqua Ralph.
Elle était bien en peine de répondre. Elle ne put qu’expliquer sur un ton qui n’avait plus rien d’accusateur : « Parce que je vous avais supplié.
— Je t’ai dit que j’y réfléchirais. Je ne t’ai rien promis. »
Hélas, il n’était pas en son pouvoir d’obliger un seigneur à tenir parole, et cette amère découverte l’enrageait. Si elle l’avait pu, elle l’aurait tué. « Si, vous me l’avez promis !
— Les seigneurs passeraient affaire avec des paysans maintenant ! »
Elle le regarda intensément, à court de réponse. Sa longue marche jusqu’à Kingsbridge, l’humiliation de se montrer nue devant Ralph et Alan, l’acte honteux accompli avec Ralph, tout cela n’avait servi à rien. Elle avait trahi Wulfric et il n’hériterait pas de ses terres. Elle pointa le doigt sur Ralph. « Que Dieu vous jette en enfer, Ralph Fitzgerald ! »
Il pâlit. Une malédiction lancée par une femme victime d’une injustice était censée posséder un grand pouvoir. Ralph riposta : « Fais attention à ce que tu dis. Il existe des punitions pour les sorcières. »
Gwenda battit en retraite. Accuser quelqu’un de sorcellerie était aussi facile qu’il était difficile à la personne incriminée de se laver du soupçon. Aucune femme ne prenait semblable menace à la légère. Mais Gwenda ne put résister à la tentation. « Qui échappe à la justice dans cette vie la trouvera dans l’autre. »
Ralph n’y prêta pas attention. Se tournant vers Perkin, il demanda : « Où est l’argent ? »
Perkin n’était pas devenu riche en racontant à tout le monde où il cachait ses sous. « Je vais le chercher de ce pas, seigneur.
— C’est bon, Gwenda, dit Wulfric. Ce n’est pas ici que l’on aura pitié de nous ! »
Gwenda tentait de retenir ses larmes. Sa colère avait cédé la place au chagrin. Ils avaient perdu la bataille malgré tous leurs efforts. Elle tourna les talons et partit, tête baissée pour ne pas laisser voir son émotion.
« Hé, Wulfric, lança Perkin. Tu as besoin d’un travail et moi de bras solides. Travaille pour moi. Je te paierai un penny par jour. »
Wulfric sursauta sous l’affront de se voir offrir un emploi de journalier sur des terres qui avaient été celles de sa famille.
« Toi aussi, Gwenda, continuait Perkin. Tu es jeune et le travail ne te fait pas peur. »
À l’évidence, il ne disait pas cela par méchanceté, comprit-elle. Il cherchait seulement son intérêt. Maintenant qu’il avait presque doublé son patrimoine, deux bons travailleurs n’étaient pas de trop. Que sa proposition puisse paraître à Wulfric comme l’humiliation suprême, il ne s’en souciait pas. L’idée ne lui en avait peut-être même pas traversé l’esprit. Et il insistait : « À vous deux, ça vous fera un shilling par semaine.
De quoi vivre largement !
— Jamais ! » répondit Wulfric, et il quitta le manoir. Gwenda le suivit. Qu’allaient-ils devenir, à présent ?